En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
était une fois un jeune élève qui ne pouvait aligner deux mots
sans qu’il n’y ait au moins une faute. Désespoir de ses maîtres,
ils savaient en ouvrant son cahier que le rouge allait envahir la
page. Non seulement, ce diable leur faisait perdre leur temps mais
qui plus est, sans grand espoir que cela fut utile un jour. L’école
était pour lui une maison de redressement de tous les mots du
dictionnaire.
Le
garnement ne comptait plus les lignes qu’il copiait machinalement.
Il avait cependant la dignité de celui qui n’est pas un cancre
ordinaire. Il se refusait opiniâtrement à remplir ses lignes par
colonnes successives, méthode que prônaient ses compagnons abonnés
eux aussi au zéro de l'infamie orthographique. C’est phrase par
phrase qu’il alignait sa pénitence, écrivant inlassablement que
« Toujours prends toujours un S, en oubliant la remarque à
la prochaine dictée venue.
Tout
allait de mal en pis au pied de la lettre pour le malheureux qui par
chance avait les chiffres qui lui permettaient de garder la tête
hors de l’eau. Il ferait non pas un fort en thème mais un bon en
algèbre, un comptable ou bien un géomètre, il n’y avait pas de
quoi se désespérer pourvu qu’il ne tienne jamais un crayon pour
aligner autre chose que des nombres. La vie est ainsi faite, la
destinée se détermine entre les lignes.
Puis
soudain tout bascula. Un maître d’école lui mit la main sur le
rouleau encreur, première étape d’une révolution personnelle.
L’imprimerie de l’école fut une révélation, non pas qu’il se
contentât d’aligner des lettres de plomb dans les cases mais parce
qu’il voulut participer au journal de classe. La rectitude des mots
avait son importance, il consentit à faire de son mieux.
Il
n’y parvint pas toujours et, avouons-le, bien plus souvent jamais
mais qu’importe le virus de l’écriture était ancré en lui. Il
fallait convaincre les lecteurs qu’une interprétation toute
personnelle des règles n’influençait pas la pensée exprimée. Ce
ne fut pas aisé. Les Ayatollahs de l’orthographe sont nombreux.
Ils défendent un pré carré qui ignore tout de l'hypoténuse, ce
plus court chemin pour rejoindre les opposés.
Longtemps,
les oukases lui interdirent à nouveau le chemin de l’expression.
Sa très grande faute était de faire des fautes. Malheur à qui
écrit loin de la norme, il serait condamné au silence. Il rongea
son frein, participa néanmoins à de nombreux journaux sortis des
machines à alcool qui diluaient les désaccords dans les bavures du
stencil. Rien de bien sérieux du reste puisque ces écrits-là,
finissaient toujours par allumer un feu.
Puis
arriva une curieuse machine, un ordinateur sorti d’une pomme à
moitié croquée. Il se dit que l’objet allait lui donner ce
courage de coucher sur le papier les mots qui depuis si longtemps lui
trottaient dans la tête. Le correcteur fit tant bien que mal son
rôle, laissant cependant des énormités car il continuait d’avoir
une conception très particulière de l’usage des mots et de la
grammaire.
Repoussant
les quolibets il franchit le pas, la cartouche lui mit définitivement
le pied à l’encrier. Il prit le large, s’émancipa d’une marge
qui ne contiendrait plus jamais d'annotation en rouge. Il écrirait
n’en déplaise aux censeurs, dans les blogs, la belle blague, car
c’était là un espace de liberté et de libéralité
orthographique. C’est du moins ce qu’il croyait bien naïvement.
La
faute demeure comme un nez au milieu de la figure. Elle fait pousser
le bonnet d’âne même quand il s’arrache les cheveux pour les
débusquer. Le correcteur est d’autant plus faillible que sa prose
emprunte des chemins escarpés. Que faire ? Subir les railleries ou
appeler à l’aide de bonnes âmes. Par chance, il trouva des vigies
bienveillantes qui redressèrent sa plume par amitié et amour des
mots bien ordonnés.
