lundi 31 octobre 2022

Les trois sœurs Parques

 

La lanterne de Samonios …






Il était une fois, en un temps très lointain, un village en bord de Loire, à la lisère de la Bretagne. Les uns prétendent que l'aventure se déroula là où se dresse aujourd'hui Mauves sur Loire, d'autres affirment que c'était à Oudon, à deux pas de là. Mais qu'importe la localisation exacte de cette étrange histoire, c'est de celle-ci qu'il faut se soucier ici …


Dans ce hameau, étaient trois sœurs qui avaient décidé de vivre ensemble tout en se passant du commerce des hommes. Elles prétendaient tenir des métiers qui étaient alors souvent réservés au sexe qu'on prétend fort. Les dames avaient du caractère en bonnes bretonnes qui se respectent ; elles avaient aussi du talent dans leur art, si bien que les clients jamais ne leur manquèrent, faisant fi de leur genre pourvu qu'elles travaillent aussi bien qu'un porteur de braies.


Arthémise, l'aînée maniait la forge et l'enclume ayant appris auprès de son père le métier de charron taillandier. Ses outils étaient célèbres dans toute la contrée pour leur finesse et leur robustesse. Elle avait d'ailleurs équipé sa cadette, Clothilde, des meilleurs instruments qui soient pour travailler le bois. Celle-ci était charpentière, comme elle aimait à dire. Elle avait de la magie dans les mains et ses pièces de bois étaient d'une beauté rare. Quant à la plus jeune, Nora, elle avait souhaité hériter de leur mère, le métier de tisserande. Elle créait les étoffes les plus solides qui soient dans le lin et le chanvre du pays breton.


Dans la demeure des filles Parques, le travail ne manquait jamais ! Les trois sœurs ne prenaient ni repos ni congés ; elles aimaient tant leurs métiers qu'elles y consacraient toute leur existence. Quand l'ouvrage de l'une exigeait de la main- d'œuvre, les deux autres lui fournissaient aide et conseils. Chacune était capable d'exécuter le travail de l'autre; c'est ce qui faisait leur force et leur grande réputation au-delà de leur province, en toutes les contrées de Loire.


Un soir de pleine lune (comment put-il en être autrement ?), un étrange personnage, maigre et élancé, au visage émacié, vint frapper à la porte des sœurs. Si l'homme avait une allure inquiétante, ce n'était nullement une raison pour lui proposer mauvais accueil. Les filles Parques n'aimaient pas juger les clients à leur mine, aussi, écoutèrent-elles attentivement ce visiteur d'un soir.


« Votre réputation est venue jusqu'à moi. J'arrive d'une région lointaine, si éloignée d'ici qu'il me semble bien improbable qu'un de vos voisins en soit revenu un jour. Pourtant c'est à vous que je souhaite confier un travail d'importance. J'ai besoin d'un bateau construit en un bois exotique : le mancenillier, que je vous ferai livrer par voie d'eau dès demain si vous acceptez ma commande. Je veux que tous les pièces de navigation soient en fer et j'ai entendu louer votre adresse en ce domaine. J'ai besoin d'une grande voile de lin que je veux noire comme la nuit et plus solide encore. Pour faire bonne mesure, j'ai besoin d'une faux dont le tranchant se situe à extérieur ! »


Les sœurs furent un peu surprises d'une telle commande. Cependant elles aimaient les gageures et l'homme leur en proposait une formidable ! Qui plus est, ce client peu ordinaire voulait être livré à la prochaine lune, le premier soir du mois de Samonios selon le calendrier celte encore en vigueur alors dans cette région. L'homme leur promettait une bourse pleine d'or si elles tenaient le pari. Elles acceptèrent bien légèrement, il me semble …


Le lendemain matin, tout ce qu'il leur fallait pour commencer cet incroyable chantier leur était livré par des serviteurs aussi peu ordinaires que leur maître. Les hommes ne dirent pas un mot, laissèrent les matériaux et disparurent aussi mystérieusement qu'ils étaient arrivés. Pourtant, une fois encore, rien ne semblait arrêter les sœurs Parques dans leur volonté de venir à bout de ce défi.


Elles se mirent au travail. La forge ne cessa de brûler durant la première semaine. Puis ce fut au tour des lames de couper le bois tandis que le rouet tournait sans arrêt. La maison était une ruche, l'atelier une fourmilière. Il y avait toujours du mouvement, du bruit, des femmes en action, allant en tous sens. Elles n'étaient que trois ; elles semblaient bien plus …


L'ouvrage avançait. Les voisins venaient regarder en s'interrogeant sur le mystère qui prenait corps sous leurs yeux incrédules. Le client, dont personne se savait rien, avait laissé des consignes précises, des plans et des dessins sur de curieux parchemins. Les sœurs accomplissaient des prouesses pour respecter un délai que nul charpentier naval n'avait jusqu'alors tenu pour construire un bateau. En plus, elles armaient le bateau pour qu'il soit prêt à servir le soir prévu de la livraison. Manifestement, c'est la belle embarcation d'un passeur qu'elles réalisaient là.


Le soir de la commande était venue. Le travail était achevé. Arthémise, Clothilde et Nora n'avaient guère pris de sommeil durant cette lune. Elles n'en oubliaient pourtant pas la fête de Samain qui devait se tenir cette nuit là. Arthémise prépara selon la tradition, un formidable feu dans la cheminée et posa sur la table des bûches afin que de mystérieux visiteurs puissent se chauffer pour leur long voyage. Clothilde avait mis à cuire de succulentes pâtisseries et elle les avait laissées, elle aussi, sur la table pour les inconnus qui étaient attendus. Quant à Nora, elle avait trouvé le temps de tisser de grandes capes qui étaient également promises à ceux qui devaient passer dans la nuit …


Ayant respecté la coutume comme elle se pratiquait alors, les sœurs Parques, l'esprit tranquille s'étaient rendues en bord de Loire pour livrer leur ouvrage à celui qu'elles attendaient. Celui-ci arriva bien après le coucher du soleil, au moment où la Lune, grosse et ronde montait fièrement dans le ciel. L'homme était encore bien plus inquiétant que lors de sa première visite. Dans la nuit , ses yeux brillaient d'une curieuse lueur.


Il admira le travail des trois sœurs. C'était en tous points semblable à ses désirs. Il se frottait les mains, jamais on ne lui avait construit un bac aussi élégant , une faux aussi fine et tranchante, une voile aussi noire et solide. Fou de joie, il se mit à sauter , se lançant dans une danse diabolique avant de retrouver ses esprits. Il récupéra ses parchemins afin que nul ne puisse reconnaître son bateau.


« Mesdames, vous avez réalisé des merveilles. Vous méritez bien l'immense récompense qui vous attend sur l'autre rive : une bourse pleine de belles pièces d'or comme jamais vous n'en avez eu. Mais pour la mériter , il faudra m'accompagner et remplir une petite condition. Vous tiendrez une chandelle et , si celle-ci ne s'éteint pas durant la traversée, vous serez payées au-delà de vos espérances. Mais si la flamme vient à disparaître, vous devenez mes passagères et jamais vous ne reverrez les rives de la Loire ! »


N'importe quelle femme de ce pays se serait enfuie mais point nos sœurs Parques. Elles se concertèrent et la cadette se précipita dans le jardin de la maison et revint avec une belle gourde pèlerine appelée encore calebasse quand on la vide. Sa sœur la creusa avec l'adresse de celle qui manie le couteau à bois en façonna une lanterne dans laquelle l'aînée fixa soigneusement la chandelle.


Le mystérieux client regardait d'un air sardonique ces préparatifs qu'il jugeait vains. Sûr de son pouvoir, il embarqua les dames, certain d'avoir gagné de nouvelles âmes. Subitement, au milieu de la Loire, le vent se leva et souffla avec une force incroyable. Dans le même temps, des trombes d'eau tombèrent du ciel. La rivière s'agita, le bateau allait au gîte. Mais rien n'y fit ; la chandelle continua de briller fièrement à l'abri de sa calebasse, accrochée solidement à la vergue.


Arrivé à l'autre rive, l'Ankou, puisque c'est de lui qu'il s'agit, dut reconnaître sa défaite. Il remit à contre-cœur une grosse bourse aux trois sœurs et disparut sur la Loire à bord de sa célèbre barque . Beaucoup de gens du pays eurent un jour à utiliser le bateau et son étrange capitaine. Aucun n'en revint jamais. Seules les sœurs Parques avaient vaincu le démon.

