En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Alors
que dans nos grandes villes se multiplient les officines vendant du
pain à grande échelle tout en prétendant être de joyeux artisans
qui mettent scrupuleusement la main à la pâte, il me vient l’envie
de célébrer le bon pain : celui à la croûte craquante, qui
reste présentable le lendemain et qui a du goût sans l’apport
douteux de graines, fruits et autres ingrédients, tous plus
surprenants les uns que les autres, pour faire grimper le prix et
redescendre le plaisir gustatif.
Le
bon pain a de la tenue. C’est d’ailleurs là sa qualité
première. Il ne cède pas à la mode du tout mou, de l’insipide,
du spongieux que nous impose un diktat venu d’outre-Atlantique. Il
nécessite, c’est là son défaut, d'avoir de bonnes dents. Mais
accordons-lui le droit de subir le trempage au petit déjeuner ou
dans la soupe si, par malheur, vous n’aviez pas la dent dure.
Le
bon pain a de la couleur. Fuyez donc les pains pâles, incolores,
tristes et moroses. Je frémis à chaque fois que j’entends dans la
file d’attente :«Pas trop cuit, je vous en prie ! » Autant
aller se réfugier dans le monde sous plastique des pains de mie qui
ne sont pas mes amis. Le pain doit démontrer son amour du four ;
il doit porter en lui quelques traces de ce combat, mené avec le
bois qui lui a donné des teintes en lesquelles on puisse avoir
confiance.
Le
pain est dense. Sa mie ne fait pas semblant d’occuper l’espace.
Elle s’impose, se gonfle de sa majesté, accepte quelques bulles
qui démontrent sa vigueur et le travail d’un levain qui sait se
tenir. Elle a de jolis reflets et ne se donne pas entièrement à un
blanc de pacotille. Elle aime se teinter de gris, de brun, de jaune
et ne se refuse jamais à d’autres céréales ni au sarrasin, ce
faux frère jumeau.
Le
pain fleure bon ou bien il n’est qu’un ersatz de fripouilles
habillées de blanc. Il est issu des meilleures farines :celles
qui n’acceptent pas de subir les traitements honteux de céréaliers
indignes qui font pousser la graine à coup de produits toxiques. Il
convient de ne pas fréquenter les farines douteuses ; le pain
réclame de la qualité en toute chose et surtout pour sa matière
première.
Le
pain a ses pudeurs également. Refusez donc la théatralisation du
four en devanture. À supposer vraiment qu’on y fasse réellement
du pain destiné à la vente, demandez-vous si la pâte supporte
aisément les courants d’air, si l’hygiène y est garantie, si le
travail, sous le regard de la clientèle, est acceptable et agréable.
Le pain doit se maturer dans le secret du laboratoire et ne pas jouer
les vedettes sous le regard amusé de curieux en goguette.
Le
pain enfin se plaît dans les mains d’une vraie boulangère. Il a
besoin de passer en douceur de sa boulangerie à votre domicile par
une joyeuse transaction. La dame saura vous parler de la pluie et du
beau temps, prendra des nouvelles du petit dernier et surtout vous
calculera de tête le montant de la commande. Refusez donc les boîtes
à pain où la vendeuse ou le vendeur est incapable du moindre calcul
mental. C’est un pain sans tenue que celui qui exige la retenue
électronique.
Le
pain est enfin un métier à part entière. Il exige temps et
formation, patience et amour. Si votre boutique multiplie les offres
de vente, c’est qu’il y a un doute sur la qualité de sa fonction
première. Repoussez ceux qui font de la restauration rapide :
ce sont des marchands de fric. L’épicerie n’est guère plus
compatible avec le métier . Seule la pâtisserie peut justifier une
double toque, à condition qu’elle ne soit ni pompeuse ni
prétentieuse.
Le
bon pain a besoin d’une vraie boulangerie. Éloignez-vous donc de
ces grosses boutiques rutilantes. On veut vous pétrir pour que vous
y dépensiez le plus d’argent possible. Ce sont des margoulins qui
tiennent pareil endroit. Le bon pain se vend à prix raisonnable ;
les prix fantaisistes relèvent de la grivèlerie organisée par des
bandits qui veulent vous mettre le nez dans la farine. Seul le petit
artisan vous prépare amoureusement du bon, du vrai, du goûteux pain
comme autrefois, servi sans artifice d’emballage et à un prix
raisonnable.