C’est
ainsi qu’il prit son envol, usant de leur patience pour proposer
aux lecteurs des textes qui tiennent la barre d’espace et les codes
de la langue. Dans le secret de son labeur, il reste toujours aussi
fautif ; la correction, même automatique avoue son incompétence
devant ses fausses routes et ses immenses confusions. Il envoie le
premier jet d’encre à des gardiennes du temple qui sans
confession, l’absolvent de ses fautes. C’est donc la tête haute
qu’il se présente à vous, donnant l’illusion de maîtriser une
langue avec laquelle, éternellement, il aura maille à partie.
Est-ce
pour autant qu’il est un imbécile, un sot, un ignare, un faiseur
ou que sais-je encore ? Seuls ceux qui n’écrivent rien ne risquent
pas de malmener la graphie, la grammaire et la syntaxe. Lui s’en
moque, il pisse la copie, noircit la page, tire à la ligne ou
ratiocine par écrit, c’est selon l’opinion de ceux qui prennent
la peine de le lire. Il commet même des livres comme autant de
bouteilles à l’encre, tout ça parce qu’un jour, il eut un
instituteur adepte de la pédagogie Freinet.
Un
prince, un jour, décida d’aller dans la ville pour savoir ce qu’on
disait de lui entre les murs de sa cité. Il se grima et entreprit ce
périlleux voyage au pays des braves gens. Il se fit accompagner par
le capitaine des dragons et le prévôt des marchands. Ces trois
personnages importants étaient déguisés en modestes commerçants.
Ils
pénétrèrent dans une petite rue sombre et borgne. Là, un pauvre
pêcheur portait ses filets, un panier et marchait en se tenant à un
bâton noueux. Le prince lui demanda comment allaient ses affaires et
le brave homme répondit qu’elles allaient au plus mal. Il revenait
de la rivière, bredouille, et n’avait plus rien pour nourrir les
siens.
Le
prince, ému par sa détresse, demanda au pêcheur de retourner à la
Loire et d’y jeter une autre fois son épervier. Il lui achèterait
cent écus ce qu’il ramènerait ce coup-là. Le pêcheur fut
surpris de l’importance de la somme proposée par ce curieux
marchand mais accepta de jouer sa chance. La joyeuse troupe se
dirigea vers le quai pour sonder la rivière. Cette fois, la prise
semblait importante : ce fut un grand panier d’osier qui
remonta à la surface. Le pêcheur sortit péniblement cette curieuse
prise et repartit avec l’argent promis.
Le
prince, impatient, voulut ouvrir le panier sur le champ. Quelle ne
fut pas sa surprise d’y découvrir le corps d’une femme marquée
de la flétrissure des prostituées. La pauvre avait figure
tourmentée et marques violettes autour de la bouche. Le Prince se
mit dans une grande colère contre le responsable des dragons. Ainsi,
on pouvait impunément commettre crime dans sa cité en toute
impunité !
Les
trois hommes rentrèrent séance tenante au palais. Le Prince tonna,
tança le pauvre dragon et lui fit moult reproches. La sécurité
dans sa belle ville n’était pas assurée : on pouvait
commettre crime odieux sans que la justice n’en sût rien. Le
capitaine disposait de trois jours pour retrouver et châtier le
coupable ou il allait sur le champ goûter aux geôles de la ville.
Le
capitaine se savait perdu. Comment en effet retrouver en si peu de
temps cet infâme criminel qui mettait sa carrière en danger ? Il
convoqua les officiers de police et les gens d’armes pour leur
mettre la pression et leur demander d’interroger tous les clients
des tavernes borgnes et des maisons recevant dames de petite vertu.
Il
y avait en cette époque lointaine bien des endroits où se faisait
le commerce du corps. On prétend, à juste titre, que c’est le
plus vieux métier du monde ; la Loire avec tous ces mariniers
loin de chez eux favorisait cette étrange corporation. Bordeaux,
bordels ne manquaient pas en la grande cité ligérienne. La traque
s’avérait complexe et délicate. Voilà un monde franchement
hostile à toute présence policière.
