Le
rêve de Jacques.
Il
était une fois un garçon nommé Jacques ; il était fils de
paysans. La ferme familiale s'élevait à l'abri d'un ancien volcan,
un piton rocheux qu'on nomme encore le Mont Gerbier de Jonc. Jacques
était né là précisément où débute le long périple d'un
modeste ruisseau qui n'aura de cesse de grandir tout au cours de son
si long parcours.
Jacques
grandit avec la fierté d'être comme cette rivière dont il
entendait parfois chanter les louanges. Il se rêvait alors à
explorer celle-ci, à la parcourir de tout son long, comme une quête
initiatique, un besoin confus sans doute de prolonger sa naissance
par la connaissance intime de sa sœur : la fille Liger.
Il
écoutait les propos des rares voyageurs qui avaient quitté ses
Cévennes pour aller de par le Royaume. Il savait que, bien plus
loin, ce modeste filet d'eau qui sortait de la petite étable,
devenait la voie de transport de toutes les richesses du royaume.
Jacques avait la conviction que son destin était intimement mêlé à
ce voyage qu'il lui faudrait entreprendre.
Jacques
avait vu le jour en 1515 ; c'est du moins ce qu'il était
possible de conclure quand on lui disait plus tard, qu'il avait vu le
jour l'année d'une belle victoire du Roi François. Les registres ne
gardent pas trace de son acte de naissance et ceci n'a guère
d'importance pour la suite de notre récit.
C'est
quand il eut atteint l'âge de partir de chez lui qu'il confia à ses
parents son désir d'aventures. Il voulait aller jusqu'à l'autre
bout de la source ; au-delà de la mer, il devait y avoir une
autre source où se terminerait son périple. Chaque fois qu'il
évoquait cette idée saugrenue, chacun s'étonnait des propos du
garçon. « Voilà bien une fantaisie qui lui passera »,
pensaient ceux qui s'en moquaient gentiment.
D'où
lui était venue cette pensée que ce qui naissait ici, au pied de sa
ferme, allait, bien plus loin, s'achever de la même manière ? Une
fantaisie d'enfant, une lubie que les faits allaient contredire si
jamais il mettait son envie à l'œuvre. Jacques, lui,avait la
certitude vissée au corps que son idée avait un sens secret qu'il
lui faudrait un jour percer.
Il
partit un beau matin, jurant à tous ceux qui voulaient bien
l'écouter qu'il allait à l'autre bout du monde, là où la rivière
redevenait enfant. Aux rires qui fusaient à ce propos absurde, il
répondait invariablement que lorsqu'il serait arrivé au terme de
son voyage, il enverrait un signe que chacun serait bien obligé de
comprendre. Décidément, ce garçon était fort curieux …
Jacques
se mit en route ; il avait juste dix-huit ans. C'est en sabots
qu'il ferait ce long voyage en suivant son cours jusqu'à son terme.
Au début , il suivit un mince filet d'eau dans les prairies, entouré
d'herbes sauvages où s'ébattaient les troupeaux de chèvres, de
vaches , de brebis. Il n'était pas surpris : c'était le décor
de son enfance ; il était chez lui.
Puis
le ru grossit, fortifié de ses congénères qui venaient
s'abandonner à lui. Plus Jacques marchait, plus les flots
grossissaient. Il était fier de ce qui était né, tout comme lui,
dans sa petite ferme. Il n'était cependant pas au bout de ses
surprises. Son torrent devint rivière puissante et tumultueuse ;
elle creusait alors des gorges profondes, imposait son passage à
des montagnes qui s'inclinaient devant elle.
Jacques
avançait toujours. Il trouvait sans cesse sur son chemin des
habitants des bords de Loire, heureux que l'un d'entre eux honore
ainsi leur chère rivière. Il leur racontait son rêve, leur
assurant, qu'arrivé au bout de son voyage, il leur ferait voir à
tous le signe qu'il existait une autre source au bout du périple,
au-delà de l'Océan, au-delà du mystère de la Terre.
