En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
« C'dimanche
là, jour pour s'enfeignater, je m'avons pourtant déyeucher dès le
chant du coq ! J''avions cassé la croûte de boumn heur ,
pouill'é ma biaude et quéri moun couémiau et mon palquiot,
j'afisltole en dimanche. Point d'affutiaux s'l''dos pour journée de
fête ! Dès l'ver du jour, j'm'étons mis en route ! J'm'en allons,
pauv' mariniers de Loire, me distraire un brin, à la foire à la
louée.
Tout c'monde
du bourg et d'alentours se pressera comme à confesse pour
s'encanailler au bord du grand fleuve royal, not'Loire parfois si
brutale, était en ces biaux jours de Saint Jean, gentille comme une
charlusette ! Grande et belle assemblée qu'voil'à, nous autes, les
gens de peu on va Gouépailler et s'abasoudir pour not'seul
contentement ! An huit, c'est le grand concours' des nayons du pays
: des
vieilles plates, des barquasses ben usées par les ans et les
fâcheries du fleuve.
Tantôt
les gars d' not bourg ligérien , j'en suis certain, vont régler
leu' compte à ceusses de la gran'ville et à qulques feremiers de
biauce qui vont s'enseayer à ramer ! Tout l'monde est ben gaitiau au
futur spectacle des rames qui vont s'cabosser, des corps qui
s'culbuteront des caberioles
de tout' ceusses qui vont se ramasser dans l'eiau . Nous les gars du
fleuve, on s'ra ben benaise, on va s'berlancer sur la rive tandis
d'aut' vont biger nos garnazelles !
On
s'retrouve là pour s'encanailler sur' l'dos des culterreux, les
mangeux de terre aux gros sabiots de bois et ces malembouchés d'
bourseoisiaux d'la ville En attendant, y'a un p'tit vent ben
frisquet sur not' berge et qu'à s'accoter sur la levée on pourrait
ben attraper la mort avnt qu'not' heur ait sonnée.
Alors
on s'presse pour se mett'e dans le gosiers queques godets de vin :
une bonne saoulée de no't goutteux Baccou ça vous r'met d'aplomb un
houmm' qui va passer l'après midi dehor'. Le breuvage vous réchauffe
les boyaux du vent'e et délie itou les langues. Y'a à c't'heure
ben plus de boniments sans queue ni raison que d'propos sensés, mais
en c'repos festif, on a ben l'drouet de se laisser aller. Y'a même
Mounsieur l'Maire qui vient s'en bagosser un brin avec nous aut',
preuv'qu'il était pas fierot not' jollet !
De
bons p'tits gars font leur arrivée sur le fleuve à grands coups de
rame, on abandonne à r'gret not' bordée de barique et on
s'agglutine le long du quai. On s'demande ben pourquoi ces pe'tios
soufflent comme de beufs, qu'ils su', qu'ils geingnent, qu'ils
quintent pour gangner l'bout de gâtiaux qui récpmpensera les
vainqueurs d'an 'huit. Un malfaisants s'est entr'aponté avec
l'équipage d'à côté, ça fait grand chahut de bois qui
s'entrechoque. Les barquasse s'en vont à Hue ou à Dia au gré du
vent et du courant . À la grosse vague du pont, nos ouésieaux
brancillent, tersautent un grand coup avant qu'd'chavirer itou le
bec dans l'iau. Pas si tôt sur la berge que l' plu ingarmenté
de la bande insole à plaisir le berlaud d'en face. Dans l'iau y'en a
encore qui s'berdille, l'a pas l'air de savoir nager. C'est avec un
grand aveniau qu'il faut le hisser sur la berge pour l'tirer de ce
mauvais pas ...
D'autres,
s'emanche sous le pont, quand la Loir' s'enfâche et fait gros
bouillon et belle écume. Y'a p'us moyen de les reconnaître Y sont
pareillemnt trempés l' tête aux pieds. Faut dire qu'elle est bien
mouiollante not' tbelle fille Liger ! Depuis d'début de leur
vadrouill', z'on pris des siaux d'iau sur le coin d'leur nez. Z'ont
même pris sur l'dessus leur tête, une grosse secouée rien que pour
eux, ceusse qu'étaient sur le fleuve. C'est ben l'charme de ce
fleuve de vous virer le temps qui fait, de faire la pluie comme le
joli temps et de ne jamais être partageux pour les eaux du ciel.
Mais
rentournons-nous à la course de nos bateaux. V'las ti pas que deux
barques s'accotent et nos péquits s'lancent des coups de boxe et
l'moins malin s'retrouv' le cul par dessus bord. En v'la des aubourgs
qui nous font ben rire, nous qui avons les pieds ben au sec. À la
fin partie, c'est un gars d'chez-nous qui passe tout fierot la marque
d'arrivée.
Nous
les aime-bouillons, étions tous gaïtieaux et forts content du
triomphe du plus ficelle alentour. Et tertous, l'pésan coumme
el'riche, l'amrinier tout coumme l'pauv' pésan, on s'met à beugler
à plein poumons pour l'encourager. C'est ti drôle ce tas d'gens qui
braill'nt coumm' des vieaux sur les bords d'l'ieau !
La
cours' terminé, nous vl'a ben embernés ! Nous aut ' nous
n'avons eu de cesse d embistrouillés les petiots gars qui bagaraient
sur la Loire. Maintenant qui sont à quais, alors nous reste qu'à
clabauder, nous les geigneux du canton, sur cesse qui sont pas à
portée d'zoreilles !
Tout
ça va finir au Commerce autour d'la
Manille et des billards pour toute la pratique du dame Madeleine
Elle nous abreuve d'une armée de
bocks que toute la troupe alave à p'tites lampées et de grandes
lichées de vin du pays.