L’échéance
fixée arriva et nulle avancée dans l’enquête ne put sauver
l’honneur du capitaine, pourtant apprécié dans toute la cité,
reconnu pour sa probité et sa clémence, qualités rares dans la
profession ! Le brave soldat savait qu’il allait subir les foudres
du prince, perdre son grade et se retrouver derrière les barreaux.
Ce qu’il ignorait c’est que le prince lui réservait humiliation
publique en place des martyrs.
En
place du Martroi, on dressa un carcan pour mettre au pilori cet homme
si respectable. Le spectacle désola les honnêtes gens, même s’il
se trouva quelques malandrins pour venir vomir des insultes et
cracher sur le pauvre homme entravé par des fers. C’était vision
insupportable pour bien des gens et c’est ainsi que, de la foule
amassée, sortit un vieil homme, le dos voûté et la mine grave.
L’homme
alors prit la parole devant le prince qui jouissait de la scène.
« Seigneur, vous commettez là erreur fatale et
grave injustice. Le capitaine est innocent et ne mérite pas
pareil châtiment. C’est un brave et honnête soldat qui a toujours
servi la cause de la justice. Ce crime pour lequel il se trouve ainsi
dégradé, c’est moi qui l’ai commis … »
La
dignité du vieil homme, son courage, tout autant que son calme
firent grand effet sur la foule et sur le prince. Celui-ci voulut
connaître les raisons de ce forfait. L’homme n’était pas de
ceux qui agissent sans raison ; il impressionnait par sa
sagesse. Le vieux voulut prendre la parole dans un silence de
cathédrale. La foule sur la place désirait, elle aussi, apprendre
les raisons du crime. C’est alors qu’un jeune homme s’avança à
son tour pour s’accuser, lui aussi, du meurtre.
Ce
fut le plus jeune qui intervint pour expliquer que ce n’était que
lui et personne d’autre qui avait commis cette abjection. Le
vieillard lui coupa la parole : « Mon fils, ne cherche pas à
me dispenser de ma punition. C’est moi qui ai tué ta pauvre mère,
ton sacrifice est inutile, je mérite ma peine.
Ce
jeu de dupes finit par exaspérer le prince. Il lui fallait démêler
le vrai du faux et rien n’était simple sur cette place publique.
Le capitaine des dragons fut libéré et le prince le chargea de
l’enquête. Les deux hommes furent conduits dans le beffroi afin de
tirer les choses au clair. La foule rentra, déçue sans doute de ne
pas avoir eu sa part de vérité.
C’est
le père qui donna la version la plus convaincante. Je vais vous la
servir ici, pensant que c’est de lui que vient la vérité. Si vous
penchez pour l’autre solution, je vous laisse le soin de chercher
dans les archives de la ville, je ne compte pas être exhaustif en ce
lieu ; je m’attache simplement au plaisir du récit.
« Ma
pauvre femme porte la flétrissure de la prostitution car elle a dû
dans sa jeunesse recourir à ce commerce pour nourrir ses frères et
ses sœurs. Quand je l’épousai, elle reprit une vie ordinaire,
fut bonne épouse et formidable mère. Vous avez pu voir mon fils
s’accuser de mon crime par amour de nous. Hélas, la pauvre tomba
malade et souffrait épouvantablement. Ses plaintes me rendaient fou.
Un
jour qu’elle était au plus mal, elle me réclama trois poires.
Voilà une curieuse demande, d’autant plus que la saison de ce
fruit n’était pas arrivée. Mais vous devez comprendre que pour
une mourante, on est prêt à soulever des montagnes afin de
satisfaire ses dernières volontés. J’allai sur le marché pour
savoir si, par miracle, il serait possible de trouver des poires plus
précoces que partout ailleurs.
C’est
ainsi qu’on m’indiqua un arboriculteur de Semoy qui avait bien
des secrets et un savoir-faire qui lui permettaient de ramasser,
avant tout le monde, ce fruit si juteux. Je m’empressai de me
rendre auprès de ce paysan mystérieux. Je le découvris dans un
champ de cognassiers, il pratiquait une greffe à chaque pied.