Des
illuminés, des bienheureux, des gentils fous et des joyeux poètes,
les gens de ce temps avaient l'habitude d'en croiser. Ils leur
donnaient un bol de soupe, parfois leur proposaient le gîte avant
que de leur demander bien vite de poursuivre leurs chimères un peu
plus loin. Je ne sais pourquoi, mais pour Jacques, c'était toujours
à regret que les Ligériens le laissaient aller à sa quête.
Il
arriva au Puy. Sa rivière était sortie de son étau rocheux. Elle
avait gagné quelque peu en espace. Encore puissante, elle s'était
faite cependant plus fréquentable. C'est là que Jacques vit
d'autres marcheurs : des pèlerins qui avaient une coquille au
bout de leur bâton. Leur chemin était dissemblable ; le feu
dans leurs yeux était pourtant de même nature. Ils parlèrent de
leur désir d'absolu, de leur envie d'un ailleurs, meilleur. Jacques
pourtant n'avait pas besoin du ciel pour croire en son étoile :
c'est ce qui le rendait différent d'eux.
Il
marchait toujours, à la rencontre de son destin : celui d'une
rivière qui allait devenir passagère. C'est à Saint-Rambert qu'il
rencontra les magiciens des flots. Des tout aussi furieux que lui qui
construisaient des embarcations en sapin pour affronter les rochers
et le courant, déjouer des pièges et les remous. Jacques s'arrêta
quelques jours ; il voulait voir partir ces acrobates de la
rivière à bord d'une longue salambarde chargée de charbon.
Ces
hommes qui vont sur l'eau devinrent vite ses compagnons. De tous ceux
qu'il allait désormais croiser sur la Loire, ce sont ceux d'en-haut
qui eurent toujours sa préférence. Ils se laissaient porter par le
courant, sans autres guides que des bâtons de bois pour se détourner
des pièges et un gouvernail qui n'en finissait pas. Lui, allait
toujours à pied et il faut avouer que ceux de la rivière allaient
plus vite et plus loin que lui …
La
rivière devint paresseuse. Elle se mit à tourner en tous sens en
faisant des méandres. Jacques ne voyait plus le bout du chemin.
Parfois lui prenait l'envie de couper à travers champs pour aller
plus vite. Il renonça à cette facilité : il faisait cortège
à sa rivière, il ne lui devait aucune trahison. C'est ainsi qu'il
finit par arriver à Digoin.
Là,
la Loire changeait de forme. Elle se gonflait et cessait de
tergiverser pour tailler sa route, aller vers le nord-ouest avec plus
de certitude et moins de turbulences. Jacques aimait cette autre
rivière, plus voluptueuse, plus accueillante à la diversité de la
faune et de la flore. Il cheminait le long de ce qui, pas à pas,
devenait un écrin naturel. Il en avait parfois les larmes aux yeux,
ébloui par tant de beauté !
Il
marchait toujours vers son rêve fou. Il décrivait sans lassitude sa
démarche, continuant à promettre à tous les riverains le signe,
visible de tous, quand il aurait découvert la source à l'envers. À
Nevers, nouveau changement. De grands bateaux déployaient des
voiles immenses pour remonter le courant. Jacques en fut émerveillé
même s'il y avait au fond de lui ce curieux sentiment qu'ils
allaient à rebrousse-Loire. Il n'aimait pas cette idée. C'était un
idéaliste, vous dis-je !
Juste
à la sortie de la ville, il eut alors comme un coup au cœur, une
vision étrange. Une autre Loire se présentait à lui, un frère
jumeau qui venait célébrer ses noces avec sa petite sœur. Les gens
d'ici l'appelait Allier. Il poursuit ainsi sa route, droit devant
lui, en ouvrant un second bras dans la Loire qui l'accueille !
