En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
se trouve des gens persuadés de pouvoir défendre la filière
agroalimentaire française en bradant notre langue, organe
indispensable au bon goût français. On ne peut leur en vouloir :
ils font partie de ceux qui ont appris dans les écoles de commerce
ou de communication que pour bien se faire comprendre des décideurs,
il faut désormais abandonner sa langue maternelle au profit d'un
globish indigeste.
Alors,
pourquoi pas organiser une manifestation au doux nom « d'Open
agrifood » pour satisfaire à l'air du temps, à la médiocrité
générale et à la débâcle culturelle française ? C'est si joli,
ça sonne si bien qu'on ne peut que s'extasier devant l'appellation
si clairement compréhensible qu'elle en devient déjà un paradigme
de référence dans ce domaine.
Bien
sûr, il eût été question de défendre la gastronomie tricolore,
les experts en communication eussent sans doute opté pour un terme
plus franchouillard. Mais qui se soucie encore de notre cuisine
nationale : ce fleuron que le monde entier nous envie alors que
nos concitoyens fuient les restaurants de qualité au profit de
gargotes infâmes, de pizzerias qui envahissent le territoire et
d'officines interlopes où l'on préfère ingurgiter avec un
lance-pierre plutôt que de se restaurer lentement ?
Alors
l'industrie agroalimentaire, celle-là même qui s'est vendue au
diable avec des produits toujours plus standardisés, insipides,
douteux, sans saveur ni caractère, peut bien s'afficher avec un tel
générique pour sa grande foire qui se tiendra à Orléans les 18 et
19 novembre 2015. Il y a d'ailleurs des rendez-vous qui ne trompent
pas sur l'abandon sans rémission de notre langue chez ces
formidables vendeurs comme le déjeuner thématique dont le nom me
donne des brûlures d'estomac : « Conciliate climat, pleasure
and food ».
J'en
reste bouche bée d'autant plus que la seconde édition de ce grand
raout est placée sous le thème de l'alimentation et la citoyenneté.
La première exigence pour satisfaire à ce merveilleux thème
serait, il me semble, de respecter la loi Toubon sur la langue
française. Mais dans ce monde résolument moderne qui concerne toute
la filière des semenciers jusqu'aux consommateurs, on se moque bien
des règles contraignantes. Ici, on répand aussi facilement les
pesticides que les expressions anglophones.
Comment
affirmer une identité nationale, comment revendiquer une qualité
spécifique à notre pays, comment gagner la confiance des autres
nations quand on brade sa propre langue, quand on se prosterne devant
le langage qui porte en lui les valeurs de la mondialisation et de la
médiocrité alimentaire ? Ces gens raisonnent de bien curieuse
manière, égarés qu'ils sont par des théories qui conduisent tout
droit dans le mur en niant ce label de qualité qui devrait faire la
force de la France.
Les
produits faits en France s'honoreraient de se présenter en version
originale. C'est ce qui est attendu à l'étranger quand il est
question du bien manger, de la qualité française, de notre
gastronomie reconnue comme participant au patrimoine de l'humanité.
Une exigence qui ne touche en aucune façon ces pauvres pantins
distingués qui n'ont que des anglicismes dans la bouche, des courbes
de croissance, des critères de rendement et jamais de qualité.
Je
sais que mes protestations ne toucheront pas ces distingués
représentants de la classe dominante, celle qui brade notre héritage
culturel, qui défend l'industrie et ses dérives au détriment d'une
agriculture ancrée sur le territoire, qui se vend au plus offrant et
ne se soucie plus de défendre le patrimoine national. Ce sont les
mêmes qui tiennent les rênes du grand syndicat agricole, chantre de
l'industrie phytosanitaire. Ainsi la manifestation sera patronnée
par un sieur dont je me refuse à évoquer le nom ici tant il
personnalise la dérive de l'agriculture prétendument moderne.
Et
la cerise sur le gâteau est telle que je m'étrangle d'indignation
en découvrant qu'un concours de cuisine sera organisé à
l'initiative de l'association régionale des industries alimentaires
du Centre-Val de Loire. C'est naturellement un « Open chef »,
pourquoi user d'un vocable francophone ? Pire que tout encore, ce
concours de cuisine se fera à partir de produits surgelés ou
conditionnés sous vide, transformés par les industriels de la
région. On mesure la conception de la qualité chez ces pauvres
traîtres à la nation. Du fait maison, comme il se doit dans un
monde parfait !
Il
n'est plus rien à espérer d'un pays qui s'abandonne ainsi à tous
les travers de la mondialisation. Je pensais que la gastronomie
demeurait un bastion et je découvre, affligé, que le pire n'est
jamais impossible. Plus rien ne tient dans une nation où la langue
est ainsi galvaudée. Demandez le programme de cette foire si le cœur
vous en dit, ne comptez pas sur moi pour vous le communiquer. Je tire
au cœur et j'ai la langue bien trop chagrine.