L’homme
continua son travail : cette pratique , m'expliqua-t-il, lui
permettait de récolter ses poires plus précocement que ses voisins.
Il greffait des cognassiers sauvages pour obtenir des poiriers
vigoureux et précoces. Ce n’était ni un mystère ni un secret,
simplement, ses voisins voyaient d’un mauvais œil une technique
qui n’était pas traditionnelle. Il avait mauvaise réputation et
était jalousé du seul fait de leur sottise.
Je
me précipitai auprès de ma pauvre épouse pour lui offrir ce
qu’elle désirait tant l’instant d’avant. Mais ainsi sont les
caprices que provoquent la souffrance : ma pauvre vieille
n’avait plus d’appétit et j’avais fait ce chemin pour rien. Je
laissai les poires à son chevet et j’allai dans ma boutique ;
ma femme dormait alors d’un sommeil apaisé.
Quand
je revins, je découvris avec l'horreur qu'on imagine, le corps sans
vie de ma pauvre vieille. Je présume qu'elle s'était quelque peu
réveillée et, qu'à moitié inconsciente, avait engouffré d’un
coup les trois poires dans sa bouche, s'étouffant sur-le-champ. Je
me sentais responsable de sa mort et je ne voulais pas qu’il en fût
ainsi. Je décidai de maquiller cette mort absurde en un crime
odieux. Je glissai ma pauvre épouse dans un panier que je jetai à
la Loire. Voilà vous savez tout. »
Le
capitaine eut pitié du pauvre homme ; ses larmes l’avaient
convaincu. Il fit venir un apothicaire pour examiner le cadavre et,
fort de ce qui lui avait été dit, l’homme de science confirma
l’hypothèse d’une mort par étouffement alimentaire. Il fallut
expliquer le fin mot de l’histoire au prince, le prévôt des
marchands étant présent dans le palais.
Le
Prince rit de la bêtise du vieil homme et éprouva plus de
commisération que de colère. Il décréta la libération du père
et de son fils ; ils avaient bien assez de chagrin pour en
rajouter encore. Quant au prévôt des marchands, il vit dans
l’histoire des poiriers greffés une belle occasion
d’enrichissement. La récolte du paysan astucieux fut achetée et
embarquée immédiatement pour être portée à la Capitale par le
canal.
Avec
quelques quinze jours d’avance sur les autres producteurs, le prix
de vente fut à la hauteur des espérances du prévôt. L’affaire
fut juteuse comme le sont toujours les bonnes poires de Semoy.
Depuis, le secret de la greffe a dépassé le petit village de Semoy
et la poire d’Olivet lui a volé la vedette. C’est sans doute en
abusant quelque peu de ce délicieux breuvage que votre serviteur a
inventé cette histoire, issue d’une nuit blanche, veuillez l’en
excuser.
Il advint qu'un
jour, alors que je chinais dans une brocante, un petit herbier attira
ma curiosité. Il était fort différent de ceux que l'on peut
trouver en pareille occasion, non pas que les fleurs fussent
exceptionnelles, elles étaient tout au contraire d'une grande
banalité, toutes fréquentes dans notre région et faciles à
trouver.
Non, ce qui
distinguait le présent ouvrage était les annotations qui figuraient
sur la page faisant face à la fleur séchée. L'herboriste y avait
glissé des commentaires qui semblaient n'avoir aucun rapport avec la
flore à moins qu'il n’évoquât alors une tout autre plante, belle
de surcroit à en croire cet amateur éclairé.
Chaque texte
était précédé d'un titre : un nom de fleur là encore même
si celle-ci n'avait aucun rapport avec celle qui reposait sur la page
de gauche. L'énigme me poussa à en faire l'acquisition pour
élucider ce qui me paraissait être un mystère insondable. C'est
donc, à tête reposée, que je me mis en quête d'élucider cette
énigme florale.
