En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
advint qu'une étrange dame se prit d'un curieux désir en cette
époque lointaine où le genre déterminait le champ des possibles.
Elle avait en tête, le désir inconcevable pour beaucoup de piloter
son bateau. Si aujourd’hui, la chose peut paraître normale, il lui
fallut cependant, en cette société révolue abattre bien des
réticences hautes comme des montagnes, repousser plus encore
obstacles et crocs en jambe pour devenir comme elle en rêvait
Capitaine et seule maîtresse à son bord. Pour faire de son
incroyable dessein un destin que nul ne parviendra à entraver, elle
dut faire preuve d'une détermination sans faille et d'un courage à
toute épreuve. Plus encore, il lui fallut imaginer elle-même son
navire car les tenants d'un conservatisme forcené n’entendaient
pas lui tendre la main. C'est ainsi qu'en faisant des pieds et des
mains, elle parvint à aplanir toutes les difficultés qui se
dressèrent sur sa route.
Même
si la marine de Loire a montré l’exemple en matière de place
accordée à la gente féminine, il n’en reste pas moins que la
femme à la barre, a encore souvent, bien du mal à être acceptée.
L’égalité entre les hommes et les femmes demeure une vue de
l’esprit qui se fracasse aux mesquineries et au machisme, quelles
que soient les époques et les castes. L'aventure de Marie-Madeleine,
quoique relevant d'un passé incertain, n'en demeure pas moins d'une
désolante actualité.
Revenons
sur la Loire pour satisfaire au grand rêve de Marie-Madeleine. Femme
opiniâtre, elle parvenait à faire chavirer ses innombrables
détracteurs en les noyant dans la profondeur incomparable de ses
yeux diaboliques. Elle usa de cette énigmatique magie pour parvenir
à ses fins, envoûtant ou charmant les moins retords, vampirisant
l'âme des plus obtus jusqu'à anéantir toutes leurs réserves. Ce
que femme veut, elle finit toujours par le concrétiser pour peu
qu’elle dispose de solides atouts dans son jeu d’alouette.
C'est
son grand-père maternel qui lui avait enseigné toutes les ficelles
et les roueries de ce jeu de cartes ancestral. Forte de ce savoir,
elle maîtrisait l’art de la menterie, de la dissimulation ou bien
du bluff. Elle pouvait tout autant prendre la main et jeter aux
chiens les arguments fallacieux qui prétendent la femme inférieure
à ceux qui placent leur honneur dans leur entre-jambe. Autant de
compétences nécessaires quand on veut mener sa barque sur un long
fleuve in-tranquille.
Ayant
rabattu les mauvaises langues, rebattu les cartes de la destinée,
battu les idées reçues, elle rafla la mise. Un beau jour, le rêve
devint réalité, elle baptisa son bateau :
«
Damona » du nom de la déesse celte des sources et des
rivières, déesse guérisseuse qui avait la particularité
d'accompagner dans l'eau le malade qu'elle voulait apaiser. Ayant
pour emblème un épi de blé et un serpent, Marie-Madeleine décora
ainsi la proue de son magnifique bateau. Quand elle était aux
commandes, tenant solidement son macaron, elle avait le sentiment de
vivre un rêve éveillé qui la comblait d’aise.
Tout
Capitaine qu’elle puisse être, elle n’en était pas moins femme
avec ses innombrables qualités pour mener à bien son entreprise
flottante mais aussi ses petits travers qui font tout le charme et la
magie de cette autre moitié de l'humanité. Chez elle, il y avait
une nécessité impérieuse, une curieuse exigence, un caprice
diraient ceux qui ne la connaissent pas bien ; la dame pilotait son
magnifique coursier de Loire, non pas pieds nus comme ses collègues
portant braguette, mais en chaussettes. Les uns prétendaient que
c'était là fantaisie, d'autres recherche d'élégance, certains
plus prosaïques la prétendaient frileuse tandis qu'elle affirmait
sans détour que ce détail vestimentaire lui évitait de glisser sur
le pont.