Sur
les quais, y'sont plantés un parquet pour la guinche. Qu'ils ont
l'air heureurs nos piquit's. Regardez les gueuler
et danser la gigue avec leurs belles ! Faire du chahut jusqu'à la
nuit ! Et don', coumm'ça, bras-d'ssus, bras-d'ssous, l's vont
gueulant des cochonn'ries. Pus c'est cochon et pus i's rient, et pus
i's vont pus i's sont saoûls.
Ah
! la bell' jeuness' ! Les uns ont des mœurs a fair' reverdir la muse
à Coppée. avant qu'd'aller s'coucher quand il est onze heures à la
nuit. Les autr's à la fin' vadrouill' y sont ti pas saoul' à
renifler dans un chalumeau " C'est à c't'heure qu'ils
s'en vont chez eux'autres et nou' itou.
Ah
! mes bonn's gens ! J'ai ben grand'peine d'm'en retourner à ma
demeure !
Demain
j'reprends les jours de peine et j'oublierai ben vite c'dimanche,
jour de fête Y' a grand ouvrage sur la Loire et n' faudra pas pâter
en chemin pour rattraper le temps perdu à ses amuseries du dimanche.
Il
était une fois une ville bourgeoise riche et prospère. Elle
fondait sa richesse sur le commerce au travers d'une marine de Loire
qui transportait presque toutes les marchandises du royaume. En cette
ville, était le prévôt des marchands, personnage puissant et
opulent. Il tenait l'Argenterie, cette grande institution qui, sous
l'impulsion de Charles VII et Jacques Cœur, était devenue le
supermarché des produits de luxe pour les grands du pays.
Notre
prévôt possédait une telle fortune qu'il pouvait prétendre
rivaliser avec son illustre prédécesseur. Il faisait métier du
commerce et de l'usure, cette position lui donnant un pouvoir
considérable sur tous ceux qui étaient ses débiteurs. C'est ainsi
que bien vite, il s'arrogea sur la ville des droits dignes d'un
seigneur, se permettant d'établir décrets et taxes.
Le
Prévôt s'ennuyait cependant. La richesse finit par lasser quand
elle offre tout ce qu'on désire et même ce à quoi on ne songeait
même pas mais que d'autres, par flagornerie, esprit courtisan ou
intérêt, viennent vous proposer. Il avait ouï dire que, dans sa
ville, vivait un mendiant, homme de peu qui était connu de tous pour
sa bonne humeur et sa joie de vivre.
C'était
un sujet d'interrogation pour notre prévôt. Comment pouvait-il être
heureux, cet homme qui ne possédait rien ou si peu ? Il voulut
s'enquérir du secret de ce personnage qui, chose insupportable,
semblait plus respecté que lui dans sa propre cité. Il décida un
soir de se grimer en vagabond et d'aller voir de ses yeux ce qui
rendait heureux ce pauvre homme.
Le
prévôt frappa à la porte de la masure du mendiant : une
cabane de planches disjointes, installée sur les quais, à la merci
des fantaisies de la Loire et du vent. Le mendiant s'était préparé
un brouet : une soupe épaisse pour unique repas. Accueilli
comme un roi, le faux vagabond se vit offrir de partager le repas du
mendiant.
Le
prévôt n'en revenait pas, lui si prompt à faire donner du bâton
aux quémandeurs qui ne manquaient pas de se presser devant sa
demeure. Il partagea ce repas et s'enquit de l'origine de ce plat.
Diogène, le mendiant comprit la préoccupation du vagabond et lui
avoua que c'était le salaire de sa journée de labeur : il
avait proposé ses services à un pêcheur de Loire dont, toute la
journée, il démêla ses filets.
Le
lendemain, le prévôt qui avait retrouvé sa tenue et son statut,
édicta un décret interdisant aux pêcheurs de sa ville d'employer
des hommes de peine à la journée. Il leur fallait désormais
trouver compagnons ou se débrouiller seul. Ce mauvais homme, se
disait qu'ainsi le mendiant serait moins heureux.
Il
voulut s'en rendre compte quelques jours plus tard. Vêtu des mêmes
loques, il se présenta à la cabane. Cette fois, c'était le fumet
d'un bon ragoût qui embaumait la modeste demeure. Diogène offrit
une nouvelle fois le partage de sa pitance à ce visiteur à la
triste mine et, une fois encore, il dut lui expliquer comment il
avait gagné de quoi casser la croûte.
Au
matin, il avait rendu visite aux mariniers. Sur le quai, des calfats,
gens de peine qui enduisent de goudron la coque du navire, avaient
besoin d'un assistant pour passer la journée à chauffer cette
affreuse mélasse, sans cesser de la tourner. Il avait fait ce
travail repoussant et avait bien mérité son ragoût.
Le
lendemain, le prévôt à nouveau édictait une règle interdisant à
qui n'était pas calfat de venir travailler sur le pierré sous
prétexte que les corporations devaient rester figées. L'homme
puissant voulait abattre le simple, celui qui se contentait de si peu
et qui pourtant lui disputait la renommée et le respect dans sa
propre ville.
Quelques
jours passèrent ; à nouveau le prévôt se grima pour se
rendre compte des conséquences de ses décisions sur cet homme dont
le bonheur lui semblait intolérable. Diogène, ce mendiant bien
nommé car chaque jour il quémandait un travail nouveau à qui
voulait bien lui offrir sa pitance vespérale, reçut avec un curieux
sourire son visiteur du soir.
Une
fois encore, il partagea le fruit du travail du jour. Il avait aidé
au déchargement des tonneaux d'un train de bateaux qui venait
d'Orléans. Mais le mendiant qui n'était pas dupe, ne s'arrêta pas
en si bon chemin dans ses explications. Il fit la longue liste de
tous les travaux qui pouvaient, au fil des saisons, lui procurer
chaque soir de quoi manger.