À force de me
plonger dans l'herbier, je finis par me demander si la description
n'était qu'un prétexte pour évoquer une fleur, perdue
malencontreusement, lors d'une rencontre plus charnelle que végétale.
Le séducteur était un Don Juan à la main verte et à la langue
fleurie. Il jetait son dévolu sur une demoiselle pourvu qu'elle
portât un prénom de fleurs. La destinée l'avait fait naître en
une époque durant laquelle cette pratique était monnaie courante.
Ainsi Rose,
Capucine, Jacinthe, Marguerite, Pâquerette, Églantine, Anémone,
Camélia, Pétunia, Violette, Mélissa, Lilas, Angélique,
Marjolaine, Daphné et Pivoine
eurent les honneurs de notre jardinier à la pratique assez curieuse.
Non seulement il se mettait en chasse pour cueillir la fleur de la
dame mais il poussait le vice à la comparer à une autre plante tant
par ses réactions, son comportement que ses particularités
secrètes.
Le jardinier
poussait l'indélicatesse à recueillir un petit duvet intime qui
venait compléter son herbier, en guise de trophée sans doute ou de
preuve qu'il entendait démontrer à d'autres goujats de son espèce.
Le commentaire quant à lui manquait singulièrement d'aménité. Les
comparaisons florales fleuraient la misogynie la plus indélicate.
Examinant plus attentivement l'herbier, je finis par découvrir, dans
le contre plat arrière de la reliure, un texte confirmant mes
premières supputations tout en évoquant plus précisément ce
triste personnage et sa déplorable collection.
Je vous la livre
telle quelle, espérant ne pas heurter les âmes sensibles. La fin de
l'histoire apportera je l'espère du baume au cœur de toutes celles
qui ressentiront un malaise à la lecture de ce document authentique.
Il
s'appelait Florent, avait l'art consommé de dire des mots d'amour,
de caresser les jouvencelles au prénom floral par des bouquets de
phrases, des compliments aimables et troublants. Il n'avait qu'un
désir, une ambition secrète et quelque peu déplacée : il
voulait être le premier, celui qui prenait leur fleur ; un
souvenir qui resterait à jamais dans l'esprit de celles qu'il ne
reverrait plus.
Ami
de la Grenouille, ce parfumeur légendaire, séducteur et meurtrier
qui avait défrayé la chronique. Florent était fleuriste et
poussait l'amour des fleurs au-delà du raisonnable. S'il avait la
même passion pour la chair fraîche, pour les tendres et belles
demoiselles, il se contentait de les défleurer puis de les
abandonner à leur triste sort. Il les aimait intactes, sans la
moindre flétrissure. Il les séduisait, n'usait jamais de ruse ni de
violence vis-à-vis de celles qui allaient finir par succomber pour
devenir une nouvelle conquête et disparaître, la chose faite, de
son existence.
Car
tel était le travers du garçon : sa quête satisfaite, il se
désintéressait de la pauvrette. Il était chasseur, il faisait la
cour pour alimenter sa collection ; son petit herbier du tendre ! Il
se faisait prédateur bienveillant, collectionneur fétichiste,
fleuriste symbolique puis s’en allait alors sur la pointe des
pieds, à la belle, alanguie et devenue femme, il laissait, en
échange de son forfait, une fleur pour remplacer celle qu'il lui
avait dérobée et conservait d'elle quelques poils pubiens dans
son herbier intime.
Florent
se prenait pour un poète ; il avait son propre langage fleuri.
Chaque jeune fille héritait d'une plante en rapport avec la manière
dont s'était déroulé le défleurement. Ne riez pas : nulle
intention mesquine dans ce geste. Simplement l'envie de transmettre
un message, de résumer par ce cadeau odorant, le souvenir d'une
longue traque, d'une patiente approche.
Les
péronnelles n'avaient pas à regretter leur faiblesse. Elles avaient
eu un amant attentionné, un preux chevalier qui leur octroyait mille
et une caresses dont il avait un savoir-faire consommé. Il les
respectait, les rassurait, les entourait de tendresse et de douceur.