Pour revenir chez elles , elles durent faire un grand détour en allant chercher un pont fort loin sur la Loire car l'Ankou, mauvais joueur, ne les avait pas reconduites sur la bonne rive. Enfin elles retrouvèrent leur demeure. Les présents qu'elles avaient laissés sur la table, avaient disparu. Leur client manifestement , avait eu le temps de trouver des passagers pour la traversée dans l'autre monde et ces derniers étaient venus quérir les présents pour ce long voyage. Longtemps, très longtemps encore, le bateau de l'Ankou remplit son terrible office. Il faut dire que les sœurs avaient fait du bel ouvrage.


De nos jours, certains prétendent creuser des citrouilles pour célébrer la nuit des défunts. S'ils réveillent ainsi de vieilles légendes celtes, s'ils commémorent sans le savoir la fête de Samonios, ils commettent une grave erreur, les cucurbitacées en ce temps-là n'étaient pas connues en Europe. Riez donc sous cape et pensez, en voyant leurs grimaces feintes, qu'il faut être bien gourde pour confondre une calebasse et une citrouille. Les sœurs Parques ne s'y étaient pas trompées et c'est ainsi qu'elles purent vivre le reste de leur âge. On ne s'approprie pas une légende ancienne sans en connaître la véritable histoire. C'est la seule morale de cette fable de Loire …


Quant à ceux qui croient aux pitreries d'Halloween, il se murmure que jamais les sœurs ne dépensèrent les pièces d'or gagnées de si étrange manière. Elles se dépêchèrent de les enterrer bien vite dans leur jardin. Il se dit qu'en ce lieu mystérieux, poussent encore des « Cucurbita lagenaria ». C'est ainsi qu'il vous sera possible d'employer votre soirée à des choses bien plus utiles ; au lieu d'importuner les braves gens, cherchez donc le trésor des sœurs Parques quelque part entre Mauves et Oudon.




dimanche 30 octobre 2022

Un compagnon pour la sorcière

 

Irène et le crapaud






Irène, la Malnoue de Sologne, pour passer le temps, à moins que ce ne soit pour penser à de nouveaux sortilèges, se promenait tranquillement au bord d’un étang quand un héron attrapa dans son bec un petit crapaud qui passait à proximité de l’oiseau aux aguets. Ce spectacle propre à la loi immuable de la nature eut cependant l'heur de déplaire à la vieille sorcière. Il faut bien admettre qu'elle avait une préférence affirmée pour le crapaud qui en bien des aspects avait de nombreuses similitudes avec elle dans l'esprit des gens du pays.


Le pauvre batracien se trouva pris au piège de l’oiseau qui, importuné par la présence de la sorcière dont il devinait les pouvoirs maléfiques, s’envola pour déguster sa prise plus loin. Le héron, hasard ou intervention diabolique, trouva sur son chemin une corneille agressive qui l’attaqua en plein vol. La corneille, j'espère que vous garderez ce secret, venait précisément de s'envoler de l'épaule de dame Irène.


Pour se défendre de ce charognard redoutable, l'échassier qui n'est pas des plus à l'aise en vol, lâcha le crapaud pour prendre la fuite. Tandis que la corneille, sa mission accomplie revint se percher sur sa maîtresse, le batracien qui venait de vivre son baptême de l'air, tomba mollement sur un tapis de bruyère, au pied de La Malnoue.

La bonne sorcière de Sologne croyait aux signes du destin même quand, comme dans le cas présent, elle lui avait donné un petit coup de main. Irène prit le crapaud dans sa menotte, l’observa attentivement. Elle savait qu’elle était trop vieille pour profiter d’un époux ; le temps était passé de batifoler dans la forêt et de mener grand sabbat. Cependant, elle se sentait seule. La présence des vipères, de sa corneille et de quelques chouettes et hiboux ne pouvait combler sa terrible solitude.


La Malnoue éprouva soudain le désir d’avoir un fils à chérir qui s’occuperait d’elle tendrement. Point n'était besoin pour elle de recourir à un quelconque inséminateur ou à des procédés que la science ignore, elle savait comment s'y prendre dans le catalogue de ses pouvoirs miraculeux. Elle embrassa le crapaud qui se transforma sur-le-champ en un jeune berger.


Durant deux années, La Malnoue et son fils adoptif vécurent heureux sans qu'elle déclarât cette naissance aux services de l'état civil de sa commune. Elle n'eut d'ailleurs qu'à se féliciter de cette petite omission. Mais ceci, nous le découvrirons plus tard. Toujours est-il que cette compagnie modifia singulièrement le comportement de l’irascible sorcière. Les gens du bourg se félicitèrent d'une métamorphose dont ils n'avaient pas l'explication, Irène s’évertuant à tenir au secret son rejeton adoptif.


La vieille avait cessé de jeter des sorts ; les gens du voisinage s’en trouvaient fort bien. Elle passait son temps à raconter des histoires à dormir debout à ce fils tombé du ciel. Est-ce pour ça que ce pauvre diable, levait souvent les yeux aux cieux quand sa mère lui racontait des sornettes.


Le jeune homme du reste commençait à trouver le temps fort long, d’autant que sa vieille mère radotait de plus en plus sérieusement. De son côté, la birette s'inquiétait de perdre la main à se montrer trop gentille depuis tout ce temps. Ce fils finissait par lui peser grandement et surtout, elle avait grande crainte de perdre ses pouvoirs maléfiques qu'elle s'était juré de ne pas mettre en œuvre devant lui.


Un jour, ça va de soi, elle eut une mauvaise idée derrière la tête. Irène interrogea son gamin. Elle lui demanda ce qui lui ferait plaisir si elle avait la possibilité dans l'instant d'exaucer son vœu. Le gentil garçon en bon ingrat, comme le sont tout naturellement tous les jeunes gens de son âge réclama une jeune bergère pour unir sa destinée à la sienne.


Pour la Malnoue ce n'était qu'une merveilleuse aubaine. Tout en se gratta la verrue qu’elle avait sur le bout d’un nez aussi aquilin que possible, elle prétendit à son fils qu'elle était un peu sourde, manière de justifier le forfait qu'elle allait commettre. Elle avait déploré que la région était infestée de caquésiaux, ces maudits moustiques qui la tourmentaient plus que tout autre. Jamais elle n'avait songé que c'était sans doute la juste récompense d'une hygiène intime largement défaillante.


Pour satisfaire sur le champ son rejeton et faire d'une prière deux mauvais coups qui tourneraient tous deux à son avantage, elle cracha par terre et psalmodia une curieuse mélopée. Aussitôt le berger redevint crapaud alors qu'une adorable petite femelle crapaud passait justement par là.


Il ne fallut qu'un regard pour que les deux animaux se plurent dans l’instant. Ils partirent en bondissant de joie tout en bénéficiant de l'expérience passée du garçon. C'est ainsi qu'ils évitèrent soigneusement de côtoyer les hérons tout comme la dame Irène dont il était impossible de présager de ses intentions. Tous deux eurent beaucoup de petits crapauds qui mangèrent énormément de maringouins. La Malnoue en tira un bénéfice largement supérieur à la conversation d'un nigaud sans la moindre éducation. Il est vrai qu'elle ne s'était guère souciée de lui en fournir une.


Retrouvant sa chère corneille, ses vipères et toute sa ménagerie d'antan, elle s'empressa de revenir à de bien plus vilaines intentions. Elle retrouva dans l’instant son humeur exécrable, ses maléfices et la détestation de toutes les bonnes âmes de Sologne. Il n'est jamais bon de vouloir forcer sa nature, la Malnoue s'en trouva beaucoup mieux ainsi. Hélas, elle fut la seule dans ce cas-là.



samedi 29 octobre 2022

Une histoire au fil de l’eau.

 

Le Bateau livre …





Il fut une époque lointaine où le livre voguait sur les flots. Blois, la belle cité construite autour de son château accueillait alors dans la Grande Rue des générations d’imprimeurs libraires qui se succédèrent et imprimèrent des livres qui étaient transportés par la Loire. Ce fut chez Estiennes Charles que venait se fournir Jean, un jeune marinier, matelot à bord d’un petit fûtreau, Le Saint Augustin, spécialisé dans le transport des livres. C’était une messagerie d’avant l’heure.


