La
danse du balai
Il
se murmure d’étranges choses entre Sologne et Loire. Nous ne
pouvons leur accorder créance tant elles paraissent incertaines et
plus encore. Néanmoins, puisque cette légende est venue jusqu’à
mes oreilles, je me fais un devoir de vous la confier, sans attendre
de vous que vous la preniez pour véritable.
Il
y a fort longtemps dans un village lové auprès de son château,
vivait un humble berger qui gardait des moutons et des chèvres dans
les pâtures au bord de la rivière, ces grands espaces destinés au
pacage collectif qu’on nomme au pays « Varennes ». Éric
était un fort beau jeune homme qui faisait tourner bien des têtes
parmi les charlusettes de l’endroit. De toutes ces jeunes filles,
la plus énamourée et la plus assidue était sans nul doute
Jacquenote. Elle n’avait d’yeux que pour lui, attendait qu’il
se déclare pour lui donner sa fleur.
Hélas,
l’amour est aveugle ! Le gentil berger était épris d’une femme
plus âgée. Irène était une dame à la réputation incertaine tout
autant qu’à la beauté aussi vénéneuse qu’envoûtante. Le
berger avait succombé au magnétisme d’un regard étincelant. D’un
bleu profond aux délicates nuances orange et jaune, les pupilles de
la dame brillaient tout particulièrement la nuit venue. Beaucoup, à
cause de ce regard, lui attribuaient des pouvoirs occultes, se
méfiaient d’elle tandis que certains se signaient à son approche
et lui tournaient le dos. Éric se moquait de ces rumeurs qu’il
pensait infondées, il était sous le charme de celle qu’on nommait
dans son dos : « La Birette ».
Quand
ses bêtes étaient à l’abri dans leurs bergeries, Éric, la nuit
tombée ne manquait jamais d’aller rendre visite de courtoisie à
Irène au plus grand dépit de Jacquenote. Là, dans la chaumière de
la sorcière, il était sous le charme. Il la regardait, lui
décrivait ses émotions que la femme écoutait sans y prêter grande
attention. Puis, quand dix heures sonnaient au clocher de l’église,
Irène disait toujours la même chose à ce pauvre berger : « Allez,
mon bel ami, ouste. Du Balai ! J’ai tant à faire qu’il vous faut
me laisser ... »
Èric
s’en allait, penaud et déconfit. Il trouvait souvent sur sa route
Jacquenote qui avait repéré le manège et savait l’heure où le
trouver, la mine refrognée. La jeune fille lui octroyait de tendres
œillades, tentait de le convaincre que c’est avec elle qu’il
serait heureux. Éric n’en voulait rien savoir, c’est Irène qui
était dans son cœur en dépit de cette rebuffade quotidienne.
Le
temps passa ainsi. Ni le berger ni la pauvrette n’étaient heureux
tandis que dame Irène semblait indifférente et allait son train.
Jacquenote un soir, n’en pouvant plus osa dire ses craintes et ses
doutes à propos de celle qu’elle prenait pour une sorcière.
L’amoureuse éconduite conseilla à son berger de cœur de faire le
guet devant la chaumière de la femme à la minuit.
Éric
fut soudainement frappé d’une sourde inquiétude : « Et si la
petite avait raison ! » À dix heures sonnantes, cette fois encore
Irène le pria comme à l’accoutumée de déguerpir et de la
laisser tranquille. Le berger se cacha derrière un fourré, attendit
deux longues heures, miné par l’angoisse, redoutant ce qu’il ne
manquerait pas découvrir. Il s’était imaginé qu’un homme marié
allait frapper à la porte de la dame qui n’attendait que lui. Il
fut bien plus surpris hélas !
À
minuit tapante, Irène ouvrit sa porte. Elle était vêtue
entièrement de blanc, d’une vaste robe flottante. Elle semblait en
lévitation sortant prestement de sa demeure pour filer en tournant
le dos à la Loire. Il se rendit compte qu’elle chevauchait un
balai en bouleau. Il dut courir pour la suivre à distance, la femme
allait bon train sans avoir besoin de marcher.
De
temps à autre il la perdait de vue mais Éric avait compris où sa
dame de cœur se rendait. Il n’y avait aucun doute, c’est vers la
clairière des Frappiers, là où se termine le Val et commence la
Sologne mystérieuse, que son balai la portait. Il arriva fort
essoufflé alors que le Sabbat était depuis quelques temps entamé.
Irène
dansait avec des créatures étranges, des êtres porteurs de cornes.
Il était horrifié de la voir ainsi se donner corps et âme à des
diablotins qui l’entraînaient dans des rondes effrénées. De
temps à autre, l’un de ces personnages hirsutes prenait la Birette
par la main pour la mener à l’écart de la prairie. À chaque
fois, des murmures, des plaintes, des cris ne laissaient aucun doute
sur ce que faisaient ces deux-là. Après s’être donnée à tous
les participants de ce bal satanique, Irène rentra chez elle de la
même manière. Le jour allait se lever. Le pauvre Éric était au
désespoir, il s’était épris d’une immonde sorcière qui
s’était moquée de lui, le faisant passer pour son fiancé alors
qu’elle était la maîtresse de tous les diables. Il pensa avec
honte à cette pauvre Jacquenote qu’il avait laissée se languir.
Quel misérable il était.