Mais jamais il ne revenait : c'était un amour sans retour, un
départ pour toujours.
Florent
se souvenait de chacune d'elles avec quelques notes glissées sur son
curieux carnet, son trophée et le nom d'une fleur laissée sur la
table de chevet de la belle endormie. C'est cet herbier mystérieux
qui m'est tombé dans les mains ; je n'avais pas compris le sens
de ces messages énigmatiques, de ces notes parfois un peu osées et
de ces filaments étranges et multicolores. Puis, au fil de ma
lecture, je compris que j'étais devant les mémoires d'un Don Juan
herboriste, d'un poète de l'hymen.
Florent
évoqua d'abord cette tigresse qui lui avait laissé de belles traces
sur le dos. La pâmoison de la diablesse s'était accompagnée de
quelques coups de griffes dont il garda longtemps les stigmates. Il
partit en lui offrant une rose, rouge naturellement, car le sang
avait perlé sur son dos. Puis il y eut cette jeune fille naïve qui
n'avait guère résisté. Son siège avait été si rapide ;
elle s'était donnée en toute confiance, trop crédule sans doute
pour imaginer qu'elle serait abandonnée, une fois sa fleur perdue.
Il lui offrit une petite fleur bleue avec un sourire ému.
Il
y eut encore cette femme qui inonda sa couche. Florent découvrit,
lui aussi, qu’il existait des réactions exubérantes dans la
nature féminine. Il s'abreuva à cette merveilleuse fontaine, se
délecta de ses marques humides d'affection et de plaisir. Il lui
laissa une fleur de nénuphar ; on sentait dans ses notes
intimes un plaisir non dissimulé ; Florent avait aimé cette
maîtresse.
Dois-je
vous l'écrire ? Il eut pour celle-ci un message quelque peu douteux.
Jamais il n'avait vu encore un petit écrin des plaisirs féminins
aussi sensible, aussi érectile. Il lui offrit des frissons sans
équivalent, des abandons puissants et des tremblements incroyables.
Il était maître des délices ; il se délecta de ces plaisirs
merveilleux. Il lui octroya une orchidée.
Il
y eut encore cette demoiselle qui connut, phénomène rare pour une
première expérience, ce que les spécialistes appellent la petite
mort. Florent manqua certainement de délicatesse et déposa sur sa
couche un chrysanthème. Il fut encore quelque peu goujat avec
celle-ci dont il avait trouvé les humeurs rétives, le propos
acerbe. Elle récolta un chardon qui était peu aimable.
Je
vous laisse deviner à votre tour ce que furent les amours de celle
qui repartit avec un coquelicot ou bien de cette autre qui hérita
d'une pensée. Il y eut encore cette charmante demoiselle qui reçut
des lys : elle avait le port d'une reine. À l'opposé, cette
pauvrette eut droit à des gueules de loup, nous ne saurons jamais
pourquoi. Enfin, il y eut cette beauté sublime, une Bretonne
impétueuse comme les côtes de son pays à qui il donna une fleur
d'ajonc tandis qu'une fille de Loire, une jeune bergère, reçut une
fleur de vinaigre.
Florent
aurait pu continuer ainsi très longtemps. Le langage des fleurs est
si étendu, son imagination si riche. Cependant, le fleuriste
reconnut un jour sa défaite : il avait trouvé sa princesse, sa
prêtresse de l'amour. Il la couvrit d'un bouquet énorme, odorant et
multicolore. Il désirait lui signifier ainsi son désir de la
revoir. Elle l'avait conquis, il la voulait pour femme …
La
belle vengea sans doute toutes celles qui l'avaient précédée. Elle
tressa une couronne de toutes les fleurs qu'elle avait reçues en
cadeau, broda sur une belle étoffe le prénom de Florent et laissa
sur sa couche ce message sans équivoque. Florent ne s'en remit
jamais : il renonça à l'amour et se fit moine. C'est à lui
que l'on doit la liqueur Chartreuse. Son amour des fleurs avait
trouvé un exutoire ! Nous étions en 1604 non loin du jardin du
Luxembourg que fréquentent aujourd'hui encore, les amoureux de la
Capitale.