Le
prévôt, se rendant compte qu'il était démasqué, coupa court à
cette longue énumération des petits travaux dédaignés par tous et
qui ne rebutaient pas le mendiant jovial. Il demanda à son hôte les
raisons de cette litanie sans fin. Diogène lui dit alors :
« Monsieur le Prévôt, j'ai dévoilé vos manigances. Vous
voulez savoir comment peuvent survivre ceux que la providence n'a pas
dotés d'un métier ou bien d'une fortune, d'une bonne naissance et
d'une position sociale. Vous voulez sans doute extirper la pauvreté
de votre cité car vous considérez qu'elle fait tache à votre
richesse !
Rassurez-vous,
vous êtes un précurseur : dans l'avenir, beaucoup des vôtres
voudront chasser les miséreux des grandes villes. Ne plus voir les
pauvres sera leur idée fixe. Comme si la misère était
contagieuse ! Ne vous y trompez pas : la présence des
humbles et des démunis est la seule qui puisse vous donner
l'illusion de votre puissance. Sans nous, une cité de riches
deviendrait bien vite une jungle aseptisée, un espace inhumain et
impitoyable.
Laissez-nous
survivre dans votre ombre et vous aurez au moins le bonheur de vous
sentir supérieurs. C'est ce que vous avez à retenir de cette
expérience et il ne sert à rien de vouloir m'effacer.
Rappelez-vous : c'est ma présence qui justifie votre puissance.
Quant à moi, je suis heureux de ne pas subir les tourments qui vous
rongent et jamais l'argent ne me servira de substitut au bonheur ! »
Le
prévôt rentra dans sa demeure et fit chaque jour porter un repas à
ce Diogène qui lui avait appris à ouvrir les yeux ; cette
leçon en effet valait bien un plat chaud. Et puis, en cette bonne
ville de Tours, Saint Martin avait montré la voie du partage.
A
notre époque encore, bien des puissants ne supportent pas le
spectacle de la misère autour d'eux, misère qu'ils aggravent
encore chaque jour pour satisfaire leur appétit de richesse au
détriment de tous les autres. Qu'ils imitent le prévôt des
marchands et se donnent la peine de rendre visite aux exclus de leur
si belle société et qu'ils donnent la moitié de leur manteau à
ceux qui ont froid ! Je connais ici des notables à qui cette
recommandation serait salutaire pour la sauvegarde de leur âme.
Il
était une fois une famille de pêcheurs de Loire qui avait été
frappée, comme tant d’autres en cette époque lointaine par le
terrible destin qui guettait les gens de Loire. Un jour de vent
violent, le père était parti sur la rivière pour n’en revenir
jamais. Des mariniers avaient retrouvé son bateau, ses filets mais
du bonhomme, jamais on ne revit trace.
Dans
la petite maison, face à la rivière, la vie était devenue plus
morose. La femme du disparu avait repris le collier quand elle le
pouvait, quand elle n’avait pas trop à faire dans sa maison. Le
père de son mari, courbé par le poids des ans, la suppléait quand
le temps était propice, il avait trop de rhumatismes pour affronter
les flots par mauvais temps.
Quand
le ciel était lourd de menaces, que le vent n’était pas
annonciateur à de bonnes pêches, c’est Berlaudiot, le gamin pas
tout à fait comme les autres, qui héritait de ce qui devenait alors
une corvée avec peu de chance de réussite. Cet enfant était né
après le drame, il avait sans doute perdu une partie de la raison
quand sa mère avait repris le malheur qui la frappait. Les coups du
sort ne sont jamais uniques dans pareille circonstance !
Berlaudiot
était pourtant d’humeur toujours égale. Il avait appris la Loire,
le monde des poissons, il eut été un excellent pêcheur si on
l'avait laissé faire dans de bonnes conditions. Hélas, parce qu’il
ne se rebellait jamais, qu’il souriait toujours, il héritait des
corvées les plus ingrates et n’allait sur l’eau que par mauvais
temps. Lui, gentil, ne s’en formalisait pas !
Ce
jour-là, il faisait grand beau. Le Grand-père était parti avec un
panier rempli de victuailles. Il passerait la journée au carrelet
pour une pêche qui s’annonçait fructueuse. Sa belle-fille lui
avait été généreuse, préparant une merveilleuse tarte aux pommes
qu’il accompagnerait d’une belle rasade d’arquebuse. Tout pour
oublier ses douleurs…
Alors
qu’il allait reprendre une portion de tarte, un vagabond passa sur
la berge. L’homme était épuisé, famélique, avait une voix
caverneuse qui n’augurait rien de bon. Il bouta son grand chapeau
de paille qui le faisait ressembler à un épouvantail. Poliment, le
trimard réclama de quoi manger un peu. Le vieux lui répondit qu’il
avait tout juste assez pour lui, le vagabond se remit en chemin, le
ventre vide.
Curieusement,
dans l’après-midi, le vieux releva à chaque fois un carrelet
désespérément vide. La légère brise d’ouest et la rivière qui
n’avait pas connu de variation de hauteur ne justifiait en rien
cette mauvaise pêche. Qu’importe, le vieux étant particulièrement
repu, il s’accorda une grosse sieste pour oublier sa déveine.
Le
lendemain, le vent avait cette fois apporté une pluie fine et
pénétrante. C’est la mère qui partit sur le bateau, elle aussi
avec de quoi bien se substanter à la midi. Les conditions en dehors
de ce petit aquadiau, étaient propices à une belle friture. Elle
avait d’ailleurs connu une matinée pleinement satisfaisante quand
elle se restaura. La scène de la veille se reproduisit en tout point
similaire à la précédente.
