En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
L’histoire
a, jusque aujourd’hui, tenu secrète l’union de Merlin et
Morgane. Pourtant un petit incident récent a mis sur le devant de la
scène ce couple illégitime et quelque peu tonitruant. Morgane,
profitant des vacances et fuyant les touristes qui envahissent sa
chère Bretagne et la forêt de Brocéliande a décidé de partir
avec Perlin, le rejeton qu’elle a eu du gars Merlin, pour une virée
en Berry.
Le
Perlin est un sacré diable, toujours prompt à commettre mille
facéties et à jouer de ses pouvoirs pour ennuyer les braves gens.
Il faut admettre que la séparation de ses parents a quelque peu
perturbé son équilibre psychique. Morgane espère que celui qu’elle
a surnommé affectueusement Pinpin puisse profiter de la quiétude du
Berry pour enfin trouver la paix intérieure.
Morgane,
pour l’édification et la formation de l’enfant a décidé de
s’installer en bord de Sauldre, cette merveilleuse petite rivière
qui va grossir le Cher avant que celui-ci s’offre à la Loire. Elle
avait entendu parler du musée de la Sorcellerie, celui-là même que
l’incurie des hommes risque de fermer à la fin du mois d’août.
C’était donc l’année ou jamais d’y conduire le petit dont
elle n'a obtenu la garde qu’en juillet.
Perlin
est particulièrement excité à cette idée. Il aime les mystères
et les belles histoires, a un goût prononcé pour les sortilèges,
art dans lequel il excelle pour le plus grand désespoir de ses
proches et de ses camarades de classe. Il compte s’inspirer de
cette visite éducative pour parfaire sa technique et trouver de
nouvelles idées. Morgane tout au contraire, espère qu’il
comprendra enfin que ses pouvoirs s’inscrivent dans une grande
lignée et qu’il conviendrait d’en user qu’avec parcimonie et
raison.
En
attendant, Perlin et Morgane campent en bord de rivière :
l’enfant découvre le plaisir de la baignade en eau douce, le
bonheur de construire un petit barrage pour obtenir une fosse dans
laquelle plonger. Il aime la pêche et apprécie la gastronomie
berrichonne. La visite des manoirs l'a ravi, la cathédrale de
Bourges l’a émerveillé. Perlin est d’humeur joyeuse et Morgane
baisse la garde.
Morgane,
loin de Merlin qui continue de régenter sa vie, profite de ses
vacances pour boire, chaque soir, deux verres d’un petit rosé de
Reuilly. Ce nectar délicieux lui colore les joues, elle aime son
harmonie et sa belle robe légèrement grise. Le Pineau d’Aunis
atteint ici toute sa quintessence. D’humeur espiègle, la dame se
permet de réveiller les feux-follets après ses libations. Perlin
rit sous cape ; il n’avait jamais vu sa mère aussi badine.
Pour lui, c’est magique !
C’est dans ce cadre idyllique que le drame va se nouer et j’avoue,
à ma grande honte, que j’en suis responsable. C’est au musée de
la Sorcellerie de Blancafort que j’ai croisé ce duo si
extravagant. Je compris qui ils étaient quand, devant la tour où la
copie de cire de Merlin s’affaire à la confection d’un élixir,
je vis Perlin faire grands commentaires ironiques au sujet de son
géniteur. Morgane en rajoutait également, se moquant de la barbe
dont on avait affublé le mannequin. La dame avait la dent dure vis à
vis d’un homme qu’elle ne supportait plus.
Je
m’approchai d’eux pour les saluer en leur faisant comprendre
discrètement que je les avais reconnus. Perlin voulut savoir qui
j’étais et comment je pouvais ainsi les démasquer. Je me
présentai à mon tour et, pour amuser le petit, lui racontai ma
version de l’histoire du balai de sorcière. La fable de «la Fée
ménagère » enchanta le gamin et amusa beaucoup sa mère ;
la glace était brisée …
La
visite fut des plus agréables. J’avais des guides d’exception :
deux sorciers de haute lignée qui pouvaient juger de la scénographie
et de la documentation de ce charmant musée. Perlin agrémenta ses
explications de deux ou trois tours à sa façon dont je tairai les
conséquences. Il se dit qu’il a tiré les arpions des responsables
locaux qui ne veulent pas sauver ce délicieux musée … Je ne
pouvais lui donner tort !