La
fin me laissa pantois. Avais-je à faire à un canular, une sinistre
farce de potache. Je ne sais qu'en penser et vous laisse juge.
Il advint qu'une fermière
se mit en tête de se faire appeler : « Exploitante
agricole ! » Une drôle d'idée que lui avait soufflée
ses chers chèvres, soucieuses de se voir affubler d'une dignité
supplémentaire. Les mots savants plaisent à ces demoiselles si
promptes à se moquer de la face de leur bouc, qu'elles en faisaient
tourner leur lait.
Marie-Claire profita de la
chose pour se lancer dans la production de délicieux fromages qui
firent la joie des épicurien de l'endroit. C'est ainsi qu'elle
compléta son cheptel 15 vaches qui se mirent elles aussi à
l''ouvrage et au fourrage. Notre ami avait clairement l'intention de
faire son beurre ainsi que quelques produits dérivés.
Le succès fut au
rendez-vous au point d'ouvrir une boutique dans la ferme qui devient
une exploitation aux multiples facettes. Les asperges pointèrent le
bout de leur nez, Marie-Claire se prenant pour la marquise de
Pompadour tandis qu'elles ramenaient ses fraises et ses myrtilles sur
le devant de son étale.
Comme pour elle, il était
question de faire son blé tout autant que son beurre, elle ne lésina
pas sur la superficie, trillant sur plus de 50 hectares, le bon grain
de l'ivraie. Craignant que des clients mal embouchés ne l'envoient
sur les roses, elle songea à les envoyer sur les roses avant que de
se persuader de associer avec une fleuriste.
Œuvrant ainsi une
vingtaine d'années, elle se faisait appeler Pierrette par ceux qui
la voyaient avec ses pots au lait. Mais comme il n'y a jamais de
fumée sans feu, elle fit diversion en cultivant trois hectares de
Tabac pour ne point mégoter. Le succès fit d'elle une formatrice
qui portait la bonne parole auprès de stagiaires en formation BEPA.
Le ver ainsi s’immisça
dans les fruits à moins que ce ne fut le virus de la transmission.
Elle se reconverti, sans changer sa foi en la nature et ses
bienfaits. Elle se fit monitrice de l'atelier Espaces verts,
s'appuyant curieusement sur sa formation initiale de mécanicienne en
confection pour se bâtir une doublure parfaite. Elle venait de
changer de casquette sans vraiment perdre ses valeurs.
De fils en aiguilles à
moins que ce ne fut de boutures en marcotages, elle fit son trou à
la Maison d'Accueil Spécialisée mouillant sa chemise pour donner
bonheur et compétences à des gens un peu fracassés par
l'existence. Tant qu'à mettre les mains à la pâte, elle mouilla
aussi le faubert pour compléter son emploi du temps et se faire
ainsi, indispensable à la Devinière.
Elle se souvint que la
Devinière fut également la maison natale de François Rabelais et
se fit lectrice assidue de son petit cousin par la cuisse gauche, un
Bonimenteur susceptible d'écrire n'importe quoi et notamment ce
compliment de départ à la retraite. Qu'elle n'en soit pas surprise,
elle mit tant de passion et de dévouement à son travail, qu'elle
mérite bien qu'on lui tresse ici des éloges amplement mérités.
Il n'est d'ailleurs ici pas
question de la faire devenir chèvre ni même de jouer de l'amour
vache. Le temps est venue pour elle de cultiver ses jardins secrets,
d'enfourcher sa bicyclette pour s'en aller flâner sur les rives de
sa chère Sauldre. Elle y puisera l'inspiration pour d'autres
aventures, toutes autant exaltantes.
Il n'est plus qu'à lui
souhaiter bon vent et bonne route pour cette nouvelle étape d'une
existence qui a démontré qu'elle n'avait jamais les deux pieds dans
le même sabot, en bonne solognote qui se respecte.