Le
vagabond arriva à sa hauteur, se découvrit et fit grande révérence
avant que de réclamer pitance pour apaiser une faim de loup. La
femme, indifférente à son allure, non seulement lui refusa tout net
le moindre morceau de pain tout en le pria de déguerpir sinon elle
appellerait au secours. Le pauvre hère s’en alla sans demander son
reste.
L’après-midi
fut calamiteuse. La femme non seulement ne prit rien de mieux mais
qui plus est, elle renversa le baquet qui contenait ses prises du
matin. Elle perdit presque tout le fruit de sa journée sur l’eau
et rentra de fort mauvaise humeur. La Loire annonçait des signes de
montée des eaux, demain elle enverrait Berlaudiot sur les flots.
Naturellement
ce fut une journée tempêtueuse. Le vent s’était fait grand
clapot, l’eau montait et la pêche risquait d’être fort
mauvaise. La journée idoine pour ce pauvre idiot se dirent son
grand-père et sa mère. Quant à lui, toujours heureux de son sort,
il n’était pas mécontent d’échapper aux corvées domestiques.
Il partit donc en sifflotant avec un pauvre quignon de pain dans sa
musette.
Le
matin ne fut pas fructueux. Le gentil imbécile était bredouille. Ce
n’est pas une raison pour l’empêcher de chanter à tue-tête ce
qui l'empêcha de voir arriver un vieux mendiant à l’allure peu
engageante. L’homme l’interpela d’un coup de sifflet strident
pour se faire remarquer. En dépit de cette manière peu cavalière,
Berlaudiot lui demanda ce qu’il pouvait faire pour lui être
agréable.
Une
fois encore, le chemineux réclama de quoi manger. L’enfant
partagea son pauvre quignon de pain et le lui lança sur la rive.
L’homme le remercia, le dévora avec avidité puis, reprenant son
chemin il lui dit : « Que ta pêche te récompense de ta
générosité ! » Il s’en alla sans même se retourner.
Le
pêcheur se gratta la tête, signe chez lui, d’une profonde
réflexion. Puis, renonçant à comprendre, il se remit à l’ouvrage.
En dépit de la promesse du bonhomme, les conditions étaient bien
trop mauvaises pour prendre quoi que ce soit. La nuit allait tomber
quand il se résolut à revenir chez lui, la casier vide, certain de
se faire tancer.
Il
remonta la chaîne pour décrocher l’ancre. C’était
particulièrement lourd. Il parvint enfin à dégager la verge qui
allait lui permettre de sortir totalement les deux pelles de son
mouillage. C’est alors qu’il remarqua accrochée à l’une de
ses deux oreilles, une chaîne brillante, prise par un maillon. Il
dégagea cette étrange épave ; une vieille corde de chanvre avec un
gros nœud en son milieu.
Ce
n’était à la vérité rien qui vaille. N’importe qui aurait
jeté cette curieuse trouvaille, pas notre ami Berlaudiot. Quand il
rentra à la maison, naturellement il essuya une volée de bois vert.
Non seulement il n’avait rien pris, ce qui n’étonnait ni son
grand-père ni sa mère mais qui plus est il rapportait un trophée
sans valeur qui dans son esprit dérangé était un trésor.
Ils
le laissèrent à ses illusions. Le grand-père, malicieusement lui
dit : « Mon gamin, tu n’as qu’à dénouer ta corde, ça te
passera le temps, ce qui t’évitera de faire des âneries ! »
Le gamin n’attendait que cette demande pour s’isoler et tenter de
défaire ce que l’eau et le temps avaient si solidement noué.
À
force de patience et de persévérance, il arriva à son but. Le nœud
sitôt défait, il vit apparaître devant lui le mendiant à qui il
avait donné un morceau de son pain. L’homme lui sourit, retrouva
en quelques instants apparence plus humaine avant que de prendre la
parole : « Je suis ton père mon enfant, j’ai subi un terrible
maléfice qui me condamna à errer en bord de Loire jusqu’à ce que
se défasse ce nœud, sortilège d’une mauvaise fée de la rivière
! »
L’enfant
eut un tel choc qu’il perdit connaissance. Quand il se réveilla il
avait retrouvé ses esprits, ceux qui lui faisaient défaut depuis le
jour de sa naissance. Il se trouva alors entre son père et sa mère
tandis que son grand-père en larmes, priait le ciel pour le
remercier de ce miracle. Le ciel du reste n’y était pour rien,
Berlaudiot ne le devait qu’à lui seul qui avait su se montrer
généreux.
La
corde à dénouer le temps existe peut-être, enfouie encore au fond
d’une rivière ou bien dans des cœurs arides. C’est à vous de
la dénouer pour retrouver un peu de joie et de bonne humeur. C’est
ainsi que le simplet qui ne l’était plus, vécut heureux,
conservant toujours cette joie de vivre qui avait été toujours la
sienne, entouré de parents qui se réjouirent de le marier avec une
gentille fille de son pays. Il vécut heureux et devint cordier,
quittant sans déplaisir le métier de son père, revenu à la
maison. Il fit les belles épissures et jamais au grand jamais, de
nœuds.
Il
était une fois deux chemineux, deux traîne-la-misère qui allaient
sur les chemins de l’errance à la recherche d’un larcin, d’un
mauvais coup ou bien de quelques bonnes occasions de se remplir la
bourse ou bien la panse sans trop se fatiguer. Il n’étaient ni
très méchants ni très gourmands, se contentant de menus forfaits
pourvu qu’ils puissent ainsi profiter d’une vie oisive et
contemplative.