Au moment de confluer, les deux fleuves se séparent aussitôt, de
part et d'autre d'une pointe de sable et de forêt, chacun emporté
par son mouvement, comme si deux courants pouvaient se croiser sans
se mêler, comme si une rivière pouvait en traverser une autre et
poursuivre son chemin sans mélanger ses eaux à celles d'une rivale
…
Un
banc de sable sépare les deux fleuves incapables de s'unir ; de
chaque côté, l'Allier et la Loire poursuivent leur chemin en
s'ignorant. À l'extrémité de l'île, les deux bras se réunissent,
l'Allier se résout à disparaître dans la Loire, à devenir la
Loire, à se confondre dans son grand fleuve élargi entre une rive
de sable et de gravier, et la lisière d'une haute forêt, un large
fleuve épanoui qui monte vers le nord.
Notre
voyageur n'était plus jamais seul. Sur l'eau, des bateaux toujours
plus gros et toujours plus chargés. Sur la berge, il croisait des
hommes qui tiraient ces monstres quand le vent venait à manquer. Il
y avait désormais une activité qui le grisait, qui le saoulait
quelque peu. Ces hommes qui allaient avec lui parlaient haut et fort,
buvaient allègrement et étaient toujours prompts à la grivoiserie.
Il
marchait maintenant sur un chemin qui se disait de halage. Il pouvait
tailler la route : il ne rencontrait plus aucun obstacle sur la
berge. La rivière était à portée de vue ; elle était large,
elle était belle. Elle allait plus doucement ; parfois même
il marchait au même pas qu'elle. Il avait alors le sentiment d'être
son amant ; il la chérissait chaque jour davantage
Puis
vint le grand virage. C'est à Sully sur Loire, au pied d'un château
d'une majesté à vous couper le souffle, que la Loire entame sa
course vers le soleil couchant. Il avait désormais l'astre solaire
comme guide le soir venu. Ce disque rouge qui se noyait dans la
rivière renforçait sa conviction. Il allait bien vers l'autre
source, celle de tout savoir et de toute chose en ce bas monde.
Orléans
fut pour lui une surprise et une stupeur. Il n'imaginait pas qu'il
puisse y avoir une telle activité autour de sa rivière. Des hommes
et des femmes s'affairaient en tous sens, sur l'eau et sur les quais.
Des chariots étaient chargés et partaient dans un train d'enfer
vers cette ville mystérieuse où vivait le Roi. Des marchandises
étaient là, qui attendaient un transport ou bien un client. Sa
rivière était devenue industrieuse, marchande et frénétique.
Il
se hâta de fuir cette cité trop bruyante, trop fébrile pour lui
qui allait du pas tranquille de celui qui poursuit le soleil
couchant. C'est un peu plus bas, à la grotte Béraire que Jacques
croisa un anachorète. L'homme aimait raconter des histoires et
encore plus entendre celles des gens qui avaient des choses
extraordinaires à lui confier.
Jacques
lui narra la première partie de son périple, lui promettant de
trouver un message pour lui envoyer la fin du récit. Ce serait une
oie sauvage, une dame blanche de l'Alaska qui fournirait au conteur
le récit de l'autre partie du voyage. C'est grâce à elle qu'il
vous serait possible de connaître la suite de cette aventure. Que
les sourcilleux et les incrédules passent leur chemin ; il faut
croire en l'extraordinaire pour accepter de marcher aux côtés de
Jacques par le truchement du Bonimenteur.
Fort
de cette promesse, Jacques poursuivit son chemin. La Loire était de
plus en plus large ; il y circulait dans les deux sens des
trains de bateaux. Le petit gars des Cévennes n'en revenait pas
devant ces monstres sur l'eau : 180 mètres de long en une
ribambelle d'embarcations. Tout ce monde sur le filet d'eau parti de
chez lui ! Il se dit qu'il y avait magie derrière tout ça et
sans doute plus grande encore à découvrir là où le soleil se
couchait.
Il
était loin d'être au bout de ses surprises. À Blois, il rencontra
un enfant merveilleux : le petit Pierre de Ronsard qui venait
rendre visite au Roi François. Il lui était présenté pour devenir
prochainement page en sa grande ville de Paris. Pierre, enfant
curieux, écouta l'histoire de Jacques ; il lui dit de manière
énigmatique que des roses pouvaient pousser dans tous les cœurs et
que, dans le sien, elles seraient plus belles encore !