Si cette cargaison n’était pas très lourde, les quantités alors n’exigeant nullement des volumes importants, il y avait bien des précautions à prendre car comme chacun sait, le livre ne goûte guère à l’humidité, chose fort répandue sur un bateau. C’est donc avec moult précautions et des dispositions spécifiques d'emballage que se faisait le transport des précieux livres vers les quelques librairies ligériennes.


Nous sommes dans la France d’Ancien Régime, le livre demeure un privilège de classe. Les libraires vendent leurs ouvrages surtout aux nobles, aux prêtres et à quelques bourgeois éclairés mais aussi à ceux qui avaient appris à lire. Les mouvements intellectuels sont longs à se mettre en branle. Le monde des lumières n’éclairait pas encore toute la nation. Pourtant la lecture diffusait parmi le peuple et le livre n’était pas un objet si rare que l’on pouvait le penser.


Le commerce du « Saint Augustin » était assez particulier. Il y avait peu de voituriers qui se seraient lancés dans pareille activité et il fallait que le patron, Monsieur Paul, fut lui-même un amoureux de la lecture pour faire métier du transport des livres. Il y avait des imprimeurs à Bourges, Chateaudun, Blois, Rennes et Lyon avec lesquels il était en relations commerciales. Il fournissait des ouvrages aux libraires surtout installés dans les grandes villes et à quelques colporteurs qui diffusaient le livre dans les campagnes.


Le plus connu de ces diffuseurs du livre était Noël Gilles dit Pistole qui avait une charrette tirée par deux chevaux qui était le véritable bibliobus de l’époque. Il allait de Montargis à Orléans, de Gien jusqu’à Étampes, vendant des livres religieux, des classiques avec Montaigne, Voltaire ou bien Rousseau mais aussi des romans comme « Robinson Crusoë », « Le diable boiteux » ou bien « Le paysan parvenu », les succès de l’époque. Il mériterait bien qu’on raconte son histoire, même si celle-ci n’est pas la nôtre aujourd’hui.


Monsieur Paul transportait avec un immense soin des livres qu’il se faisait un malin plaisir à lire pendant le voyage tandis que Jean, son matelot était à la manœuvre. C’est Jean qui portait aux libraires leurs commandes tandis que son patron ne quittait jamais son embarcation, toujours plongé dans un ouvrage qu’il devait achever avant que d’arriver à son destinataire.


Jean aimait à se dégourdir les jambes. Il avait des habitudes avec les libraires, chez l’un, il buvait un café, une boisson qui commençait à faire fureur, chez l’autre c’était un alcool de prune, chez le troisième un verre de blanc. Il discutait quelques minutes puis s’en retournait bien vite sur le Saint Augustin, un curieux nom qui venait de celui qui avait imposé la lecture silencieuse supplantant alors la lecture à haute voix comme elle se pratiquait alors.


Jean aurait aimé que son patron lise à haute voix, il en aurait profité un peu mais au lieu de quoi, il partageait son existence avec un homme qui ne parlait jamais. Il lui en voulait d’autant qu’il avait un secret qu’il ne lui avait jamais avoué. Il fallut un concours de circonstances pour que Jean se trahisse et que sa vie finisse par changer.


Le colis du jour était destiné à La Librairie Nouvelle d’Orléans, une maison fondée en 1545, c’est vous dire si elle était connue sur la place. Ce jour-là, Monsieur Paul était justement plongé dans la lecture de Robinson Crusoë, il n’avait nulle envie de lever la tête de son ouvrage, il suivait avec enthousiasme les aventures rocambolesques du héros, tremblait avec lui, était incapable de penser à autre chose.


Jean toussa devant son patron pour attirer son attention. L’autre, au lieu de lui parler comme il le faisait à chaque fois et lui indiquer le destinataire du colis à livrer qu’il avait pris soin de préparer et d’emballer lui indiqua d’un mouvement de tête, le paquet qui traînait là sur la proue. Sur celui-ci figurait en gros le nom de la librairie.


Jean, ne savait plus que faire, il sentait l’humiliation monter en lui. Il patienta, tourna, fit semblant d’avoir autre chose à faire, rangea un bout, refit soigneusement les nœuds d’amarrage mais son patron ne daignait pas s’occuper de lui, lui annoncer où livrer le colis. Ce manège dura de longues minutes jusqu’à ce que soudain Monsieur Paul s'irrite de ne pas voir filer son matelot.


« Qu’as-tu donc à te berdiller de la sorte ? Tu devrais déjà être revenu. La librairie n’est pas si loin de la Loire. Que fais-tu grand nigaud à baguenauder et à te berlasser au lieu de faire le travail pour lequel je t’appointe ? » Jean devait avouer à sa plus grande honte qu’il ne savait pas lire. Il le fit, les larmes aux yeux d’une manière si touchante que Monsieur Paul en fut touché.


Cet homme, qui semblait indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, au temps qu’il faisait, aux conditions de navigation, aux autres mariniers, au commerce des hommes en général, cet homme qui passait sa vie, plongé dans les livres, ne pouvait admettre que ce plaisir fut inaccessible à ce garçon qui partageait son existence.


Il eut une curieuse réaction. Il alla jusqu’à la cale voisine et demanda aux calfats de l’aider à mettre son fûtreau hors de l’eau. Puis, sans que Jean puisse comprendre, Monsieur Paul se mit à gratter le nom de son bateau. Il effaça Saint Augustin et mit à la place, un nouveau patronyme, les initiés disent « Devise ». Désormais, le bateau s'appellerait « Le Bateau Livre ! ». Et devant Jean, médusé, Monsieur Paul jura de désormais lire à haute voix les histoires qui peuplaient ses journées tant que Jean n’avait pas appris à lire.


Et c’est ainsi qu’ils remirent le Bateau Livre à l’eau. Le colis fut porté à la Librairie Nouvelle avec quelques heures de retard. Ce n’était pas une époque où l’on se souciait des délais de livraison à l’exception des marchands de produits périssables qui de temps à autres exigeaient le contrat dit du « Marché à jour nommé », un accord qui fixe une date souhaitée de livraison au-delà de laquelle le montant du transport sera réduit du tiers ou de la moitié.


Pour les livres, point besoin d’un tel contrat. Alors, un jour de plus ou de moins, ça n’avait guère d’importance. C’est ainsi que chaque jour, Monsieur Paul s’arrêtait une heure avant le coucher du soleil pour prendre le temps d’apprendre à lire à Jean. Son matelot fut un élève attentif et studieux d’autant plus qu’il avait connu la frustration de ne pas savoir ce que faisait son patron durant ses longues lectures silencieuses puis il découvrit le bonheur de la lecture quand il était passé à la lecture à haute voix pour partager le récit.


Jean devint rapidement lecteur. Il lui fallut plus de temps cependant pour acquérir la technique nécessaire pour à son tour lire à haute voix. Quand cela fut le cas, à tour de rôle l’un des deux lisait tandis que l’autre était à la manœuvre. Jamais on ne vit sur la Loire, bateau plus curieux que celui-ci. Les mariniers qui croisaient cet étrange équipage avaient des impressions mitigées. Les uns les prenaient pour des fous, les autres souriaient et les enviaient.


Le Bateau Livre continua son bonhomme de chemin. L’époque n’était pas encore à la mode des romans fleuve, pourtant c’est bien sur la Loire qu’on pouvait entendre déclamer les romans que sur terre, le brave Pistole transportait de villages en villages. Il y avait ainsi dans le Royaume des colporteurs, des libraires, des éditeurs, des auteurs, des percepteurs qui préparaient le terrain pour une révolution à venir.


La lecture libère les esprits, elle les ouvre à de nouveaux horizons. Un vent de liberté soufflait sur la Loire et dans le pays. Il n’était pas rare qu’aux escales, un attroupement se fit autour du Bateau Livre quand Jean puis Paul lisaient à tour de rôle une histoire pour l’édification de ceux qui étaient venus à leur rencontre. Le livre avait trouvé en eux des passeurs merveilleux. Qu’il leur soit rendu honneur par ce récit à lire.



vendredi 28 octobre 2022

La sente de la révolte.