Je n'ai jamais été une
fine lame ce qui explique sans nul doute mon étonnement lorsqu'un
camarade exigea de ne disposer, pour son petit déjeuner, que de
couteaux à bouts ronds. Ayant une profonde méfiance vis à vis de
cet ustensile que je qualifie volontiers d'ostentatoire obsolète,
je me suis interrogé longuement sur cette curieuse réclamation.
Ne voulant pas rester dans
l'ignorance, je poussais un peu plus loin l'investigation, mettant
mon quémandeur sur le grill afin qu'il m'explique sa requête. Il ne
fallait cependant pas tarder car, le sus-dit personnage avait placé
devant lui depuis un petit moment une plaquette de beurre qui ne
demandait qu'à fondre.
Je devinais son impatience
à voir satisfaire sa demande coutelière. Il m'avoua sur un ton
véhément qu'il avait l'intention de mettre une pointe de beurre sur
une tartine qui justement venait de se manifester au sortir d'un
grille-pain. Mon hôte ne saurait plus attendre, un objet qui devait
servir son dessein.
Je le fis cependant
patienter en lui montrant toute ma ménagère, constituée uniquement
de magnifiques couteaux de Laguioles, estampillés comme il se doit
d'une abeille. L'autre de rétorquer, que pour le miel, une petite
cuillère suffirait mais que tel n'était pas pour l'instant son
désir de gourmand. Seul le beurre devait servir de sous-couche à la
confiture qu'il entendait appliquer par la suite.
À bout de patience devant
pareille obstination, je lui fis remarquer que pour une pointe de
beurre, une véritable lame effilée ferait bien mieux l'affaire que
cet ustensile qui permet parfois de suppléer à l'absence de
tournevis pour des usages non alimentaires. Nous n'étions
manifestement pas sur la même longueur d'onde.
Il était désormais à
bout de nerf, sa tartine avait perdu de sa tiédeur et son désir
beurrier allait s'en trouver compliqué. Il consentit alors à
m'expliquer par le menu les avantages du bout rond pour l'étalement
harmonieux d'une fine couche de ce produit laitier passé par la
baratte. Pendant ce temps, le café qu'il entendait servir dans un
bol, commençait à exhaler des effluves désagréables.
Je ne voulais pas avouer ma
défaite et usait d'une mauvaise fois qui m'est coutumière pour lui
asséner un argument que je pensais décisif. Je lui mis alors la
plaquette de beurre sous le nez afin de lui montrer combien l'usage
d'outils inadaptés se remarquait par des manières fort diverses de
couper la pauvre plaquette. Celle-ci avait subi des attaques en
règles sur toutes ses faces dans un désordre qui ne permettait plus
de reconnaître le merveilleux parallélépipède rectangle qu'elle
eut été à son premier déballage.
Les adeptes de la pointe
ronde sont notamment les principaux responsables du grattage
superficiel, celui qui m'exaspère en plus haut point. Cependant, en
lui montrant ces sillons crénelés sur le dessus de la motte, je
venais de me trahir. Manifestement, il y avait dans cette maison un
couteau à dents fines qui correspondait à son attente.
De guère lasse, je dus
avouer ma défaite et lui sortit d'un tiroir dérobé, ce fameux
couteau à bout rond qui lui fit retrouver sa bonne humeur
légendaire. Il n'eut du reste aucun mal à étaler sa science de
l'art « tartinier » tandis que fort mauvais joueur, de
mon côté, je devais me satisfaire d'une soupe à la grimace.
Ce petit déjeuner allait
me rester sur l'estomac tandis que la plaquette de la discorde finit
par prendre des allures de sculpture contemporaines. Nous avions
croisé le fer à fleuret moucheté tandis que pendant cette
querelle, un moustique sournois vint terrasser mon adversaire,
affirmant sans ambage, la supériorité du dard pointu.
Il
fut un jour pas comme les autres durant lequel une horde d’oisifs,
des êtres se contentant de vivre de la générosité publique, ce
que d’aucuns appellent habituellement l’assistance ou bien encore
les allocations chômage, se mirent en quête de la dignité
élémentaire que constitue un emploi. Ils avaient ouï, de la part
d’un personnage haut placé, une nouvelle incroyable, une prophétie
à moins que ce ne fut une galéjade cynique : « Il suffit de
traverser la rue ! »
Le
premier à se lancer de l’autre côté de ce vaste espace
incertain, fut ce qu’on nomme aujourd’hui un martyre de la
crédulité. Il avait été jardinier, un humble travailleur de la
terre. Il aimait ce métier qu’il avait choisi, il y avait été
formé. Il avait besoin de se sentir en contact avec la nature et
voilà qu’un guide, un gourou des temps modernes, un être
supérieur sans doute, issu d’une caste d’élus, lui demandait
d’affronter le bitume et l’asphalte, d’oser franchir cette zone
incertaine sur laquelle roulaient des véhicules devenus fous.