Ces
paroles vont l'accompagner dans cette Touraine si belle, si agréable.
Jacques marche, aime à goûter raisonnablement le vin d'Amboise. Il
y fait de belles rencontres, ralentissant le pas pour profiter de la
douceur de ce jardin de la France. Quel bonheur, quelle quiétude en
ce beau pays ! Il aime aussi à se délecter de la langue des
gens d'ici, assez différente de la sienne.
C'est
à Montsoreau qu'il fait la plus belle rencontre qui soit :
celle qui va décider de l'aboutissement de son rêve. Il a le
bonheur de trouver sur sa route le docteur François Rabelais en
personne, venu rendre visite à sa maison natale de la Devinière.
L'homme, âgé alors de 50 ans, écoute ce gamin intrépide et
approuve sa folle épopée.
Il
souhaite l'aider de son mieux et le présente à Pantagruel, son bon
ami. Le géant débonnaire accepte de se lancer à la suite de
Jacques pour lui permettre de vaincre les obstacles qui ne manqueront
pas de se dresser devant lui. C'est un couple hétéroclite qui
pénètre en Anjou : le pays du mieux-vivre encore. Petit
inconvénient : la présence de Pantagruel ralentit l'aventure ;
ils passent désormais bien plus de temps dans les tavernes et les
caves qui se présentent à eux.
Oublions
ce petit désagrément pour ne retenir que les avantages d'une telle
compagnie. Pantagruel attira bien vite la sympathie de tous. Il avait
toujours astuce dans sa manche et farce à jouer aux autochtones.
C'était un joyeux drille tout autant qu'un gai luron. Jacques aimait
ce compagnon si peu orthodoxe. Il se disait que la route pouvait
durer encore bien longtemps, il ne s'ennuierait jamais. Mais déjà
la Loire changeait d'aspect. Elle avait subi une transformation qui
étonna celui qui la suivait depuis son départ.
Le
courant changeait plusieurs fois de sens chaque jour ; ce
phénomène, curieux pour un gars de la profondeur des terres, ne
semblait pas surprendre les gens en bordure de rivière. Pantagruel,
qui avait suivi des études à la Sorbonne lui confia, devant son
ébahissement, que c'était l'effet de la marée. Jacques en devint
encore plus perplexe. Pantagruel dut lui donner un cours où il lui
fallut tout reprendre à zéro. Il se passait décidément des choses
fort curieuses quand on s'approchait du pays où le soleil se couche.
La
grande ville qui surgit devant eux laissa notre petit berger très
perplexe. Il y avait là un grand port, une foule de gens qui
s'affairaient en tous sens. Certains bateaux portaient trois mâts et
n'étaient pas de ceux que le garçon avait découverts sur sa
rivière. L'air embaumait d'un doux parfum iodé :
manifestement, la Loire n'allait pas tarder à se perdre dans sa
première métamorphose.
Pantagruel
avait dû s'égarer dans quelques querelles de taverne. Jacques
décida de ne plus attendre ce bon géant, un peu trop encombrant à
son goût. La suite de son aventure exigeait qu'il fût seul pour
parvenir à ses fins. Il marcha donc à la recherche de la première
dissolution de la rivière. Elle ne tarda pas à venir : devant
lui, une immense étendue d'eau, toujours agitée, toujours en
mouvement, se dressait comme un obstacle infranchissable pour le
chemineux qu'il était.
Il
longea la côte quelque temps, elle se faisait tourmentée, rocheuse,
mystérieuse. Cela lui rappelait un peu l'esprit de ses montagnes.
Il se retrouvait en pays de connaissance : là où l'on croise
des êtres magiques, des personnages sortis des légendes et de
l'histoire d'avant les hommes. À n'en point douter, il allait
trouver la clef de passage pour franchir la grande mare.
C'est
un korrigan qui le héla alors qu'il observait le large, le visage
cinglé par le vent et les embruns. Jacques se retourna , guère
surpris de voir ce petit être difforme qui lui faisait des grands
gestes. Il le suivit dans une de ces anfractuosités au pied des
rochers, là où viennent s'écraser les vagues tumultueuses.