 

Les trois jaux





Quelque part au bord de l’Allier, il est une petite sente qui plonge vers la rivière. Quand on se trouve à son sommet, on y découvre un paysage d'une incomparable beauté . En cet endroit trois provinces françaises se rejoignent : le Berry, la Bourgogne, le Bourbonnais. On y ressent le souffle de l’histoire et le poids des légendes. Au loin les chats-huants ululent à vous glacer le sang, on devine qu’ici quelques drames se sont noués au fil du temps.


Curieusement, c’est la même histoire qui se répéta en trois époques bien différentes. Une histoire éternelle qui fait des gens de cette terre des rebelles accrochés à leurs coutumes, amoureux fous de leur beau pays. C’est ici que vous pouvez rencontrer les gens de la Chavannée : cette belle association qui préserve l’héritage culturel avec une énergie digne d’éloges. Ce sont eux qui m’ont soufflé le récit qui suit.


En ces temps lointains, les Celtes découvrent avec horreur qu’ils doivent plier sous le joug de l’envahisseur romain. La rivière demeure encore un dernier espace de liberté. Sa navigation y est trop complexe pour les Latins ; ils préfèrent rester sur la terre ferme, refusant de s’aventurer sur cette rivière erratique et farouche.


Ce soir-là, un bateau accoste au pied de la petite falaise. Un femme vient à la rencontre des nautiers ; une belle et fière femme qui semble ne rien redouter. Elle vient chercher quelques provisions que lui apportent ses amis mariniers. Ils ont remonté le courant, venant de la lointaine Ceno, chargés de sculptures en bronze. La femme veut décorer son intérieur ; elle aime les belles choses et a choisi un magnifique sanglier stylisé.


La transaction se fait rapidement ; les hommes veulent continuer leur route sans prendre le risque de tomber sur une escouade romaine. La femme remonte alors la sente pentue et escarpée. La nuit s’approche ; la pénombre pourrait l’inquiéter mais elle est sereine, forte de ses certitudes. C’est quand elle débouche sur le plateau, juste devant la grande ferme qui domine le plateau qu’un soldat romain surgit de derrière un taillis pour obtenir d’elle ce qui ne devrait jamais se prendre de force.


La belle n’a pas peur. Elle lance un sifflet strident qui intrigue l’agresseur. Il s’arrête, interdit, quelques instants. La femme le toise, se rit de lui. Pauvre homme sans courage qui ose s’en prendre à une femme au détour d’un chemin creux. Le Romain la regarde, intrigué ; aucune peur ne transparaît dans ce visage si beau qu’il ne peut qu’en être admiratif. Ces quelques secondes d’hésitation lui seront fatales. À l’appel de sa maîtresse, un chien a surgi et saute au cou du méchant.


L’homme est surpris, déséquilibré. Il tombe, roule le long de la sente et finit par disparaître dans les flots en contrebas. Au loin, un coq berrichon chante, longuement. En cette heure inhabituelle, il semble célébrer la victoire de la femme rebelle, celle qui n’a pas craint d'affronter du regard le pleutre aux intentions ignobles. Elle poursuit sa route, sans un regard vers la rivière dans laquelle a sombré son agresseur.


Des siècles ont passé et pourtant nous allons revivre une scène similaire en ce lieu qui n’a pas changé. Une femme, la même sans doute, toujours aussi gracieuse, vient à la rencontre des pêcheurs qui sont à l’ouvrage sur l’Allier. Elle leur apporte de quoi passer la nuit sur l’eau. C’est la saison des anguilles, il faut veiller pour espérer prendre belle pêche.


Les hommes la remercient ; ils s’en vont à leur activité. Elle les suit des yeux et remonte lentement la sente, chargé d’un panier de poissons qu’ils lui ont donné. À son passage, une chouette s’envole. C’est au débouché du plateau qu’un cavalier surgit. Il est seigneur du domaine de retour de la chasse. Il s’arrête plein de morgue, se moque de la femme et de son odeur de poisson.


La femme rétorque fièrement que le gibier est interdit aux manants. L’homme s’indigne de cette réplique irrespectueuse. Il va lever son épée quand surgit d’un bosquet, un chien, le même, une fois encore, qui saute sur le méchant diable et le jette à terre. L’homme, alourdi par son harnachement, roule et sombre dans la noirceur des eaux. Au loin, venant de la province de Bourgogne, un coq chante mystérieusement.


Cette fois, nous sommes sous l’occupation allemande. Une femme, identique aux deux précédentes, descend à la nuit la sente pentue. Elle cherche à se dissimuler. Elle vient à la rencontre d’hommes qui descendent en barque l’Allier. Ils lui confient des armes, ce sont des résistants. La femme en échange, leur donne des messages et des victuailles.


Elle remonte prudemment la sente ; elle est chargée. Elle redoute de faire mauvaise rencontre avant que d’avoir le temps de dissimuler les armes. Au-dessus d’elle une hulotte passe, elle frissonne. Soudain, alors qu’elle arrive sur le plateau, un soldat allemand surgit, il est seul. La femme ne se démonte pas. Elle siffle et son chien qui était resté à la ferme arrive si vite qu’il surprend le soldat. D’un geste rapide et sûr, la femme prend un couteau et tranche la gorge du garçon. Elle le fait rouler jusqu’à la rivière. Charge ses poches de cailloux pour qu’il disparaisse à jamais.


Quand le corps tombe à l’eau, venant du Bourbonnais, un coq chante. La femme sourit ; elle devine à ce symbole que la fin des années de plomb est proche. Son combat ne sera pas vain, elle connaîtra la victoire et la libération. Elle s’en retourne à la ferme qui, aujourd’hui encore, se dresse fièrement sur le plateau.


La même histoire, le même esprit de résistance. Les trois coqs, les trois jaux, un par province, ont célébré la victoire de la femme éternelle sur l’envahisseur, le puissant et le méchant. On ne baisse pas les yeux dans ce coin de France et c’est ainsi que se perpétue la légende des chats-huants et des trois coqs. J’aime à croire que la belle femme rebelle existe encore, qu’elle remonte fièrement la sente avec son chien à ses côtés et, qu’un jour ou l’autre, elle repoussera définitivement à l’eau l'injustice, la peur et la misère. Puisse-t-elle ne pas tarder ; il s'en sont revenus les temps de trop d’injustice.






jeudi 27 octobre 2022

Pourquoi y a-t-il des étoiles dans le ciel ?


Une légende ligérienne.





    Il est des mystères insondables qui engendrent les questions les plus compliquées qui soient quand un enfant vous la pose, les yeux pleins de l’espoir d’avoir une réponse. C’est durant une nuit douce et calme que je me promenais en bord de Loire avec Pitchoune, le pantin de Victor, que celui-ci me posa cette surprenante question : « Pourquoi y a-t-il des étoiles dans le ciel ? ». Je tombais de nues, j’ignorais jusque là que les pantins peuvent eux-aussi avoir des questions existentielles.

    Il importe dans pareil cas de ne jamais être pris au dépourvu, d’avoir l’esprit vif et la réponse prompte au risque de perdre votre aura auprès de celui qui vous met en échec. Je ne souhaitais pas non plus lui mentir et comme bien souvent dans pareil cas, le conte permet de se sortir d’une situation embarrassante. Il se trouve que la Lune était pleine et qu’elle illuminait la rivière qui était couverte d’éclats d’argent. Je pris la parole devant un Pitchoune attentif.

    Il était une fois un enfant qui aimait par dessus tout que le ciel fut bleu et limpide. Il s’extasiait sans cesse de ce spectacle quand il se produisait. Il appréciait cette vaste étendue unie, la promesse d’un temps clément et de belles journées. Il était souvent d’humeur maussade quand le gris ou bien les nuages noirs prenaient la place de son décor de rêve.

    C’est un jour de ciel bas et annonciateur d’orage qu’il s’étonna que la nuit, le ciel restât uniformément noir, sans autre variation que les nuages les soirs comme celui-ci. C’est vrai que personne n’avait jusqu’alors songé à habiller la nuit de quelques lampions mystérieux. Les humains avaient la Lune et s’en contentaient.

    L’enfant demanda à un mage qui était son parrain de faire quelque chose pour lui, d’habiller le ciel des nuits sans nuage. Merlin, puisque c’est de lui qu’il s’agit, savait commander aux animaux et aux plantes de cette terre. Pour le ciel, il manquait d’expérience, il avait tant à faire à rendre ce monde plus agréable encore.