Ne
leur jetons pas la pierre d’autant que ces deux-là avaient fait le
choix de rester en bord de Loire, par opportunité sans doute puisque
grande alors était l’activité commerciale sur la rivière tout
autant que les occasions de chaparder ou bien de jouer vilain tour à
des ligériens de bonnes conditions. Ils vivaient d’expédients
certes mais dans le plus beau décor qui soit tout en ne jetant leur
dévolu que sur des marchands, des touristes aisés, des seigneurs.
Le
premier, Gustave était petit et vif, brun de visage, il avait des
yeux inquiets et perçants, des traits nettement marqués par la vie
au grand air. Ses mains potelées et fortes, précédaient des bras
minces non dépourvus d’une force importante. Son nez aquilin et
osseux lui conférait une allure mystérieuse. De lui émanait à la
fois roublardise et intelligence, rouerie et ruse.
Léonard
quant à lui, son compagnon souffre-douleur était un doux colosse
innocent aux mains gigantesques, véritables battoirs, lourdes de
menaces. Personnage gigantesque aux larges épaules tombantes. Sur
son visage informe, on remarquait surtout ses grands yeux pâles qui
semblaient ne rien comprendre du monde qui l’entoure. Il est vrai
que la nature avait fait de lui un simple, un gentil attardé avec
esprit d'enfant. Doux comme un agneau en dépit de sa force
impressionnante, il obéissait aveuglement à son compagnon.
Ces
deux-là avaient parfois maille à partir avec la maréchaussée. À
chaque fois Gustave s’arrangeait pour que Léonard fut le dindon de
la farce. Si la chose peut sembler inélégante de sa part, le rusé
avait rapidement compris que son compagnon suscitait souvent la pitié
et la mansuétude. Une nuit au poste, une bonne rodomontade et le
simplet était relâché sans autre forme de procès.
Cependant,
les événements pour eux prenaient une tournure qui déplaisait
fortement au plus malin des deux. Leur manège avait été repéré,
les mariniers se méfiaient désormais de ces deux-là qu’ils
appelaient les Rats des champs. Leurs chapardages avaient fini par
excéder les marchands. Depuis quelque temps, les commanditaires
imputaient les vols à la responsabilité de l’équipage en
retirant de leur solde, le montant du chapardage.
Gustave
s’interrogeait. Devait-il continuer à faire équipe avec ce pauvre
Léonard qui passait si peu inaperçu que désormais, il contribuait
à les montrer du doigt quand ils apparaissaient dans un port ?
Il fallait changer de stratégie. Gustave se dit qu’il devait
exploiter la naïveté de son compagnon à son seul profit, quitte à
mettre dans la panade le berlaudiot.
Ce
jour-là, le plus malin avait remarqué un chargement de tonneaux
vides ayant quelques années de bouteille, destinés sans nul doute à
remonter sur Orléans afin de servir au transport du vinaigre. Le
chaland qui allait charger cette marchandise sans grande valeur avait
à son bord des produits qui attiraient la convoitise du malin. Il
convainquit Léonard de se glisser dans une barrique et de n’en
sortir qu’à la nuit venue afin de dérober tout ce qui avait de la
valeur sur le bateau.
Le
doux géant se glissa avec grand peine dans sa cachette. Les effluves
de vieux vin étaient aussi désagréables qu’inconfortable
l'exiguïté de ce tonneau qui tout comme son passager n’était pas
un foudre. Le malheureux bredin fut roulé, chahuté, secoué pour
que son odorante cachette se retrouve à bord. Il eut dans son
tourment la chance de ne pas être posé à l’envers. À la nuit
venue, il put enfin sortir de ce cachot odieux. La tête lui
tournait, il chancela, tituba et tomba dans la Loire sans rien avoir
dérobé …
Sur
la rive, Gustave l’attendait et fut fort mécontent du fiasco d’une
entreprise pourtant fort bien imaginée. Il battit comme plâtre le
pauvre colosse, déjà trempé et maintenant roué de coups. Léonard
ne riposta pas tant l'emprise de son camarade était forte sur lui.
Tout penaud, il lui demanda même pardon, proposant de recommencer
sans tarder si son ami trouvait une nouvelle idée.
Gustave,
jamais à court d’inventions pourvu qu’elles ne le mettent pas en
péril proposa dans l’instant une autre solution. En fin stratège
qu’il était, la mission périlleuse était confiée à un
comparse, en l'occurrence, le gentil géant. Il le pria de se tapir
au fond d’une « allège », sous une voile secours
destinée au grand chaland à laquelle cette petite embarcation était
accrochée. Là encore, il lui faudrait attendre le début de la
nuit, quand l’équipage irait se restaurer dans une taverne pour
monter à bord et voler ce qui avait de la valeur.
Léonard
obtempéra sans même un regard critique sur la proposition. Il passa
alors une nouvelle journée d’inconfort, engourdi car dans
l’impossibilité de bouger. Il dut même, à sa grande honte,
mouiller ses braies, faute de pouvoir pointer le bout de son nez sur
la rivière. Il commençait à s’interroger sur son compagnon, bien
tranquille sur le chemin de halage à suivre la progression du
Chaland.
À
proximité du pont de Blois, le courant étant violent en cet endroit
et le vent pas suffisant pour franchir l’obstacle à la volée, un
marinier tira le bout qui reliait l’Allège afin de monter à son
bord pour envoyer une corde aux « gobeux » du bout du
pont. Ces hommes allaient à la force de leurs bras puissants, tirer
la corde pour permettre le franchissement de cette chaussée.
Il
surprit le malheureux clandestin, profondément endormi. Sans
ménagement, il réveilla Léonard, qui abruti de sommeil, se laissa
prendre par la peau du cou et jeter à l’eau sans ménagement. Une
fois encore l’aventure se terminait dans les flots et ce coup-là
en un endroit où le courant était particulièrement violent. Le
malheureux eut beaucoup de peine à regagner la rive, là où,
ulcéré, l’attendait celui qui se prétendait son ami.