Le
korrigan le conduisit à une assemblée secrète dans les entrailles
de la terre. Il y avait là des fées et des elfes, des lutins et des
mages, des druides et les derniers dragons d'Armorique. Jacques,
après avoir marché plus de 260 lieues, n'était pas homme à
s'étonner de tels mystères. Il raconta sa quête, son désir de
découvrir l'autre source de la Loire.
C'est
Merlin, le plus sage de tous, qui prit la parole. Il feignit de
n'être pas surpris qu'un humain puisse encore croire qu'il existait
un monde parallèle, bien plus puissant et plus surnaturel que celui
que ses frères les hommes s'étaient inventé dans le ciel. C'est
désormais dans les entrailles de la terre que vivaient les êtres
qui autrefois avaient peuplé la planète avant que les bipèdes
arrogants ne décident de s'en assurer l'exclusivité.
Merlin
lui confia qu'il existait encore des portes secrètes pour passer
d'un monde à l'autre. Il y avait dans la demande de Jacques tant de
sincérité qu'il acceptait de lui indiquer ce passage. Il se
refermerait définitivement après qu'il l'aurait emprunté. « Ce
sera un voyage sans retour, un aller simple vers un autre continent.
Il y a d'ailleurs peu de temps que les hommes ont retrouvé ce chemin
par les flots ; bientôt, l'horreur régnera de l'autre côté
aussi »
déclara-t-il
…
Jacques
ne comprenait rien à ce discours bien trop politique pour un être
naïf comme lui. L'essentiel pour lui était la promesse de remonter
l'autre moitié de sa rivière : sa sœur symétrique au-delà
de la mer. Il savait son voyage sans retour ; il avait dit adieu
aux siens, leur promettant simplement de leur envoyer un message,
lisible par tous, quand il en aurait terminé.
Merlin
lui demanda de le suivre. Le mage, aidé de quelques korrigans,
poussa une pierre dressée comme il en existe tant sur cette côte
sauvage. Les hommes ont perdu la connaissance de leur rôle et c'est
tant mieux. La pierre tourna sur elle-même pour laisser place à un
mystérieux escalier qui plongeait dans les profondeurs de la terre.
Jacques, malgré l'obscurité, pouvait avancer, précédé d'une
clarté qui semblait provenir d'une petite fée clochette qui
voletait juste devant lui. Il se retourna,interrogatif, et Merlin, en
le saluant une dernière fois, lui dit que Pocahontas serait son ange
gardien tout du long de son voyage souterrain.
De
cette longue marche sous terre et sous l'Océan, nous ne saurons
rien. Pocahontas subvenait à tous ses besoins, Jacques suivait sa
lumière, s'appuyait sur elle lors de ses moments de doute. Ce fut un
voyage entre parenthèse, des instants de pur bonheur pour ce garçon
simple qui allait au bout de son destin. Il ne cherchait pas à
comprendre les méandres du miracle qu'il accomplissait : il
suivait son étoile ,une gentille fée clochette.
Puis
un jour, après un cheminement interminable, il se retrouva devant
des marches qu'il gravit à la suite de sa bonne fée. Il déboucha
sur une lande de terre de l'autre côté de la mer. Il y avait là
une baie gigantesque, un nouvel estuaire plus grand encore que celui
de sa chère Loire. Il était au début d'un nouveau chemin.
Celui-ci
serait un peu plus long que celui qu'il avait accompli le long de sa
rivière. Celle-ci était plus grande, incomparablement plus grande.
Il y avait des poissons aussi gros et majestueux qu'une maison de
maître. Il y avait encore des animaux étranges qui allaient debout
sur la terre bien qu'ils fussent aussi hôtes des flots.
Jacques
reprit sa marche en remontant cette fois un courant impétueux. Il
s'en allait tout seul : Pocahontas avait disparu. Elle était
pourtant à jamais dans son cœur et il est certain qu'il parla
d'elle à ces étranges habitants des lieux : des humains qui
se disaient Iroquois et avec qui, petit à petit, il réussit à
partager la langue.