Tout
se gâta réellement quand, au sortir du musée, je voulus montrer ma
reconnaissance et mon admiration à dame Morgane en lui offrant une
bouteille. J’avais compris son goût immodéré pour le rosé.
Malheureusement, dans ce musée, il n’y avait que du
rosé-pamplemousse pour satisfaire une éventuelle pépie
touristique. Je fis donc, à contrecœur, cet achat pour la dame et
me fendis d' un délicieux Merlin en peluche pour son propre fils.
Nous
nous séparâmes ainsi. J’étais heureux de cette rencontre,
incapable de deviner les suites de mon achat inconsidéré. Je
rentrai tranquillement chez moi et c’est le soir que j’allais
découvrir les conséquences dramatiques de mon achat. Morgane et
Perlin retournèrent à leur campement. La dame n’eut pas besoin
d’un réfrigérateur pour obtenir un breuvage frais à plaisir.
Deux ou trois incantations et le tour était joué.
Elle
confia l’ouverture de la bouteille à son fils. Un bel exercice de
déplacement à distance d’objet. Le gamin d’un clin d’œil fit
sauter d’autant plus facilement l’obstacle qu’il était en
matière synthétique ; on ne peut attendre mieux avec de telles
boissons sans âme. La suite s’avéra plus désolante …
Morgane,
habituée qu’elle était à notre excellent Reuilly rosé, trouva
détestable cette boisson incertaine, sucrée et aigre. Elle cracha
la première gorgée en jurant de si horrible manière que Perlin en
perdit toute mesure. Il était persuadé que le conteur avait tenté
d’empoisonner sa mère. Il se mit dans une colère folle, une rage
terrible. C’est le ciel qu’il prit à témoin de son courroux.
Perlin déclencha la foudre et le tonnerre résonna sur tout le
Berry.
L’orage
fut terrible et jamais de mémoire de Berrichons on ne vit nuées si
noires et éclairs si éclatants. Perlin avait orienté sa colère
sur les vignobles locaux susceptibles de produire une boisson aussi
médiocre. Par bonheur, dans notre bon Berry, Reuilly et Quincy sont
essentiellement les terroirs d' un merveilleux vin gris et personne
ne songe à produire du vin pour le dégrader dans le pamplemousse.
Une seule parcelle fut détruite, le viticulteur avait cédé à la
mode ...
Morgane,
pour calmer son fils, lui fit enfourcher son balai à sa suite. Ils
vinrent jusqu’à moi ; j’avouai ma grande honte et me
confondis en profonds regrets. Pour me faire pardonner, je débouchai
deux ou trois bonnes bouteilles et Morgane retrouva ses couleurs.
Depuis ce jour en Berry, on prétend qu’il convient de ne pas
déclencher les foudres de Perlin Pinpin !
Hélas,
mes amis berrichons ont une fâcheuse tendance à manger leurs mots.
Leur accent est souvent mal compris des gens d’ailleurs et beaucoup
de touristes entendirent poudre à la place de foudre. C’est ainsi
que naissent les expressions douteuses. Cette poudre que certains
viticulteurs désolants jettent dans le rosé pour vendre ce breuvage
digne des pires brouets de nos sorcières.
Voilà
la véritable histoire. Puissiez-vous ne jamais déclencher la colère
des Dieux. Ne buvez que des vins naturels. Morgane et Perlin comptent
sur vous, sacré tonnerre de dieu ! Quant à Merlin, laissons-le à
son ascétisme déprimant. Il convient d’aimer les bonnes choses
pour jouir pleinement de la vie. Les abstèmes ne savent pas ce
qu’ils perdent. Buvons mais ne buvons que du bon !
Avertissement
: Que les vils tenants de la biscotte, les apatrides du pain de mie,
les mutants des mollesses sous cellophane passent leur chemin où je
leur fais une Cène !
Je me souviens
du bonheur tous les matins recommencé de goûter le pain
croustillant tout chaud sorti du four de notre boulanger de voisin.
Ce plaisir à nul autre pareil, si simple alors et maintenant si
compliqué. Un pain qui tenait la croûte et craquait sous la dent,
une mie compacte qui ne laissait jamais la confiture se dérober par
quelques trous fallacieux, un pain qui avait du goût, un pain qui
vous menait par la baguette sur les chemins du délice …
Puis les
artisans matutinaux se sont fait vendeurs et comédiens. Nos belles
Talemeries (boulangeries) de jadis qui fleuraient bon le feu de bois
et le pain chaud sont devenues des pièges à chalands n'aimant rien
tant que ce pain blanc mou et fade. Les belles croûtes grises sont
honnies comme la peste, la denture d'aujourd'hui se complaît dans la
mollesse.