Ne
riez pas, certains s’affublent d’une longue cape satanique ou
bien d’un grand chapeau de feutre, d’autres se travestissent en
pirates ou en improbables flibustiers. Il se murmure même que
certains se couvrent d’un béret pour raconter des sornettes. Elle
n’avait besoin que de se sentir à l’aise sur le pont dans des
petites chaussettes blanches qu’elle comptait bien tricoter
elle-même. Quoi de plus naturel quand on se prénomme
Marie-Madeleine ?
Mais
voilà que diablerie s’était glissée dans ce désir. La dame
toute marinière qu’elle était n’en était pas moins diablesse,
fée ou bien intrigante. Elle en avait envoûté plus d’un et tous
ceux qui pourraient accréditer cette particularité, ne sont jamais
sortis de ses rets. Elle voulait une laine spéciale, un fil plus
inaccessible encore que celui d’Ariane. Elle qui avait les yeux
couleur de rivière, c’est vers le ciel qu’elle portait ses
regards.
L’enchanteresse
s’était mis en tête que s’il y avait des moutons dans le ciel
de cette magnifique Vallée de la Loire, c’est qu’il devait bien
y avoir dans la nue quelques bergères pour filer sur un rouet, la
laine de ses vœux. Je ne sais par quel prodige elle obtint sa laine
magique mais toujours est-il qu’un joli soir de pleine Lune, la
dame pouvait enfiler ses chaussettes venues des nuées et filer sur
l’onde céleste de notre magnifique rivière.
La
suite est délectable pour peu que vous donniez foi aux légendes et
aux mystères sacrés. Lors d'un voyage que j’eus le bonheur de
partager à son bord, la Capitaine Marie-Madeleine se prit les pieds
dans la chaîne d’une ancre qui traînait négligemment sur le pont
avant. Elle trébucha, perdit l’équilibre et tomba dans les flots
obscurs d’une Loire, ce jour-là dans l'une des furies dont elle a
le secret.
Ceux
qui assistèrent à ce drame pensèrent ne jamais la revoir. Pourtant
lors de sa chute, les chaussettes célestes s’accrochèrent à un
maillon de chaîne et se défirent tout au long de la lente et
inexorable chute de leur propriétaire. Ces deux fils fragiles
allaient-ils pouvoir la retenir à la vie et permettre qu’on la
sortît de ce très mauvais pas ? Beaucoup en doutaient quand un
raconteur d’histoires se présenta avec deux aiguilles d’or ;
un curieux personnage, héritier d'une tribu de tisserand.
L’homme
se mit en demeure de tricoter sans relâche les deux fils de laine.
Il fit, à la surprise de tous les témoins, non pas des chaussettes
mais une sorte de grand sac de laine. Plus ses aiguilles tricotaient
plus le mystère pesait sur ce navire ou la stupéfaction avait
remplacé l’angoisse. Chacun voyait bien qu’il se passait là
quelque chose qui échappait au naturel, à la norme et aux raisons
de la logique humaine.
Quand
son sac eut pris forme, qu’il était à quelques mailles d’être
enfin achevé, une forme sortit des eaux accrochée par les deux
autres extrémités de ce que le tisserand tricotait. Marie-Madeleine
ressortit des flots, ou du moins celle que nous pensions être encore
la gentille Capitaine. Cependant, elle n’était pas tout à fait
celle qu'elle avait été avant que de choir dans les profondeurs. La
dame était couverte d’écailles tandis qu'à la place de ses deux
jambes, une magnifique queue de poisson n'avait plus besoin de
chaussettes.
Marie-Madeleine,
le temps de sa longue immersion s'était faite sirène pour épargner
sa vie. Elle cacha sa queue de poisson sous le curieux sac de laine
qui l’avait ramené à la surface et depuis elle pilote son bateau,
faisant croire à ses passagers qu'elle a besoin de dissimuler ses
petits petons pour conduire une si belle embarcation. Les moutons ne
sont plus au ciel, ils font désormais cortège à la dame en
hérissant la rivière de délicats clapots.
Si
vous avez perdu le fil de mon histoire, n’en soyez pas contrarié.
Il vous suffit de chercher quelque part sur la Loire, la capitaine
aux yeux de lumière et au sac de laine. Embarquez avec elle, quand
la Lune éclairera les flots vous découvrirez l’étrange et
sublime métamorphose de Marie-Madeleine, sirène de la rivière et
déesse Damona pour peu que vous ayez encore une âme d'enfant.