Le
vinaigre d'Orléans.
On
ne prête qu'aux riches, l'usage vaut pour les hommes comme pour les
rivières. La Loire, notre grand et dernier fleuve sauvage n'échappe
pas à cette terrible loi. Il se voit décerner bien des défauts et
attribuer bon nombre de forfaits qui ne sont pas de son fait. Oyez
donc la mesquinerie des hommes, toujours prompts à se défausser
pour ne pas rendre compte de leurs propres turpitudes.
Il
en va ainsi pour notre bon et célèbre vinaigre d'Orléans. Les
livres d'histoire, l'office du tourisme, la rumeur et même les
notables du pays aiment à raconter une belle sornette pour plaire
aux voyageurs, aux rêveurs et aux discoureurs. La fable est si
parfaite qu'elle passe pour véridique. Je devine bien aux nez pincés
et aux regards tords de ceux qui connaissent la légende que je n'ai
nul espoir de vous en faire changer d'avis.
Pourtant
je ne serais pas vrai marinier si je venais ici vous tenir grosse
menterie. Si nous naviguons sur des bateaux à fond plat, c'est que
nous avons la profondeur au fond du cœur. Jamais, je n'accepterai
que l'on puisse montrer du doigt notre Loire. L'histoire a beau être
belle, elle est pure invention de vilains traines lattes, arcandiers
notoires, marins restés à quais, fripons et gredins de trop basses
lignées.
Je
devine à votre étonnement que je vous embrouille avec mes propos
liminaires, que je n'avance pas assez vite en besogne et que vous
allez bientôt perdre patience. Il est grand temps de vous rafraîchir
la souvenance pour peu qu'il se trouve ici encore pauvre diable à ne
pas savoir le mensonge qu'on nous sert trompeusement pour vrai.
Le
vinaigre d'Orléans serait, voudrait-on vous faire croire, un don du
soleil et des caprices de la Loire. Pour le soleil, je veux bien
qu'on lui accorde un petit rôle ! Quant à la Loire, elle n'est
certes pas capricieuse, tenez-le vous pour dit une bonne fois pour
toute, mais encore, elle n'a en jamais, au grand jamais trempé dans
cette lamentable affaire.
Des
esprits peu avisés prétendent donc, nous finissons par y arriver,
que le grand commerce de vin qui avait lieu sur le fleuve, avait pour
plaque tournante la place d'Orléans. D'amont ou bien d'aval, nos
chaland débordaient de barriques qui s'en allaient trouver gosiers à
leur convenance. De Bourgogne ou d'Anjou, des vins de Cléry ou bien
du Forez, des côtes Roannaises et des vins du Berry se donnaient le
mot ou bien le pot pour venir parler métier sur les quais d'ici.
Là,
il faut admettre que la chose est vraie et que jamais on ne vit plus
belle collection de barriques ou de muids, se serrer les foudres en
si bonne compagnie. Mais, nos menteurs à touristes affirment que
parfois, la joyeuse troupe avinée perdait toute contenance quand les
eaux de la Loire venaient à manquer. Pour peu que le soleil se mit
de la partie , alors les vins de tous les coins de France tournaient
d'œil en notre bon pays.
De
qui se moque-t-on à nos servir cette fable ? Les marchands de vin
sont gens avisés bien plus qu'avinés. Ils connaissaient le métier
et ne se seraient jamais hasardés à livrer leur précieux breuvage
en période de basses eaux. Nous étions en une époque où le
commerce n'allait pas à flux tendu, les commerçants et les clients
savaient encore prendre leurs précautions, ne se laissaient jamais
surprendre par une rupture de stock.
Personne
dans tout le pays n'aurait eu la folie de livrer du vin au moment ou
menaçait l'étiage. Même les buveurs de Bacou avaient encore assez
de tête pour ne pas commettre pareil hérésie. Si quelque chose
devait tourner, ce n'était certainement pas le vin en barrique ! Le
grand exode des fûts ne se faisait pas en été, la chose est avérée
et pourtant la fable continue de tailler sa route sur cette stupidité
…
Laissons-là
ce triste mensonge. Nous savons, nous la pitoyable vérité. Nous
vous la livrerons si vous nous baillez quelques verres à boire avant
que le vin ne réclame sa mère.
Le
secret que depuis des lustres, les gens d'Orléans cherchent à ne
pas dévoiler, explique qu'ils avaient quelques forfaits sur la
conscience et pratique inavouable qu'il fallait garder dans les
brouillards de la Loire. Je ne sais, maintenant que vous m'avez payé
à boire, si je dois, briser le pacte de silence que depuis toujours,
les orléanais ont scellé.
Je
me suis trop avancé, le vin est tiré, il me faudra le boire. Ne
m'en gardez pas rigueur, la vérité est moins belle que la légende.
C'est souvent le cas, il ne faut pas s'en étonner ! Il y avait en ce
temps là sur le quai du Châtelet, du Poids du Roy et du Fort
Alleume une troupe de malandrins qui imposait sa loi par de vilains
expédients.
S'inspirant des pratiques qui ont toujours porté leurs fruits, ils
imposaient une dime à tout le trafic qui passait dans leur zone
d'influence. Personne n'échappait au racket de ces vilains. Chaque
tonneau se voyait prélevé d'un seau, une taxe au vin affrété, la
célèbre TVA qui, plus tard, donna bien des idées à d'autres
bandits de la même espèce.
L'affaire
était rondement menée. Les fûts décalottés, les seaux
plongeaient bien vite dans les barriques et s'en allaient plus
promptement encore se réfugier dans quelques caves secrètes de la
basse ville. Les lascars n'étaient pas très avisés en matière
d'œnologie. Ils ne se préoccupaient pas de provenance des fûts
ponctionnés. Il y avait dans leur caverne un joli mélange de crus
et de qualités, de vins de garde ou de soif, de piquettes comme de
breuvages de fort bonne tenue.
Ils
n'en avaient cure, ils avaient une gourmandise telle que beaucoup de
seaux n'arrivaient pas pleins dans leur repère. Ils mettaient ce qui
restait, en vrac, dans de grandes cuves qu'ils n'arrivaient pas à
vider. Quand les convoyages venaient à cesser à l'approche de
l'été, ils avaient toujours immense réserve pour passer la soif
des grandes chaleurs..
Et
c'est là que le soleil fit son effet un été plus chaud que les
autres affirment les uns, quand d'autres prétendent qu'un des
chalands brigandé était un transport de vinaigre de Dijon. Toujours
est-il que dans les immenses foudres, se fit une jolie alchimie. Tout
le vin tourna et devint tellement vinaigre que même ces bandits ne
pouvaient plus y tremper les lèvres.
Un
homme avisé trouva alors l'occasion de se lancer dans un nouveau
négoce. Il acheta le stock pour un poignée de cerises et de là est
né le célèbre vinaigre Des Seaux ! Le quartier s'en fit même une
spécialité et le sieur adopta cet étrange patronyme pour continuer
un commerce qui semblait profitable.
Voilà,
vous savez tout. Orléans doit sa réputation à une bande de
brigands. Des maraudeurs des quais qui ne valaient pas tripette. La
fable éclipsa la peu glorieuse réalité. Si vous préférez oublier
ce que vous venez d'entendre, je ne vous en tiendrai nullement
rigueur. Buvons un verre et taisons ce qui ne doit pas être répété.
À contre-aigre.