Le
temps passa. Éric cessa de rendre visite à celle qui n’était
qu’une infâme sorcière. Il acceptait désormais la compagnie de
Jacquenote sans pour autant répondre à ses avances malgré le
plaisir grandissant qu’il y prenait. Il lui fallait d’abord
digérer sa blessure sans pour autant se jeter sur la petite. Il
voulait que murissent ses sentiments.
Ce
soir-là, il y avait un bal dans le village. La cicatrice était
résorbée, le Berger accepta l’invitation de son amie. Jacquenote
s’était faite belle, Éric sentit poindre en lui une attirance
nouvelle, un désir qui lui redonnait la joie de vivre. Le duo, sous
le regard amusé de l’assemblée, ne cessa de danser. Tous
remarquèrent l’harmonie du jeune couple. Elle faisait plaisir à
voir. Dans l’ombre, à l’écart, une femme rongeait son frein et
grinçait des dents. Irène était jalouse ...
Les
deux amoureux se déclarèrent. Leur mariage fut annoncé. C’est le
jour même de la cérémonie que la belle romance bascula dans le
drame le plus affreux. Alors qu’ils sortaient de l’église, les
nouveaux époux passèrent à proximité d’Irène. La femme
quoiqu’ayant le regard mauvais, se mit à jouer à la cabrette un
air endiablé auquel la belle épousée ne put résister.
Jacquenote
se mit à danser. Elle ne se maîtrisait absolument plus. Elle était
comme prise de folie. Elle tournoyait, sautait, chantait de manière
inconsidérée. Soudain, sans que personne ne puisse la retenir, tout
en dansant encore et encore, elle pénétra, portée par sa farandole
diabolique dans le château. Quelques minutes plus tard, la foule
médusée la vit à nouveau. Elle était tout là-haut sur le chemin
de ronde. Elle dansait toujours, en équilibre sur les créneaux. La
foule se taisait, pressentant le drame.
Elle
fit un pas de trop, un pas fatal. Jacquenote perdit l’équilibre et
tomba dans la Loire pour y disparaître à jamais. C’était
l’effroi. Éric poussa un hurlement terrible, un cri qui
ressemblait étrangement à celui d’un loup avant que de
s'effondrer en larmes. Le pauvre garçon ne put s’en remettre, il
venait de perdre la tête et son amour. Il quitta le pays, se fit
vagabond et personne n’entendit plus jamais parler de lui dans le
pays.
Au
village, on se saisit immédiatement de la Birette ! Elle fut
enfermée dans la prison du village pour l’éloigner de la foule
qui voulait l’écharper. Un procès eut lieu, à la demande de
l’église. Elle fut tout naturellement accusée de sorcellerie. Les
témoignages étaient accablants, le souvenir de Jacquenote présent
dans tous les esprits. Le verdict tomba sans surprise : la mort d’une
manière terrible ! Il fut décidé de l’attacher à un châtaignier
aux Frappiers et de la laisser à l’appétit des loups qui rodaient
en nombre en cette époque lointaine.
Un
demi-siècle passa. Un jour, un vieil homme à l’esprit absent,
arriva dans le pays. Il avait l’air d’un homme sans joie, d’un
pauvre erre en désespérance. Il vivait de peu, acceptant quelques
offrandes pour subsister. Il se tenait toute la journée dans les
Varennes à regarder la Loire puis s’en allait passer la nuit dans
la clairière des Frappiers. C’est sans doute ce qui éveilla
quelques réminiscences ; une vieille histoire revint en mémoire des
anciens, parmi ceux-là, certains crurent reconnaître en ce pauvre
bougre les traits d’Éric, le berger d’antan.
Le
vieil homme ne répondait pas à ceux qui tentèrent de lui parler.
Il faisait peine à voir. C’était une désolation que de percevoir
la douleur immense qui était sienne. Que faire ? C’est alors qu’un
musicien à qui l’on avait confié le récit eut une idée étrange.
L’homme se mit à jouer de la cabrette devant le pauvre bonhomme.
Éric, puisque c’était bien lui, tourna la tête, des larmes lui
coulaient en abondance, il se passait quelque chose.
Le
musicien joua jusqu’à la minuit sans jamais s’arrêter. Soudain,
quand les cloches eurent sonné, une louve surgit, montrant des
dents, bavant. Elle menaçait le musicien, allait lui sauter à la
gorge quand le vieux berger sortit de sa torpeur. Il se leva, se
dressa devant la bête, s’interposa entre le fauve et le musicien.
La louve voulut le mordre à la gorge, le vieux lutta de toutes ses
forces. Dans la bataille, il plongea dans le regard du monstre, des
yeux d’un bleu profond aux délicates nuances orange et jaune
brillant intensément.
Dans
un sursaut de rage, il brisa le cou de la louve et la jeta dans la
Loire. En cet instant précis, une vieille femme sortit des flots,
Elle dansait et s’approcha du vieil homme. Elle l’embrassa
longuement. L’homme lui dit alors : « Je t’ai attendue
cinquante longues années mais j’ai toujours eu la certitude que je
te retrouverais ! » Éric et sa Jacquenote vécurent le reste
de leur âge dans la plus miraculeuse plénitude. Leur amour était
si fort que personne n’osait venir les importuner. Il était passé
le temps pour eux d’avoir des enfants. Tous les contes de fées ne
se terminent pas de la même manière.
Diaboliquement
sien.