    Mais Merlin n’est pas un magicien sans ressource. Il a toujours une astuce au bout de sa baguette magique. Il promit à l’enfant de revenir avec lui en bord de Loire un soir de ciel dégagé et de pleine lune. Cela lui donna assez de temps pour mettre au point un stratagème susceptible de satisfaire le bel enfant.

    Enfin survinrent les conditions idoines pour que la magie de Merlin puisse opérer. Il y avait une Lune brillante comme jamais, un ciel totalement dégagé et une Loire parfaitement calme. La Lune faisait des éclats d’argent sur l’eau, elle se reflétait en une myriade de scintillements magnifiques. Sur l’eau, le bal des mouettes avait commencé. Elle se laissaient porter par le courant avant de s’envoler pour revenir à leur point de départ et recommencer leur étrange danse.

    Merlin appela les mouettes qui volèrent au dessus de lui. Il leur parla dans la langue des oiseaux, demandant s’il y avait des volontaires pour le plus grand le plus beau des voyages. Il se trouve toujours des êtres plus intrépides que les autres. Quelques mouettes levèrent l’aile gauche pour indiquer au mage qu’elles étaient partantes.

    Merlin appela l’enfant et lui demanda de regarder attentivement ce qui allait se passer sous ses yeux. Les mouettes reprirent leur ballet, se laissant glisser au fil des flots. Au bout de la course, toutes, dans le même mouvement s’envolèrent pour reprendre leur ronde. Toutes ? Non ! Quelques unes avaient accroché un éclat de Lune à leur bec et montèrent, montèrent, montèrent si haut dans le ciel que bientôt on le les vit plus.

    Bien plus tard, dans le ciel tout noir, apparurent les premières étoiles. Mouettes rieuses et éclats de Lune s’étaient transformées pour le plus grand bonheur de l’enfant d’abord, puis de tous les marins, les poètes et les rêveurs ensuite. Merlin trouva cette idée si jolie que souvent il revint pour augmenter sans cesse le nombre des étoiles dans le ciel.

    Certaines finissent par disparaître quand leur mouette est devenue trop vieille pour continuer son vol sans fin. Il y a toujours plus d’oiseaux disposés à prendre la relève que de pauvres mouettes célestes au bout de leur existence. C’est pourquoi, le ciel, les nuits dégagées, est couvert d’une myriade d’étoiles pour le bonheur de tous ceux qui croient aux belles histoires.

    Pitchoune m’avait écouté avec un grand sourire. « Celle-ci tu pourras la raconter à Victor, je suis certain qu’il appréciera ton explication. Lui qui comme le lui reproche souvent ses parents, n’a jamais les pieds sur terre, il va aimer ce récit merveilleux ». Avec Pitchoune nous rentrâmes bien après la fin de la nuit quand la brume se lève doucement sur la rivière. Le soleil au loin faisait un halo magnifique, il n’y avait plus d’étoiles dans le ciel, elles étaient toutes dans nos yeux émerveillés et fourbus de fatigue. Nous pouvions aller dormir un peu.


    

mercredi 26 octobre 2022

Ça bricole en bord de Loire

Histoire à lire d’un trait






Il advint, au temps lointain d'avant la machine à vapeur, qu'un homme, Gérard le Bienheureux, disposa de deux passions dans la vie : musarder et admirer. Follement épris de liberté, il aimait traînasser sur la berge, rêvassant benoîtement sur les chemins de Loire avec sa fidèle compagne, une belle et puissante percheronne, animal de trait et de grand attrait qui répondait au fier nom de La Douce. Il vouait plus grande dévotion encore à cette rivière majestueuse qu'il n'avait de cesse de parcourir dans les deux sens.


Son bonheur était de baguenauder sur les berges, toujours accompagné de sa musette remplie - il ne faut pas se laisser surprendre - de quelques bonnes bouteilles de vin du pays et de quoi casser la croûte si la faim venait à le surprendre. Il avait aussi, de quoi se fabriquer bien vite une ligne pour taquiner le goujon ou alors l’ablette en trouvant sur la berge un scion à sa convenance ou bien tendre une ligne de fond pour tirer une anguille à moins que ce ne fut une carpe, tandis que l'envie d'une bonne sieste le prenait dans l'attente d'une éventuelle prise !


Homme de peu d'inquiétude, amoureux de la nature et de tout ce qui y traîne alentour, il prenait la vie par le bon bout, celui qui ne vous procure jamais de tracas mais ne remplit guère le bas de laine. La Douce, la brave bête, se contentait des herbes sauvages des bords de levées, pour remplir sa grande carcasse. Son maître n'avait pas souvent le sou pour lui offrir un bon seau d'avoine ou bien d'orge et rares étaient les nuits qu'ils ne passaient pas tous deux à la belle étoile !


Heureusement, en ces temps de grande circulation sur la Loire, notre couple indissociable trouva de quoi mettre du beurre ou des céréales dans leurs épinards. Lorsque survenait un jour sans vent de galerne, ce zéphyr puissant qui pousse les bateaux à contre-courant, les hommes d'alors mettaient la bricole autour du buste et tiraient leur misère et toute la cargaison. Les bords du fleuve étaient en ce temps-là dégagés de toute végétation pour laisser passer les haleurs et leur grande corde de chanvre.


Gérard, un jour qu'il avait plus faim que les autres fois pensa qu'il pourrait continuer à vivre de ses rêveries en compagnie de La Douce tout en tirant partie de la chose. Il proposa, aux hommes exténués par le halage, quelques heures de répit en attelant le chaland aux reins surpuissants de son cheval de trait. La bonne nouvelle se répand toujours comme une traînée de poudre, en peu de temps, il fut connu le long de la rivière et dès qu'ils le voyaient, les équipages remontaient à bord pour s'offrir quelques verres et un peu de repos tandis que La Douce et Gérard prenaient le relais.


Gérard tira profit de sa petite pratique. Il gagnait quelques sous, vivait au hasard de ses errances et ne rentrait chez lui que lorsque l'occasion finissait par se présenter. Il était devenu le haleur de la Loire. La Douce assurait bien des convoyages qui sans elle eurent mis plus de temps encore. La remonte se faisait à son pas majestueux à près de cinq kilomètres à l'heure. La bête avait maintenant toute l'herbe qu'elle voulait et même du grain plus qu'elle n'en pouvait manger. Les mariniers s'étaient donné le mot, ils avaient toujours un sac de céréales sur leurs bateaux pour solliciter cette si reposante traction animale.


Bien vite, d'autres gars du pays découvrirent qu'il y avait là, une belle occasion de remplir sa bourse. De partout il y eût sur les rives des attelages qui attendaient le chaland. Bientôt sur les bateaux on réduisit l'équipage ! L'habitude fut prise de supprimer la bricole, ce harnais de forçat qui transformait les mariniers à pieds en galériens du quotidien. Des entrepreneurs virent le jour, tout le halage ne se fit bientôt plus qu'à la traction chevaline. Sur les berges il y avait désormais une longue ribambelle de crottes, des chapelets odorants qui jonchait tout le parcours !


Gérard et la Douce comprirent opportunément que leur petit commerce artisanal avait attiré des plus gourmands, des mieux équipés et des bien plus travailleurs qu'eux. Ils ne s'en offusquèrent guère. Épicurien avant toute chose, le gars Gérard prenait ce qu'il trouvait et encore s'il n'avait rien à faire de mieux. Nonobstant ce que d'aucun aurait vécu comme une injustice, notre homme qui avait plus d'un tour dans son sac à malice, observant tous ces peineux et traîne-misère qui avaient pris sa place, eut une fois encore belle et grande idée !


Sa chère pouliche, jamais plus ne peinerait sous une charge qui pouvait pour les plus grands navires aller jusqu'à quatre-vingt tonnes. Il lui prépara une petite remorque à sa façon qu'il conçut de manière astucieuse. La Douce continua d'aller sur les chemins de Loire mais dès que se présentait belle fiente chevaline, un système astucieux de leviers et de poulies faisait qu'immédiatement le bon fumier de cheval trouvait réceptacle plus convenable. Les marcheurs et les flâneurs y trouvèrent bien plus de confort eux-aussi !