Durant
deux jours, les deux compagnons se firent la tête. Ils suivaient la
progression de ce bateau sur lequel il espéraient faire main basse.
Le vent contrariait sa progression, le Chaland n’était qu’en vue
du port de Beaugency quand Gustave proposa une nouvelle combine pour
parvenir à leurs fins. Léonard bougonna, il devinait qu’il serait
encore mis à contribution par celui qui avait véritablement
l’étoffe d’un chef. Tout imbécile qu’il pouvait être, il
avait néanmoins un bon jugement.
Cette
fois, le beau parleur et homme d’excellent conseil lui suggéra de
se faire passer pour un porte-faix sur le port et de monter à bord
avec un objet encombrant sur l’épaule, puis de se cacher jusqu’à
la nuit, par exemple dans le tas de grains de blé qui se trouvait
sur l’arrière du bateau. Quoique dubitatif, le gros costaud se
laissa faire. Sur le quai il y avait là une malle très lourde qu’un
premier marinier n’avait pu hisser sur son dos, Léonard en profita
pour lui proposer de le suppléer et monta ainsi à bord.
Sur
le Chaland, le matelot qui deux jours auparavant l’avait jeté à
l’eau, reconnut sans peine le colosse. Il était même impressionné
par sa force. Il en toucha deux mots au Capitaine, qui en homme
avisé, trouva bien vite le parti qu’il y avait à embaucher un tel
personnage. Il suffisait de savoir pourquoi il avait agi de la sorte
auparavant.
Léonard
fut interrogé par le Capitaine dans le secret de la cabane. Sur le
quai Gustave n’en vit rien. Ayant commencé par lui offrir à
boire, de ce redoutable breuvage alcoolisé que les mariniers
appellent le « Bouillon », l’homme apprit bien vite les
tenants et les aboutissants de tout cela. Il remercia son nouveau
membre d’équipage de sa franchise et lui proposa de jouer un
vilain tour à celui qui le prenait pour un couillon depuis toujours
…
Tout
l’équipage au crépuscule feignit de partir. Un bon quart d’heure
après, Léonard, plaça une planche de rive pour que Gustave puisse
le rejoindre. Sur le pont, le nouveau venu fit comme à son habitude
des reproches à son camarade, cette fois il lui reprochait d’avoir
attendu aussi longtemps après le départ des hommes. Léonard, tout
simplet qu’il était, sourit à cette remarque qui une fois encore,
démontrait le peu de respect que son tourmenteur avait pour lui.
L’équipage
arriva sur ces entrefaites. Gustave, alors qu’il réprimandait
vertement le pauvre géant ne se rendit compte de rien. Attrapé sans
ménagement, le gredin fut d’abord jeté à la Loire, une demande
que Léonard avait formulé. Récupéré sur la rive par deux marins,
ligoté promptement, il se retrouva sur le dos de celui qui
jusqu’alors lui servait de couverture. Car c’est Léonard en
personne qui conduisit celui qui se pensait rusé à la Prévôté.
Le malfaisant fut jeté dans un cachot humide peuplés de souris qui
allaient le tourmenter tandis que le benêt, adopté par les hommes
d’équipage, devint le plus costaud porte-faix de la marine de
Loire. Ce renversement de situation servira de chute à cette
histoire.
Une
aventure au long cours en canoë sur la Loire ou un de ses affluents
réclame quelques précautions préalables. L’hiver va arriver à
propos pour vous laisser le temps de vous préparer à ces vacances
originales.
La
première consiste dans le choix de votre embarcation. Un compromis
entre poids, taille, stabilité et maniabilité s’impose. Chacun
trouvera midi à sa porte mais l’essentiel est d’essayer votre
futur compagnon de route au risque d’un divorce ou d’un
chavirement inopiné. Votre position à son bord doit être
confortable, vous allez y passer des heures. À titre personnel, j’ai
toujours pensé qu’une rame symétrique avec pagaie était
préférable à la pelle du canoë même si en disposer d’une
permet de varier les plaisirs. Les spécialistes et les puristes
s’insurgeront contre cette hérésie.
Essayer
votre canoé ou votre kayak suppose de le faire en conditions réelles
avec tout le barda. Ce n’est qu’ainsi que vous jugerez de la
faisabilité de votre projet. N’ayez aucune crainte, comme pour les
grandes randonnées pédestres, vous embarquez toujours beaucoup trop
et vous finissez par vous délester au fil du voyage. Pensez donc à
user des conseils d’une personne ayant effectué un raid comme
celui que vous envisagez.
Le
matériel transporté doit supposer un examen rationnel de la chose.
Non seulement il faut des bidons étanches mais vous devez apprendre
à les repérer, à organiser un rangement dans cette étrange valise
mal commode. Vous devez encore penser à l’amarrage des bidons afin
de ne pas les voir disparaître en cas de chavirement. Pour moi, la
chambre à air de motocyclette découpée en lanières est l’objet
idéal à l’utilisation rapide et efficace.
Autre
gros problème, la sécurité de vos trésors. S’éloigner du
bateau c’est prendre le risque de tout voir disparaître. Il
convient non seulement de trouver une chaîne et un cadenas pour
votre destrier mais également un dispositif dissuasif pour les
petits larcins. Pour les véritables actes de pirateries, vous serez
totalement démunis, le mieux étant de ne jamais trop vous éloigner
de votre compagnon.
Ce
qui suppose donc des roulettes afin qu’il puisse vous suivre dans
un terrain de camping ou bien un passage trop délicat qui nécessite
une sortie de l’eau. Là encore le choix est primordial et la
qualité en ce domaine très inégale suivant les modèles. À vous
de penser la chose solide, efficace et surtout d’une mobilité
aisée.