L'enfourneur à
la chaîne est un éleveur de pâte congelée. Il se contente de
manier grossièrement la lame, pressé qu'il est de tenir une cadence
'infournale'. Puis, plein de gloire factice, il vient dans sa
boutique, déposer son forfait sur un tapis roulant qui enverra ces
mauvais épeautres cuire en place publique. Quelques parfums
artificiels viennent leurrer l'acheteur potentiel qui se précipite
dans ces boutiques pour la bassesse de ses prix.
D'autres à
rebours ont joué la carte de la tradition, de la complexification et
forcément de l'augmentation. Leurs pains se paient au prix fort et,
devant leurs établissements se traînent des files d'attente dignes
de celles que connurent leurs prédécesseurs pendant l'occupation.
La mode, le bouche à merveille font de ces boulangeries une manne
miraculeuse pour le propriétaire du lieu.
Beaucoup ne
cherchent pas à rivaliser avec ces artistes aux pains consacrés.
Ils se contentent de produire eux-mêmes des baguettes aussi
insipides que celles des industriels. On leur accorde une visite
unique, se promettant de ne plus remettre les pieds chez ces mitrons
désolants. Leurs baguettes ne tiennent ni le pavé ni la distance.
Elles mollissent aussi vite quand le temps est humide, qu'elles
durcissent à ne plus être mangeables quand on les oublie une
journée.
Elles ont
cependant la dignité de rester roides quand tout va bien et ne
s'effondrent pas au premier coup de canif. Car d'autres ont été
congelées après cuisson par des commerçant soucieux de ne pas
gâcher, en oubliant simplement de préciser quelle médiocrité ils
viennent de vous fourguer.
Quand au
hasard d'une journée d'imprévoyance vous faites ce constat terrible
: « Ciel, il n'y a plus de pain ! », vous succombez à
la déprime hexagonale de celui qui n'a plus rien à se mettre sous
la dent. Pour parer à pareilles tragédies domestiques d'aucun
congèlent une boule de secours, d'autres se munissent
précautionneusement d'un pain tranché pour les jours de disette.
Dans un cas
comme dans l'autre, seule l'apparence est préservée. Le plaisir est
aux panetiers absents. L'un s'émiette et l'autre tient plus de
l'hostie que de la tranche qui s'encroûte. Il faut vite oublier ce
repas insipide qui ne sera sauvé que par des pâtes alimentaires.
Puis la nuit sera longue comme une fournée sans pain, le petit
déjeuner, privé de sa substance essentielle vous mettra au
supplice, vous êtes dans le pétrin !
On peut tout
aussi bien céder aux sirènes des croissants. Eux aussi ont subi de
plein fouet la prolifération des malfaiseurs de pain. Ils n'ont ni
goût ni caractère, fondent plus facilement dans la tasse que dans
la bouche et sont aussi indigestes qu'une chronique panetière.
Le lecteur
mécontent me mettra au pain sec, d'autres affirmeront qu'ils ne
mangent pas de ce pain-là et passeront bien vite leur chemin.
Il
était une fois un arbre mystérieux venu mystérieusement de la
lointaine Grèce et planté par une main inconnue quelque part en
bord de Loire. C’étaient des voyageurs, marins du commerce de
l’étain qui, venus de la Méditerranée avaient fait ce magnifique
cadeau aux hommes qui les recevaient si bien à leur passage. C’était
encore une époque où les différences ne devenaient pas source de
méfiance et plus encore. L’arbre offert en guise de remerciement
fut vénéré comme il se doit, il grandit, il prospéra au pied de
la rivière.
Une
vieille femme, Irène, un peu sorcière, guérisseuse et dotée de
connaissances mystérieuses aimait à converser avec l’arbre.
Chaque matin, elle venait tout près de lui, psalmodiait d’étranges
chansons. On la laissait faire, on savait qu’elle puisait là son
énergie et les secrets qui lui permettaient de guérir ses
semblables. Cet arbre lointain avait la réputation de régénérer
les êtres, son écorce ne se changeait-elle pas, elle aussi par
grandes plaques ?