Gérard avait inventé le cheval-crotte, l'idée mit bien du temps à faire d'autres chemins. Ce n'est que bien plus tard, en ce siècle qui précéda l'actuel, que dans nos villes, des plagiaires de Gérard reprirent opportunément son brevet non déposé pour d'autres déjections. Ceci est pratique courante, les grandes inventions restent souvent secrètes et nos vrais génies demeurent dans l'ombre quand de plus opportunistes font fortune à leur place. L'argent on le sait n'ayant pas d'odeur ...


Mais revenons à l'ami Gérard Il récoltait du bon fumier de cheval, le meilleur qui soit et le vendait aux maraîchers du coin. C'est ainsi que grâce à ce petit commerce, les terres de notre Val devinrent bien vite riches et grasses. Souvent les esprits malins prétendent qu'elles le doivent à nos limons de Loire. Que nenni, il me faut, une fois encore, rétablir la vérité vraie en pays de menterie. C'est du bon fumier des chevaux halant nos bateaux de bois qui engraissa toutes nos belles terres du Val.


Gérard et la Douce coulèrent ainsi des jours heureux sans trop se tuer à la tâche. Cette histoire, et c'est injuste, ne resta pas dans les annales, on se demande bien pourquoi d'autant plus sûrement que le halage chevalin jamais ne se fit le long du notre belle rivière.


À contre-mémoire.


mardi 25 octobre 2022

Le mot de la fin.

 

La mort du temps !





En ce jour funeste, le verdict venait de tomber : la cour, conjuguant ses efforts, a décidé de tuer le temps. La décision s’impose à tous ; l’accusé est passé de mode : il a fait son temps. Il n’y a plus à revenir sur la chose :  «  Ô temps, suspends ton vol ! » aurait pu déclamer le bourreau, chargé d’ouvrir la trappe sous celui qui avait tant ponctué nos existences. Le temps révolu, il n’y avait plus aucun espoir d’envisager l’avenir, de considérer le présent et de se souvenir du passé. L'exécution à venir allait saper les bases de notre société. Mais revenons quelques instants, s’il en est encore temps, sur cette ultime page de notre histoire...


Mis au ban des accusés, pour sa défense, le temps avait présenté des arguments bien dérisoires. Son bilan était si médiocre que les jurés ne prirent pas pour argent comptant ces arguties d’une autre époque. Le temps avait bégayé, avait répété sans cesse les mêmes propos qui avaient fini par lasser l’assistance et la cour. Il revenait toujours au même point, semblant ne pas parvenir à développer sa rhétorique. Sa pensée s’ensablait dans les méandres d’une mémoire défaillante et ses arguments étaient devenus obsolètes.


L’accusation quant à elle, s’étaient montrée impitoyable.  «  Le temps nous a leurrés en prenant ses désirs pour des réalités. Le temps tourne en boucle, son cycle quotidien manque de ressort, il n’a pas réagi quand les hommes ont voulu remonter son cours. Le temps s’est étalé, sans pudeur, sans retenue. Un grain de sable étant venu s'immiscer dans son immuable répétition. Le temps refuse de regarder en arrière et fait obstacle à ceux qui veulent aller de l’avant. Il s’est fourvoyé quand il a abandonné ses aiguilles pour l’affichage numérique.»


Des experts vinrent témoigner de sa vacuité.  «  Le temps dessert les hommes, les force à courir après lui, leur impose des cadences infernales. Le temps est impitoyable pour ceux qui en manquent, bien trop généreux pour ceux qui n’ont pas la nécessité de le mesurer. Pire que tout, le temps se monnaie, fixe un barème pour son usage. Il se vend au plus offrant et ne se donne qu’à notre dernière heure ! »


Des témoins de moralité, avec empressement, osèrent affirmer que tout est relatif, que le temps dépend de notre perception des choses, qu’il ne sert à rien de l’accuser de tous nos maux. Le temps ne serait ainsi que la malheureuse victime de nos faiblesses. Quand nous prenons plaisir, nous l'abolissons, dans l’ennui, nous ne cessons de l’étirer sans fin pour prétendre avec une parfaite mauvaise foi qu’il a fini par s’arrêter.


« C’est justement le problème avec le temps : il veut toujours avoir le mot de la fin , rétorqua l’un de ses plus virulents pourfendeurs. Le temps est fondamentalement mauvais, surtout quand il est pourri ou qu’il se fait maussade. Le temps joue sur nos nerfs et affecte notre moral, fait pleuvoir des calamités sur nos têtes ». La charge était terrible mais le pauvre homme s’était trompé de temps ! Il était fait comme une grenouille dans son bocal …


« Le temps n’a jamais fait la pluie et le beau temps, répliqua, cinglant, l’avocat de la défense en une tirade dont il avait le secret. Le temps ne se mesure pas, il s’égraine, il file entre les doigts. Ne pensez pas le tuer avant de l’avoir attrapé ; ce serait encore une fois se jouer d’une illusion éternelle. Le temps est intemporel et c’est bien ce qui vous met en rage. Il se conjugue en se passant des modes et des accords !»


Malgré le talent de l’orateur le verdict tomba sans appel. Le temps était condamné ; il fallait le tuer sans autre forme de procès. Le temps ne pouvait faire appel ; sa dernière heure avait sonné et la sentence devait s’appliquer dans l’instant. Mais comment déterminer l’ultime seconde en l’absence de la collaboration de la victime ? Le temps n’avait pas l’intention de se laisser tuer sans abattre sa dernière carte.


Et voici que le temps, en un ultime soubresaut, abolit l’espace en même temps que sa propre existence. Les aiguilles s’étaient arrêtées, le tribunal disparaissait dans les limbes en un éclair fulgurant ; la fin des temps venait de s’opérer. Le temps avait échappé à la folie des hommes en se sabordant en un geste sublime. Ceux qui avaient voulu le plier à leurs désirs venaient de se perdre à tout jamais. Le temps sortait triomphant, du moins le pensait-il. Mais bien vite, il déchanta ! Sans les hommes, qui pouvait bien encore accorder la plus petite importance à son existence, égrainer des minutes qui se perdaient dans le vide ?


Le temps était de la revue. Il s’était pendu au balancier d’une franc-comtoise qui lui avait mis ses plombs dans la tête. L’anéantissement de l’humanité fut son coup de grâce. Le temps avait commis sa plus grande bourde et le glas qui sonnait au loin annonçait la nuit des temps. Finalement, Dieu ne vit pas d’un très bon œil cet ultime geste de désespoir. Sa créature la plus aboutie venait de lui faire faux bond. Le tout puissant était bien décidé à remettre les pendules à l’heure mais le jour suivant ne se leva jamais. Un vide céleste l’avait remplacé.


L’enfer aurait pu ouvrir grand ses portes. Il y aurait foule à prétendre se réchauffer à ses flammes pour l'éternité. Hélas, là aussi, tout n’était plus que poussière : le temps anéanti, plus rien de ce qui avait été ne pouvait désormais subsister. Ce récit ne parviendra jamais à son terme, le temps manquait dorénavant pour se payer le luxe d’un point final...

 


 



lundi 24 octobre 2022

Le banc des souvenirs.

 

Les trois copains






Il était une fois trois copains, trois amis, nés la même année, dans un petit village des bords de Loire. Philippe, Christian et Marc avaient grandi ensemble, inséparables. Ils avaient vite pris l'habitude de se retrouver sur un banc installé sur les quais. Ils admiraient le fleuve et passaient de long moments à converser de tout et souvent de rien, heureux d'être là.


Leurs premières conversations sérieuses, leurs premières rencontres sans la présence d'adultes eurent lieu alors qu'ils étaient à l'école communale. Philippe évoquait ses rêves, son désir d'aventure, de voyages lointains, de grands espaces. Christian parlait de sa passion pour la pêche, la nature, les animaux qui l'entouraient. Marc, lui, se montrait plus discret : il suivait ses amis sans se donner le droit de s'accorder de grandes ambitions.


Les années passèrent, le banc de bois vert fut remplacé par un banc en métal. Ils fumèrent leurs premières cigarettes lorsqu'ils se retrouvaient durant leurs années au collège. Philippe évoquait ses études, ses envies de réussite, son futur métier. Christian cherchait des formations pour exploiter son goût de la nature et vivre au pays. Marc s'interrogeait ; il n'était pas très doué pour les cours, il désirait simplement exploiter les trésors qu'il avait dans les mains.