Il
advint cette fois-là qu' en bord de Loire du côté de Nevers, sur
la rive gauche, celle qui conduit au bec d' Allier, une charmante
jeune fille vaquait à son ouvrage. Vint à passer un marinier à
pied qui, revenant de Nantes, s'en retournant à Roanne pour un
nouveau voyage à bord d'une salambarde. Victor était son prénom,
« Le jeune coq ! » était un sobriquet qu'il avait hérité
de ses compagnons toujours prompts à dépeindre les petits travers
des uns et des autres.
Annette
n'était pas fille comme les autres. Son père, Claude, était un
homme redoutable, mauvais coucheur et d'humeur versatile. Partout à
la ronde on craignait les colères de ce personnage lugubre sur
lequel circulaient bien des légendes. Sa mère était bien vieille,
si bien que des voisins, la médisance coutumière, se demandaient
par quel miracle cette femme avait pu donner naissance à une telle
beauté. Cependant, la réputation des parents d'Annette était telle
que nul ne s'aventurait à venir élucider ce mystère.
Annette,
la pauvrette, pâtissait des bruits circulant à propos de ses
parents. Pour charmante qu'elle fût, pas un garçon à marier du
voisinage ne songeait à venir batifoler dans les parages. Les hommes
ne sont pas aussi courageux qu'ils veulent bien le laisser supposer
par leurs vantardises ! C'est ainsi qu'Annette craignait de coiffer
sainte Catherine comme cela se pratiquait ici comme dans nombre de
régions.
Victor
avait marché depuis de longues heures. Il n'avait pas trouvé à se
faire embaucher au halage ; il lui tardait de rentrer à Roanne
pour embarquer de nouveau et aller sur l'eau. Marinier à pied, il
trouvait la situation humiliante et bien lourd ce coffre de bois
qu'il portait sur l'épaule et qui contenait tous ses effets. La vue
au loin, sur le chemin des ânes, d'une jeune fille tout attentive à
son ouvrage, lui redonna force et vigueur.
Victor
ne savait rien de la réputation des parents de la demoiselle. Il ne
voyait que ses yeux, le dessin de sa bouche, l'élégance de sa
silhouette et la grâce de ses gestes. Il eut envie d'entamer la
conversation avec cette inconnue. Le jeune coq avait trouvé une
belle poulette qui lui faisait rougir la crête. Ses compagnons
mariniers n'eussent pas manqué de se moquer de lui, s'ils avaient
été présents.
Le
destin, fort heureusement, l'avait laissé seul sur son chemin. Sans
les niaiseries de ses camarades, il put se montrer à son avantage et
attirer l'attention de la brodeuse. De fil en aiguille, évoquant
tour à tour le temps qu'il faisait, la beauté de la rivière, les
difficultés de la navigation depuis l'arrivée récente du chemin de
fer, les nouvelles de la capitale et d'autres sornettes encore, la
conversation prit des tournures plus intimes.
Annette
posa son ouvrage, Victor son lourd coffre. Elle lui proposa de venir
s'asseoir à côté d'elle ; ils échangèrent leurs prénoms,
ils se plurent, sans se connaître pourtant, ce qu'on désigne
mystérieusement par Coup de foudre. Victor confia ses espoirs et
ses envies, Annette ses rêves et son désir de partir loin de là,
en bord de mer et même, si c'était possible, au milieu de l'eau.
Victor
sentait la fin prochaine de la marine de Loire ; l'idée de
changer de destin avec cette jeune fille si agréable s'imposa à lui
comme une évidence. Fini son sobriquet ridicule, abandonné ce
métier qui vous transforme en vagabond la moitié du temps,
oubliées, peut-être, sa misère et cette vie monotone. Annette
voyait en ce garçon l'occasion de rompre le cordon, de partir loin
de ses vieux parents qui n'avaient jamais montré beaucoup de
tendresse à son égard.
En
bien plus de regards que de mots, ils se comprirent, se plurent et
enfin s'embrassèrent pour dire ainsi ce que leurs bouches séparément
n'auraient jamais si bien exprimé. Ce fut un moment merveilleux, une
fusion immédiate qui bouleverse l'existence, donne des ailes et
repeint le monde en rose quand on en est l'acteur.
Il
était clair qu'une passion folle couvait en ces instants. Tous deux
avaient d'ailleurs compris l'évidence. Jean n'était pas inquiet ;
personne ne l'attendait du côté de Roanne : le garçon était
orphelin ; son père, boulanger, s'était retrouvé le nez dans
la farine et sa mère avait préféré la compagnie d'un joli berger.
Il n'avait ni biens ni attaches. Libre comme l'air, il pouvait suivre
la nouvelle voie que semblait lui indiquer sa destinée.