Les
intrépides visiteurs revenaient parfois, offraient une amphore de
vin et aimaient à venir discuter au pied de l’arbre. C’est ainsi
que les gens du pays apprirent que l’arbre était un Platane, qu’il
avait servi à la construction du cheval de Troie. Ils écoutaient
subjugués cette formidable odyssée, cette histoire qu’ils
suivaient ainsi de visite en visite des voyageurs du Levant.
Plus
le temps passait plus l’arbre était honoré dans ce pays ligérien.
Irène lui parlait, affirmait qu’il avait une âme, pleurait
souvent en restant de longues minutes tout contre lui. Elle ne
pouvait expliquer la chose, elle avait une intuition, elle sentait
des vibrations magnifiques, elle était persuadée qu’un génie
habitait dans les profondeurs de sa sève.
Tout
sorcière qu’elle était, Irène était une bonne âme, un jour,
elle recueillit Violine une jeune orpheline, une belle demoiselle que
personne n’avait remarqué, tant la misère, la crasse, la faim et
ses vieux oripeaux l’avaient dissimulée au regard des autres.
Soignée, nourrie, réconfortée, habillée grâce aux bons soins
d’Irène, la beauté de la jeune fille apparaissait à tous comme
une évidence.
La
Belle se souciait peu de la parade de tous les jeunes gens de
l’endroit. Elle aussi vouait une passion au bel arbre, l’enlaçait
comme une amante peut le faire de son amoureux. Les hommes en étaient
jaloux puis petit à petit la prirent pour une folle et s’éloignèrent
d’elle. Elle s’en moquait, elle passait des heures à chanter
divinement bien au pied de son arbre. Tous les oiseaux du pays
venaient de poser sur les branches du platane pour écouter la voie
cristalline de la belle.
Un
jour pourtant son monde bascula. Un vieux menuisier vint et observa
attentivement le végétal. Il revint de nombreuses fois, toujours à
tâter l’écorce, à frapper son tronc. L’homme avait une idée
derrière la tête, cela ne faisait pas le moindre doute. La Belle
s’en inquiéta, devinant que son ami l’arbre était en danger.
Violine
promit de se donner au menuisier pour peu qu’il épargnât l’arbre.
L’homme hésita longuement tant l’alternative qui se présentait
à lui était de nature à troubler le séducteur qui sommeille en
tout mâle. Il fit quelques approches, profita de la situation pour
prendre quelques avances sur ce don qui se présentait à lui sans
n’avoir encore fait la moindre promesse. Cependant les
préliminaires donnèrent lieu à des manifestations étranges,
l’arbre tremblait, les oiseaux criaient, les feuilles tombaient. Il
y avait maléfice dans tout ça.
Le
menuisier se retira, jurant de revenir abattre le platane lors de sa
prochaine visite, laissant Violine effondrée et sans courage au pied
de son arbre. Quelques jours plus tard, il revint, flanqué de
bûcherons pour commettre l’irréparable. On n'abat pas un arbre,
on l’assassine, Violine sentait confusément la chose. Elle
tremblait de tout son être, incapable de supporter le crime qui
allait être commis devant elle. Ses lamentations, ses cris, ses
plaintes, rien n’y fit et le platane se retrouva au sol en un
sinistre et lugubre grincement.
Irène
avait assisté impuissante à ce drame qui se déroulait sous ses
yeux. Il n’était pas en son pouvoir d’infléchir la volonté
d’un homme. Elle ne put que jeter des potions sur l’arbre à
terre, le plaçant ainsi sous la protection de puissances
mystérieuses. Le menuisier se moquait bien de ce qu’il prenait
pour simagrées et superstitions de vieille folle. Bien mal lui en
prit car quand il voulut emporter le gisant, il fit venir des chevaux
de trait. L’un deux se cabra, pris d’une frayeur irrépressible
et tua l’homme sans coup férir.
Violine
ne s’en consola pas pour autant. Son arbre était à terre, elle ne
pouvait s’en remettre. Elle voulait tant qu’à faire que son
sacrifice fut utile, qu’un objet naisse de son bois afin qu’elle
en conserve éternellement un souvenir. C’est un luthier qui se
présenta à elle, plus touché semble-t-il par la beauté de la
demoiselle que par le sort du végétal. Il lui promit de débiter le
platane, de le laisser sécher longtemps et d’en tirer un
instrument de musique unique, rien que pour elle en gage de son
amour.