Ils avaient petites copines ou bien épouses quand leurs parcours les séparèrent. Ce n'était plus que durant les vacances qu'ils se retrouvaient sur le banc, face à la rivière. Philippe prenait toujours la parole en premier ; il en mettait plein la vue à ses deux amis avec des études brillantes, des diplôme pompeux et des propos savants. Christian était devenu un garde des eaux et forêts ; il rayonnait dans son royaume, il parlait de protection des espèces en un temps où bien peu s'en souciaient encore. Marc vivait heureux de sa petite entreprise artisanale : il travaillait le bois avec passion et adresse.


C'étaient des pères de famille qui, de temps à autre, se retrouvaient là à deviser gaiement. La Loire coulait : beaucoup d'eau avait passé sous les ponts de leurs existences. Philippe déchantait un peu. Après une belle période de prospérité, les crises successives l'avaient contraint à en rabattre. Christian était devenu un militant actif de la cause animale. Il avait aussi découvert la marine de Loire et s'était lancé dans des recherches pour construire un chaland. Marc, tout heureux, lui avait proposé son aide et surtout son expertise menuisière.


Ils furent retraités ensemble. Ils aimaient à naviguer tous les trois sur la rivière. Marc avait pris les commandes ; le bateau, il l'avait construit, il voulait le piloter. Il était fier, capitaine sur cette Loire qu'il n'avait jamais quittée. Christian était sur le pont, des jumelles fixées à ses yeux. Tout pour lui était admiration et émoi. Philippe, taciturne, trouvait parfois le temps un peu long. L'inactivité lui pesait.


C'est ainsi que les jours passèrent. Toujours assis sur un nouveau banc, en béton celui-ci, ils admiraient la petite flotte qui était venue rejoindre leur désormais vieille embarcation. Marc était toujours gaillard ; il n'était jamais en reste pour venir donner un coup de main aux petits jeunes qui voulaient construire, eux aussi, un fûtreau. Christian encadrait des sorties « nature ». Il emmenait petits et grands à la poursuite du castor ou bien du balbuzard. Philippe se cherchait un peu, perdait ses mots, oubliait parfois de venir au rendez-vous de ses vieux amis.


C'est Marc qui comprit le premier ce qui arrivait à leur vieux camarade. Christian, avec ses jumelles vissées sur la poitrine, n'avait rien vu venir. Philippe, le plus brillant, le plus ambitieux, se perdait à lui-même. Il était atteint de ce mal terrible qui porte un nom étrange. La mémoire lui filait entre les doigts ; le présent s'effaçait avant d'avoir le temps de s'être imprimé.


Les trois copains se retrouvent désormais tous les jours. Marc et Christian, à tour de rôle, vont chercher Philippe. Ils se retrouvent sur le banc et, pour que leur bon camarade soit heureux l'espace d'une petite heure, ils se remettent dans les pas de leur enfance. Ils évoquent les camarades d'école, les parties de bille, les pêches à la barbotte. Ils chantent des chansons de ce temps révolu et Philippe retrouve le sourire et un peu de mémoire.


C'est si bon de garder des amis quand la redoutable maladie frappe l'esprit. C'est en plongeant dans le passé qu'on peut redonner vie à celui qui s'est perdu à lui-même. Philippe a eu cette chance : il s'assoit sur le banc et le vieux monsieur qu'il est redevient immédiatement un gamin en culotte courte qui court le long de la rivière avec deux autres chenapans. Il est heureux et il n'y a que ça qui compte. La Loire n'a pas changé et elle donne le change avec le sourire, elle aussi.

 

cnabum@gmail.com

dimanche 23 octobre 2022

Dans la rivière de sable et de légendes !

La carpe miroir




Il advint un jour, le long d'une grande et majestueuse rivière une aventure étonnante. La Loire, de sa source à son estuaire transporte autant de légendes que de sable. Rivière redoutée pour ses débordements, appréciée grâce à la richesse de ses limons, elle interroge et inquiète à travers les histoires qu'elle a longtemps enfouies dans la mémoire des ligériens. Elle fut appelée « Liger » : la belle femme volage le long des rivages.


Quand roulent ses flots, elle réjouit ou inquiète les riverains, charrie cailloux et troncs d'arbres, transporte les rumeurs, libère l'imaginaire. Elle murmure alanguie, elle feule dans la fureur de ses colères, elle s'endort en ses étiages, elle se réveille brusquement au premier orage. Certains l'évoquent comme une belle capricieuse, d'autres plus respectueux disent d'elle, avec admiration et affection, qu'elle est mystérieuse et imprévisible. Tous malgré tout l'aiment d'une passion que les gens d'ailleurs peinent à comprendre.


Cette histoire n'a pas d'ancrage précis. Comme la Loire, elle est de partout à la fois, pourvu que la dame ait conquis le cœur de ceux qui la regardent couler. Tout au long de son cours, là où il y eut des fous manquant de sagesse pour tenter de la dompter afin de voguer sur ses eaux tumultueuses, irrégulières, dangereuses, incertaines, ce récit a pu se dérouler ... Prenez la peine de le suivre.

Petit Pierre était le dernier fils d'un bonhomme qui tentait de gagner sa pitance en se vendant comme gobeux : haleur qui tire la corde pour que passent les mariniers et leurs bateaux. Un labeur harassant qui dépendait du sens du vent. Quand le vent de Galerne était au rendez-vous, manquait l'ouvrage et surtout les moyens de nourrir les enfants.


Pitchoune comme l'appelait les siens était un enfant charmant, d'humeur toujours égale, prêt à rendre service à qui le sollicitait. Obéissant, il se pliait aux recommandations du père et de ses frères et sœurs. Il portait bien malgré lui la lourde responsabilité d'une mère couturière qui n'avait pas survécu à sa naissance. Un deuil qu'il portait comme un lourd reproche, faisant de lui le souffre-douleur des siens.


Quand Pitchoune atteignit l'âge de pouvoir s'enrôler dans la Navale, le père n'hésita pas un seul instant à se priver de celui qui chaque jour lui rappelait sa regrettée épouse. La marine de Colbert avait grand besoin de bras, un engagement assurait de quoi faire bouillir la marmite pour ceux qui restaient au pays. Des recruteurs sillonnaient le royaume pour convaincre des volontaires et surtout enrôler à leur insu des ivrognes ou obtenir l'engagement d'un gamin contre son gré. Pitchoune était du lot de ces malgré-eux qui constituèrent le gros de la troupe destinée à servir de chair à canon.


Pichoune devait embarquer au changement d'année quand il aurait l'âge requis. Son père lui avait annoncé la nouvelle tout comme il avait justifié cet engagement par son désir d'acheter une barque de pêche à ses deux frères ainés pour qu'ils deviennent pêcheurs de Loire. Toi le puîné, tu sillonneras le monde et vivras de belles aventures tandis que tes frères vivront chichement au pays. Ta pauvre mère aurait été heureuse pour toi !


Pitchoune n'avait plus qu'à obéir et attendre que les recruteurs ne viennent l'embarquer de force. Malheureux comme les pierres, il trouva refuge auprès de sa chère Loire, celle qui par sa douce présence, efface les peines et les chagrins. Il suffit de regarder l'eau couler pour que les mauvaises pensées filent avec son courant.


Sur son chemin, Pitchoune croisa Irène, la sorcière comme on disait dans le pays. La femme n'avait plus d'âge. D'elle, émanait un étrange mystère ; elle était à la fois repoussante par sa crasse et envoûtante par la puissance hypnotique de ses yeux plus clairs que la rivière. Elle venait de bauger sa brouette contenant ses merveilleux fromages de chèvre dans une boucheture profonde. Sans qu'elle n'ait besoin de quémander son aide, le gentil gamin releva la bérouette et alla quérir les délicieux crottins en se maculant de boue.


Pitchoune ayant tout remis en ordre s'inquiéta de la cheville de la vieille femme qui avait trébuché sur une racine piégeuse. La voyant un peu enflée et connaissant les secrets de la nature, il lui fit un cataplasme d'argile. Puis Pitchoune poussa la bérouette jusqu'à la maison d'Irène, au cœur du bourg.