Maintenant,
sur l’eau il convient de ne jamais oublier le gilet de sauvetage en
dépit de la tranquillité supposée de la rivière. Choisissez un
modèle confortable, seyant, capable de vous permettre d’aller dans
les villages traversés sans passer pour un extra-terrestre. Ceci est
une question d’esthétisme mais aussi de capacité à ne pas être
repoussé par les autres.
Les
chaussures étanches et sécurisées s’imposent. Aller pieds-nus
pour une telle aventure est pure folie. Cailloux, verres, canettes et
autres surprises sont là qui attendent sournoisement leur heure. Un
pied blessé, c’est la fin du parcours. La crème solaire est
également dans l’indispensable panoplie de l’aventurier
ligérien. Méfiez-vous des ciels trompeurs et n’oubliez pas non
plus les lunettes de soleil qu’il convient d’attacher.
Tout
attacher, c’est la règle sinon tout finit immanquablement par
tomber à l’eau. Chacun trouvera ses petites astuces qui vous
viendront au gré des sorties préparatoires. Le sac à dos étanche
est indispensable lui aussi pour avoir avec vous vos trésors
personnels : carte bleue, argent liquide, appareil photo, ordinateur
ou téléphone.
Maintenant
place à la navigation. Ne soyez pas galérien. Donnez-vous un
programme qui laisse le temps aux rencontres, à la flânerie et aux
visites. Ce n’est pas une épreuve sportive. Six heures de
navigation sont assez, au-delà ce n’est plus du plaisir surtout si
c’est ainsi des semaines durant. N’oubliez pas non plus que
toutes les opérations de la vie quotidienne demandent dans pareille
aventure plus de temps, de la toilette aux besoins pressants, des
repas aux achats pour le ravitaillement. Un véhicule d'assistance
vous simplifiera la vie mais vous fera sortir du cadre aventureux.
C’est à vous de voir.
L’hébergement
réclame une grande capacité d’adaptation. Des opportunités se
présenteront à vous pour un hébergement, une nuit sur une toue, un
campement sauvage ou bien une proposition insolite. Il convient de
ne pas se couper de tels bonheurs par un plan de route trop rigide.
Les campings sont pour autant des points de chute très convenables.
Dormir
sur une île n’est pas toujours recommandé ni même autorisé.
Vous risquez encore de déranger la faune et de provoquer quelques
désagréments. Vos besoins naturels supposent alors respect et
organisation. Je doute que chacun soit disposé à faire ce qui
convient en ce domaine. Même si le sujet peut prêter à rire, il
est fondamental et ne pas y songer c’est devenir à votre tour un
souilleur de rivière.
La
navigation demande connaissances et prudence. Des guides existent,
nous pourrions vous les conseiller mais nous préfèrons que vous
alliez vous renseigner auprès d’un club de canoë Kayak. C’est
ainsi que vous aurez en plus des conseils bien plus précis que ce
bref petit texte. La distance que vous allez parcourir est si grande
que bien peu pourront vous enseigner tous les pièges qui seront sur
votre trajet. C’est ainsi qu’il vous faudra souvent interroger
ceux qui connaissent les lieux.
Le
passage des ponts est parfois périlleux. Un repérage s’impose
quand ceux-ci sont anciens. N’hésitez jamais à accoster en amont
et vous rendre sur le pont pour voir d’en haut ce qui vous attend
en bas. Si le passage vous parait trop dangereux, les roulettes vous
sauveront la mise car un chavirement dans pareil cas peut tout
remettre en cause.
Voilà,
vous pouvez préparer votre aventure. Elle mérite d’être vécue.
Nous sommes de ceux qui pensent qu’elle mérite d’être réalisée
en solitaire. Si vous préférez un compagnonnage, choisissez bien
votre ami et disposez d’un bateau chacun. Pensez à votre confort.
Bien dormir est nécessaire, pouvoir s'assoir confortablement durant
les repas et les pauses aussi. N’oubliez pas de nous raconter votre
périple, de partager clichés et sensations, rencontres et
anecdotes. Votre voyage deviendra alors une occasion d’évasion
pour ceux qui n’ont ni la possibilité ni les moyens de le faire.
Le partage sera un cadeau que vous leur ferez.
Il
existait à Blois parmi les « Dames de la Halle aux Poissons » —
la « Poissonnerie », comme on l'appelait jusqu’au tournant de la
première guerre mondiale. Prenons le pari de remonter le temps et de
les rencontrer comme si nous étions au début du siècle précédent.
Cette étonnante tradition blésoise, vaut bien une évasion
temporelle.
La communauté
marchande qui subsiste depuis un temps immémorial, s’est
perpétuée durant des centaines d’années. Elle conserva jusqu’à
sa disparition les mêmes caractères et les mêmes traits que sous
l'ancien régime.
A vrai dire, la
communauté dont il s'agit est d'allure assez mystérieuse —on ne
trouve à son sujet aucune trace de document écrit et d'autre part
ces « Dames » ne livrent pas au premier venu les secrets de leur
organisation.
Ce qui, à
Blois, est de notoriété publique, c'est que l'on a toujours vu les
Dames poissonnières se recruter dans les mêmes familles, habiter
depuis toujours la même rue, se vêtir de façon assez identique...
garder la coiffe blanche, se grouper dans leur église paroissiale
du même côté de la nef latérale et chanter les offices
religieux avec une ardeur et une voix comparables à celles qu'elles
employaient dans la rue pour crier naguère : Sardines fraîches,
sardines tout en vie.