Il
était le premier homme blanc à remonter à pied cette rivière
gigantesque. Il arriva dans un village que les gens d'ici nommait
Gaspé. Il y raconta son rêve et, immédiatement, la rivière fut
baptisée dans la langue locale Hochélaga : « la rivière qui
marche » en l'honneur de Jacques : celui qui remontait son
cours.
Il
fit bien d'autres rencontres, allant toujours de l'avant. Il
découvrait des hommes qui naviguaient sur de petites embarcations
faites en peaux ou creusées dans le bois : légères, rapides,
maniables, si différentes des grosses embarcations dessus sa Loire.
Il était sans cesse émerveillé par la gentillesse des habitants
des bords de cette rivière, leur connaissance de la nature, leur
sens de l'amitié.
Jacques
remontait toujours, infatigablement, ce long serpent d'eau. Il lui
semblait que ce chemin était plus long encore que celui qu'il avait
accompli dans son pays de naissance. Pourtant, rien ici n'avait la
même mesure. Tout était plus grand, plus haut, plus impressionnant,
à défaut des habitations qui ne se prenaient jamais pour des
châteaux.
Il
avait dû marcher près de 280 lieues quand il arriva au bout de son
voyage. D'après ses calculs, nous étions le 20 avril 1534. Ce
jour-là, un autre Jacques entamait le même voyage en partant de
Saint Malo. C'est à lui qu'on attribuerait la découverte du Saint
Laurent puis de ce qui deviendrait le Canada.
Jacques,
le nôtre, s'en moquait bien. Il était devant une immense étendue
d'eau. Un lac aussi grand qu'une mer. C'est parce qu'il revit en
songe Pocahontas, qu'il sut qu'il n'était pas besoin de chercher
plus loin. L'autre source était ici : celle qui engendre le
frère aîné de sa Loire : le Grand Saint Laurent.
Il
raconta sa vision aux habitants des rives. Ils lui apprirent aussitôt
que c'était le Lac aux eaux étincelantes à cause de la fée
clochette, « Skanadario » dans leur langue si chantante.
Depuis, il est devenu le Lac Ontario et chacun sait que ses eaux
donnent naissance à ce merveilleux fleuve. Jacques était au bout de
son périple et vécut là le reste de son âge.
Il
mourut en hiver 1569 après avoir connu le grand bonheur de
retrouver quelques compatriotes. Avant que d'aller dans le monde des
esprits, il se rappela qu'il devait envoyer un signe aux gens de la
Loire, cette rivière qu'il avait aimée au point de traverser
l'Océan pour aller à la recherche de son autre source. Il était
dans un pays où la neige et le froid faisaient partie du décor.
C'est ainsi qu'il voulut communiquer avec les gens de son premier
pays.
L'hiver
1569, l'hiver fut si terrible dans le bon royaume de France que la
Loire fut prise dans les glaces pratiquement tout du long de son
parcours. Comme l'embâcle s'avérait le plus spectaculaire qu'il
eût été donné d'observer de mémoire de Ligérien, bien des gens
de chez nous se rappelèrent alors la promesse de ce curieux
marcheur, avaleur de Loire qui s'en été allé à la conquête de
son autre source …
Une
oie sauvage vint au printemps suivant apporter un message à l'ermite
de la roche Beraire. Celui-ci en fit un récit qui circula de proche
en proche, de bouche en bouche tout au long de la rivière qui était
née en même temps que Jacques. L'histoire a fini par m'arriver
jusqu'aux oreilles en faisant un curieux détour par la Gaspésie,
cette région de la fin de la Terre. Il se murmure qu'elle était
contée par Donnacona,le chef de Stadaconé, le village qui devint
Québec. L'oie avait dû faire une halte en ce lieu …
Que
les esprits trop cartésiens nous laissent croire ce récit. Nous ne
faisons de mal à personne en allant aux sources de nos rêves.
C'est ainsi que se façonnent les plus beaux destins et celui de
Jacques fut de ceux-là.
Mirifiquement
sien.