Touchée par tant de prévenance, celle qui était repoussée et crainte par tous les habitants de l'endroit remercia vivement son bienfaiteur. Avant qu'il ne la laisse seule, la birette s'adressa à lui : « Écoute-moi bien gamin ! Je connais ton histoire et surtout le dernier épisode de celle-ci. Tu ne veux pas quitter les bords de Loire. Les tiens te demandent de partir sans se soucier de ton attachement à notre pays. Personne ne peut t'aider, seule peut-être la mystérieuse carpe miroir qui se cache dans les flots et qu'on nomme Ondine ! »


La vieille femme lui offrit une tisane aux saveurs étranges, une préparation de la sorcière qui avait sans nul doute, des vertus magiques. Pitchoune but sans crainte, persuadé que dame Irène lui faisait offrande bienveillante. La birette continua : « Une nuit sans Lune, il te faudra trouver sous un saule, Ondine carpe qui réclame son amoureux. Elle saura bien sûr que tu n'es pas celui qu'elle cherche depuis si longtemps. Qu'importe, elle viendra réclamer tes caresses. Alors, elle te transmettra le pouvoir de changer le cours de ta destinée … ! »


Le gamin se sentit transformé en sortant de la masure. La boisson avait agi sur lui. Il était mu par une nouvelle détermination, inflexible cette fois : Personne ne le contraindrait à quitter ses chers bords de Loire ! Il se mettrait en quête de la carpe magique pour qu'elle lui transmette son secret et sa force.


Les nuits sans lune, le gamin sillonnait les berges à la recherche d'un saule et de la fameuse carpe. Nombreuses furent ses nuits infructueuses. Il sentait poindre parfois le découragement d'autant que la date fatidique du passage du recruteur approchait. Cependant, il savait au fond de lui que la vieille n'avait pas menti. Une nuit prochaine, il en était certain, sa bonne étoile le libérerait de cette terrible menace.


Ce moment-là arriva, quelques jours seulement avant la venue de l'envoyé du roi. Il vit un saule pleureur qui affleurait avec les flots. Il perçut aussi un mouvement dans l'eau, le dos d'un poisson qui venait se frotter aux dernières branches. De l'arbre semblaient monter des soupirs tandis que dans la Loire, une clarté émanait de la carpe.


Pitchoune eut crainte d'interrompre une parade amoureuse. Il hésita longtemps avant que de signaler sa présence : « Pardon madame la carpe, Irène m'a dit que vous étiez la seule à pouvoir m'aider afin d'empêcher la terrible menace qui pèse sur ma tête ! » C'est alors que vint vers lui Ondine, la carpe miroir qui lui répondit : « La gentille sorcière que voilà. Elle connait les secrets de la nature. Je ne puis malheureusement rien pour toi mon gentil garçon. Tout ce qui peut advenir désormais ne dépend que de toi ! » Le garçon parut un moment sous le choc de ce qu'il prit pour un désaveu, un mauvais coup du sort ou encore la fin de toute espérance.


Ondine, la carpe, sentit son désarroi. Elle s'approcha plus encore de lui en prenant bien garde de se trouver face à Vénus, le corps céleste le plus brillant du ciel. « Regarde-toi dans les reflets de mes écailles. Tu trouveras la seule réponse qui vaille à ton problème ! » Pitchoune vit alors des images se refléter sur le corps de la carpe.


C'était incroyable, il se trouvait là, dans la maison familiale, devant son père et ses frères et sœurs. Il s'adressait à eux et plus incroyable encore il entendait ses paroles. La scène à laquelle il assistait avait quelque chose de surréaliste. Il ne parvenait pas à se reconnaître tout à fait. Il n'était plus ce gamin timide et effacé. Il parlait calmement certes mais avec une détermination inflexible. Tous l'écoutaient sans oser le contredire …


Après avoir regardé cette scène, Pierre remercia la carpe qui venait de lui ouvrir les yeux. Le reflet qu'il avait vu de lui l'avait transfiguré. Il rentra chez lui, le pas décidé et le cœur en joie. Le lendemain matin, quand son père le salua de son habituel : « bonjour petit Pierre » tandis que ses frères et sœurs le saluaient en le gratifiant d'un Pitchoune affectueux, le jeune homme prit la parole d'un ton ferme : « À partir d'aujourd'hui, vous m’appellerez tous Pierre car tel est mon prénom ! »


Tous rirent de cette saillie. Pierre pourtant ne se découragea pas : «  C'est fini le temps de ne voir en moi qu'un gamin qui vous doit obéissance et respect. J'ai atteint l'âge de décider par moi-même ce que sera ma vie tout autant que d'être respecté. Je n'irai pas à la Navale, je travaillerai au pays et je vous achèterai mes frères ce bateau que vous voulez à la condition que vous ne soyez jamais pêcheurs. Vous n'aurez qu'à devenir passeurs, nous en avons grand besoin ici. Quant à vous mon père, je ne vous coûterai plus un sou et bien au contraire, je subviendrai à vos vieux jours. »


Pierre quitta une demeure plongée dans le silence . Il se dirigea vers le port, fort de sa détermination nouvelle, il alla directement dans l'officine d'un marchand. Il demanda à être embauché et le fut sur le champ ; le marchand ayant été impressionné par l’aplomb du gamin. En peu de temps, il devint un rouage essentiel de cette grande maison de commerce, apprit à lire et à écrire et tomba follement amoureux de la fille du patron. La belle partagea cette passion et trois ans plus tard, Pierre était à la tête d'une riche entreprise de fret fluvial.


Il tint ses engagement envers les siens qui jamais plus ne l'appelèrent Petit Pierre ou Pitchoune. Une fois par mois, à la nouvelle lune, Pierre disparaissait nuitamment pour se rendre sous un saule pleureur. Quelques personnes prétendirent qu'il parlait à la rivière, d'autres qu'il s'adressait à l’étoile Sirius, beaucoup le pensèrent un peu dérangé.


Il venait simplement retrouver Ondine et lire dans ses écailles le cours de son destin. C'est ainsi qu'il n'y eut jamais marchand plus avisé que lui. Il ne fut jamais surpris par une crue, une embâcle ou un naufrage. Ses concurrents pensaient qu'il avait une sorte de sixième sens. Il s'en moquait bien ! Il n'oublia jamais non plus sa chère Irène à qui chaque semaine il achetait au triple de leur prix, des fromages de chèvre, onctueux à souhait.


La Loire coule toujours, elle file son destin entre sable et légende. Celle-ci n'est qu'une parmi des milliers. Ondine demeure cachée dans les flots. Elle peut, si vous avez assez de sagesse pour cela, vous donner à voir le cours de votre destin. Pour cela, il convient d'avoir un cœur pur et de nobles intentions. Dans le cas contraire, votre reflet risquerait de vous effrayer.


Réflexivement sien.

samedi 22 octobre 2022

Plutôt que de vider des verres sur le comptoir

 

Du verre aux vers





Plutôt que de vider des verres sur le comptoir

Lui prit l'envie de déclamer des poésies

Pauvres pieds incertains exhalés d'un grimoire

Fragments malhabiles offerts à la compagnie


Écoutez le souffleur de vent

Encore quelques brefs instants

Acceptez tous de vous taire

Pour des rimes tombées de l'éther


Jamais il ne chantera comme vous autres

Sa musique se glisse dans le rythme des phrases

Ici, l'instrument seul fait le bon apôtre

Quand les paroles se perdent dans votre emphase


Écoutez le souffleur de vent

Encore quelques brefs instants

Acceptez tous de vous taire

Pour des rimes venues de l'amer


S'il vous racontait de curieuses sornettes

En chœur vous reprendriez alors ses refrains

Mais puisqu'il ne pousse pas la chansonnette

Pour lui, vous ne frapperez jamais dans vos mains


Écoutez le souffleur de vent

Encore quelques brefs instants

Acceptez tous de vous taire

Pour des rimes issues de naguère


Pour obtenir toute votre attention

À abuser de la pompe à prière

Espérant qu'une curieuse émotion

S'insinue dans votre chope à bière


Écoutez le souffleur de vent

Encore quelques brefs instants

Acceptez tous de vous taire

Pour des rimes germées sous la terre


Lorsque le silence, soudain, s'est imposé

Tous les clients braillards retinrent leur souffle

Le troubadour avait promis une tournée

Rien qu'une facétie qui les emmitoufle


Écoutez le souffleur de vent

Encore quelques brefs instants

Acceptez tous de vous taire

Pour des rimes trouvées dans son verre

 

•••


 

Des mots qui chantent

  Un livret qui chante … Si vous tendez l'oreille En parcourant ses pages Il n'aura pas son pareil Pour sortir ...