Le
brave jardinier ignorait alors que loin de l’humus, du terreau, il
allait perdre ses racines, se mettre en péril et surtout affronter
un monde sans règle ni pitié. Ses premiers pas sur ce territoire
inconnu furent facilités par le chef suprême. Sa parole l’avait
galvanisé, il avait foi en ce jeune personnage à la détermination
extrême. Il avait mis un pied sur la chaussée, puis un second,
poussé par sa confiance aveugle en celui qui devait changer le monde
…
À
son tour, le jardinier était en marche, il découvrait que c’était
possible, qu’il suffisait d’un peu de conviction pour franchir
l’obstacle. Des caméras étaient braquées sur lui, les
télévisions de tout le pays relayaient l'événement. Dans la
nation toute entière, chacun retenait son souffle. Ses semblables,
ceux qui depuis si longtemps avaient été laissés sur le bord du
chemin, cette route réservée aux seuls privilégiés, bien à
l’abri dans leurs limousines aux verres teintés, le suivaient des
yeux, espérant eux-aussi, jouir de cette folle espérance.
Chacun
était gagné par l’émotion. Le suspens était grand. L’homme
allait-il parvenir à vaincre cette course d’obstacles ?
Pourrait-il se faufiler dans le flot des nantis, des électeurs du
grand marcheur ? Sortirait-il entier de ce trafic endiablé ? Il
était là, au milieu de la circulation tel un toréador dans
l'arène. Un frisson parcourait spectateurs comme téléspectateurs
tandis que son guide avait depuis longtemps tourné le dos.
L’homme
conseilleur en effet avait d’autres chats à fouetter. Les finances
de sa petite entreprise étant dans un état déplorable, il était
contraint de profiter de cette journée Portes ouvertes pour jouer
les colporteurs, les marchands de colifichets. Il devait vendre des
babioles, toutes fabriquées par des sous-hommes dans des nations
lointaines et défavorisées, pour un salaire de misère. L’important
personnage n’avait cure de cette sordide réalité, l’essentiel
pour lui était de réaliser des bénéfices substantiels pour
refaire à la fois la façade de son palais et celle de son épouse.
Pendant
ce temps, le jardinier était planté au milieu de la route. Ayant
échappé plusieurs fois au pire, il était pétrifié, incapable
d’aller plus loin. Des bolides passaient de chaque côté, tous
klaxons hurlants. Il avait trouvé refuge, si ce terme avait encore
un sens dans sa situation, sur un clou, ultime vestige d’une époque
lointaine où les piétons traversaient en sécurité, simplement
pour aller de l’autre côté de la rue.
Le
jardinier aurait aimé se sentir pousser des ailes. Il aurait pu
ainsi se sortir du mauvais pas dans lequel l’avait placé ce beau
parleur. Maintenant, il n’avait plus le choix. Ne plus bouger et il
risquait de rentrer dans la catégorie des chômeurs de longue durée,
non indemnisés. Avancer encore et il allait être broyé par cette
société dans laquelle il n’avait jamais trouvé sa place. Sur le
trottoir, les cris d’encouragement semblaient le pousser à oser ce
saut dans l’inconnu, cette multitude active et en mouvement qu’il
avait regardée jusqu’alors de trop loin.
Il
écouta la foule, il fit un pas de plus, un pas de trop. Il fut
écrasé par un transport de fonds. Son corps passa sous les roues,
il fut laminé. Il n’était plus que de la charpie, happé, broyé,
éviscéré par tous les autres véhicules, indifférents, qui
passaient, négligemment sur ses restes. Face à cette horreur, les
autres, ceux qui auraient pu suivre ses pas se retournèrent contre
celui qui l’avait poussé dans cette équipée sauvage …
L’homme
important, tout en comptant et retenant les bénéfices de son
opération de promotion patrimoniale, se retourna alors vers la
terrible scène qu’il avait indirectement provoquée. Surpris qu’on
puisse s’indigner de ce qui venait de se passer, il déclara : «
Que me reprochez-vous ? En lui proposant de faire de la cuisine
plutôt que du jardinage, je ne me suis pas trompé. Voyez le
résultat, il est au-delà de mes promesses. L’homme courageux qui
m’a écouté a réalisé son projet. Il ne pouvait espérer au
mieux qu’une jardinière de légumes et son projet est consommé,
un potage vaut mieux qu’un potager ! »
Cette
fois, Freluquet, puisqu’il s’agissait de lui, était allé trop
loin. Il venait de montrer son véritable visage tout autant que le
profond mépris qu’il avait pour cette plèbe dont il prétendait
faire le bonheur sans jamais croire à cette affirmation. Ceux qui
avaient avalé sa promesse d’emploi de l’autre côté de la rue,
le poussèrent dans le flot de la circulation. Il fut à son tour
écrasé, non pas par le flot des véhicules mais par la colère des
laissés pour compte.