Descendantes des
anciens bateliers et des pêcheurs de la Loire, corporations à peu
près disparues, elles ont continué à vendre le poisson en
ajoutant à celui des rivières, des étangs et du fleuve le
poisson de mer, la « marée ». Toutefois, si elles ont augmenté
et développé leur commerce, elles n'ont abdiqué pour cela ni
l'esprit qui les anime, ni les traditions qui les soutiennent.
Elles continuent
à faire le signe de la croix avec le premier sou qu'elles
reçoivent au commencement de la journée et on les surprend à
murmurer en même temps :
« Que le Bon
Dieu bénisse la main qui m'étrenne. »
Elles conservent
fidèlement dans leur « poissonnerie » la statue de la Vierge qui
préside à leur commerce et qu'elles ornent avec soin. Elles vont
prier la bonne Dame «des Aydes » en son sanctuaire avant de se
rendre au travail —et chaque année, le 16 août, elles font dire
une messe pour les victimes du choléra en 1849 ; les honoraires de
cette Messe ont été généralement payés par une souscription
dont le surplus servait, par les soins de ces « Dames », à orner
l'autel de l'antique pèlerinage de Notre-Dame des Aydes et ce n'est
pas sans regret qu'elles voient que le temps ayant effacé le
souvenir de ces calamités lointaines, il n'y a plus le même
empressement à se rendre à leurs pieux désirs; le lendemain 17
août elles font célébrer une autre messe pour les défunts de
la Poissonnerie mais elles estiment que cette messe ne porte tous
ses fruits que si elles y assistent.
Au point de vue
économique et social, le côté le plus original de cette
organisation est l'absence même de toute organisation. La
communauté vit de tradition: de trésorière officielle et
attitrée, il n'y en a pas —pas plus que de présidente ni de
statuts. Elles mettent en commun ce qu'elles vendent, le déposant
dans de modestes boîtes à sardines qu'elles baptisent, on ne sait
pourquoi, du nom de casseaux — c'est leur coffre-fort. Chaque
samedi elles se partagent les bénéfices et lais- sent le reliquat
dans la caisse commune. On puise dans cette caisse, dont nul ne
connaît le contenu exact, pour acquitter tous les relevés de
compte des fournisseurs qui n'auront jamais —c'est entendu —aucun
effet à tirer. Et la communauté continua ainsi à vivre comme
autrefois de sa vie propre, avec ses lois et coutumes, sans qu'il y
ait jamais entre les membres aucune discussion ni aucune difficulté
graves.
Depuis combien
d'années, combien de siècles cette « communauté »
fonctionne-t-elle ? La réponse ne fut pas très précise.
« Je ne
sais pas, déclarait l'une d'elles... Ce qui est certain, ajoute-
t-elle, c'est que ma belle-mère qui vendait jusqu'à l'année
dernière a maintenant quatre-vingt-sept ans, elle y est entrée à
l'âge de quatorze ans, et ça fonctionnait déjà. Depuis
longtemps... Tenez..., cette bonne vieille a quatre-vingt-un ans et
elle vend encore... »
Celle-ci
s’exprime alors :
« Ma
mère est morte à quatre-vingt-deux ans (on vit vieux décidément
dans la corporation). Elle faisait partie de la Poissonnerie depuis
l'âge de douze ans, sa mère elle-même en é́tait membre... »
Pour vagues que
puissent être ces données concernant l'état-civil de la
communauté́, elles nous montrent que son origine est tout au moins
fort reculée pour ne pas dire, selon l'expression consacrée,
qu'elle se perd dans la nuit des temps.
Faute de
renseignements plus précis il était du moins intéressant de
chercher à savoir quels statuts pouvaient régir ces « Dames ».
Une femme répond
alors à la curiosité d’un passant :
« Nous ne
sommes ni ne voulons être une association, non plus qu'une
coopérative, ni un syndicat... Nous nous arrangeons entre nous,
voilà tout... Ainsi par exemple les vieillards et les malades
touchent leur part des bénéfices hebdomadaires tout autant que
les vendeuses effectives, et malgré qu'elles ne travaillent pas.
C’est une organisation sociale modèle qui n'a attendu ni la loi
des retraites, ni les lois d'assistance pour résoudre les gros
problèmes du travail ; c'est aussi l’expression d'une belle et
touchante preuve de mutuelle confiance... »
Le passant
l’interroge :
« Que se
passerait-il si l’une d’entre-vous s'abstenait de venir vendre ?
Le cas ne
s'est jamais présenté. On ne s'absente que pour une cause
légitime... Chacun remplit consciencieusement sa tâche... Nous
n'avons jamais de difficultés, jamais de disputes — quelques
discussions car on n’est pas parfaites.
Avez-vous
une trésorière ?
Pour quoi
faire ? Chacun fait son compte devant toutes les autres. Ça suffit
bien.
Combien
êtes-vous en cette année 1909 ?
Nous sommes
actuellement dix. Par le passé, nous fûmes jusqu’à vingt-deux.
La concurrence a eu raison de nous malgré la protection de Notre
Dame des Aydes »
Le sujet mérite
bien une petite explication. Le curieux veut en savoir plus et la
dame explique avec flamme :
« Rendez-vous
compte qu’en 1903, lors de la reconstruction de notre poissonnerie,
on a voulu nous retirer notre bonne vierge. Nous avons fini par avoir
gain de cause en dépit d’une campagne de presse qui réclamait la
laïcité des lieux. Foutaise que tout ça ... »
Il est vrai que
l'anticléricalisme avait le vent en poupe. Un journaliste écrivit :
« Rendez-vous compte que ces dames, chaque matin, avant
d’ouvrir les grilles de leur poissonnerie, s’agenouillent sur les
dalles humides pour prier une idole ! »
L’homme
laissa-là ces dames. Elles finirent par disparaître de Blois, la
grande guerre eut raison de cette tradition millénaire. Il était
bon de la réveiller pour quelques instants.