Anne
redoutait, quant à elle, la réaction de ses parents. Comment
allaient-ils recevoir ce garçon qui allait sur les chemins ?
Elle avait déjà entendu son père qui pensait pis que pendre des
mariniers : ces gars qui traînaient sur les routes. Pour lui,
ce n'était pas une profession d'avenir ; on parlait de ce train
qui allait mettre au rancart ces sacrés lascars.
Alors
qu'ils en étaient là de leurs interrogations et que les bouches
continuaient de se mêler avec ferveur, le père fit une apparition
fracassante. Cris, injures, menaces ; l'homme vitupérait ce
chenapan qui « becoquait » sa fille, la prunelle de ses
yeux. Il exigeait des excuses et le départ immédiat de ce traîneux
d'grève.
Victor
se dressa face à lui ; l'homme ne lui faisait pas peur :
sa détermination soudaine se renforçait du désir de n'être pas
ridicule face à celle que la destinée lui avait choisie. Sans
préambule ni circonvolutions langagières, le garçon déclara sa
flamme et son désir d'épouser la belle. Anne était tout aussi
interloquée que ravie.
Le
père fut brisé dans son élan belliqueux. Il se radoucit quelque
peu, cogitant sans doute une parade à ce coup inattendu. Bien vite,
ayant repris ses esprits, il déclara à ce garçon éhonté qu'il
lui fallait d'abord remplir une épreuve pour démontrer à sa fille
ses vertus. La demande pour surprenante qu'elle fût ne parut pas
désarçonner le tout récent cavalier d'Anne.
Le
père lui demanda alors d'aller quérir sur-le-champ trois œufs
d'oie sauvage dans une île au milieu de la rivière, là où
précisément se mêlent les eaux de la Loire et de l'Allier. Le
garçon, porté par la force de sa passion, traversa sans coup férir
le bras de rivière, pourtant profond en cet endroit, et se mit à la
recherche de ce qui semblait impossible à trouver.
Quelques
minutes plus tard, il revenait trempé et souriant. Il avait trouvé
ce que le méchant bonhomme lui avait mandé. L'autre ne se démonta
par pour si peu ; il grogna plus qu'il ne demanda que dans
l'instant le marinier sépare le blanc du jaune sans la moindre trace
de mélange. Il lui tendit deux saladiers qui justement étaient là
et ne demandaient qu'à servir de réceptacles.
Victor
était adroit : il avait souvent aidé son père dans le
fournil. Il s'appliqua grandement à cette tâche délicate,
craignant que les œufs ne fussent pas de première fraîcheur ou
bien pire encore. Le miracle eut lieu et jamais on n'avait vu des
œufs aussi frais que ceux-là. Alors l'homme tendit une fourchette
au garçon et exigea de lui qu'il batte le blanc en neige et les
jaunes en mousse onctueuse.
Il
l'en croyait incapable et fut bien attrapé de voir qu'il réalisa
parfaitement ces gestes dignes des meilleurs cuisiniers. Sa fille
avait bien de la chance d'avoir trouvé un marinier qui sût faire
autre chose de ses mains que des nœuds marins et des tours
pendables. Mais le Claude ne voulait pas s'avouer vaincu. Il était
maraîcher, il savait les légumes de saison ; il demanda à son
postulant de gendre d'aller quérir des oignons sauvages afin de lui
préparer une omelette onctueuse.
Victor
savait les plantes : sa grand-mère l'avait initié à la
science herboriste. Il partit à la recherche de ce que l'homme à
convaincre pensait impossible à trouver en bord de Loire. Il en
profita pour ramasser une épervière, cette fleur rare et sauvage,
qu'il offrit à Annette à son retour avec cinq bulbes d'oignons
sauvages.
Il
se mit en cuisine, prépara une omelette comme nul n'en avait
jusqu'alors mangé. Il dressa la table pour servir, le père, la mère
et leur fille. Ceux-ci se régalèrent tant et si bien que tous les
obstacles furent levés pour accorder ce que les deux jeunes gens
désiraient tant. Victor Poulard épousa Anne Boutiaut que tous
appelaient Annette.
Ils
s'installèrent au Mont Saint-Michel où le couple ouvrit une
auberge. La réputation de l'omelette de la mère Poulard fit la
fortune de la maison. Qu'importe si c'est son Victor qui en fut le
créateur. On ne fait pas d'omelettes sans casser quelques œufs et,
pour épouser une belle oie blanche, un marinier était prêt à tous
les prodiges et à accepter bien des concessions à la vérité.