Bien
des années plus tard, le luthier se décida à créer ce qu’il
avait promis à Violine. Il éprouvait ce désir fou de la conquérir
et voyait dans ce projet la seule possibilité de parvenir à ses
fins. Il fit tant et si bien que sous ses mains expertes, se façonna
le plus bel instrument qu’on n'ait jamais vu. Influencé par
l’anecdote du Cheval de Troie l’homme imagina que des crins de
chevaux tendus sur un archet viendraient tendrement caresser les
cordes de son instrument. C’était sans doute un message qu’il
voulait envoyer à une Violine, toujours plus séduisante.
Il
se mit à l’œuvre, multipliant les prodiges, réalisant sous les
yeux ébahis de la demoiselle, le plus délicat, le plus fragile, le
plus élégant des instruments à corde. Quand il eut achevé son
chef d’œuvre, il le tendit à la belle en lui disant : « Tenez,
ceci est mon cadeau, je vous l’offre pour que vous acceptiez de
devenir mon épouse ! » Irène assistait à la scène, le
sourire aux lèvres, elle avait bon espoir que Violine accepte afin
de se marier. La vieille femme, tranquille, pourrait alors partir
pour l’autre monde.
Violine,
surprise tout autant qu’intriguée, demanda à prendre l’instrument
inconnu. Elle attrapa l’archet et se mit en quête d’en
comprendre le fonctionnement. Personne ne sut comment elle fit, mais
il était évident qu’elle était portée par la grâce, par un
souffle mystérieux lui permettant de maîtriser l’instrument et
d’en faire naître la plus douce des mélodies.
C’était
si beau que le luthier tomba à genoux à ses pieds, qu’Irène
était en larmes, que les oiseaux de tout le
voisinagevinrent s’assembler
autour d’eux pour écouter la musique céleste. Violine elle-même
semblait totalement dépassée par ce qu’elle produisait. Chose
plus étonnante encore, plus elle jouait, plus c’était beau, et
plus au bord de la Loire, des arbres semblables à celui dont avait
été tiré le bel instrument sortaient de terre.
Un
alignement de platanes était né au son du premier violon jamais
conçu au monde. Le vent s’engouffra dans leurs branches, les
oiseaux s’installèrent sur leurs cimes pour accompagner la douce
musique qui naissait sous l’archer de Violine. La nature semblait
se mettre au diapason. Tout en jouant, Violine se mit à chanter,
comme elle le faisait autrefois au pied de son cher arbre. Elle
déclara son amour au luthier qui avait su redonner vie à son cher
platane de la plus belle des manières.
Ils
se marièrent, firent de nombreux autres violons tandis que toujours,
en cette bonne ville, on prit grand soin des platanes. L’histoire
s’est perdue dans la nuit des temps, elle revient soudainement à
la surface car un homme veut abattre les platanes. Qu’il se méfie,
d’autres prodiges peuvent advenir, les sorciers ont plus d’une
corde à leur archet, Irène est toujours présente dans l’âme des
arbres de la ville.
Il était une fois au bord
d'une rivière, une jeune fille qui, depuis la tragique disparition
de ses parents, avait la charge de subvenir aux besoins de ses six
frères et sœurs. Nous l'appellerons Cosette afin que chacun
comprenne la pureté de ses intentions et son extrême dénuement. A
cette époque lointaine nul service social ne venait au secours des
pauvres gens ; plaise au ciel que ce ne soit pas un conte
d'anticipation ! …
Cosette était au bord du
désespoir. Elle avait arpenté les rives, cherché dans les taillis
et les bosquets, tendu la main devant quelques personnes du voisinage
et tout cela sans le moindre résultat. Elle allait devoir rentrer
dans leur modeste demeure sans rien avoir à proposer à l'appétit
toujours plus grand de sa fratrie. Qu'allait-il se passer ? Elle
n'osait l'imaginer.
C'est lorsqu'on est au plus
profond du désespoir que surgit parfois une petite clarté. Cette
fois encore, le conte ne déroge pas à l'usage et c'est la bonne fée
Morgane qui croisa le chemin de la pauvrette. Voyant les yeux rougis
et le visage blême de la jeune fille, la fée alla vers elle pour
lui demander ce qui la chagrinait ainsi. Cosette lui présenta la
situation en toute franchise sans noircir plus encore le trait ;
les faits étant bien assez dramatiques pour ne pas en rajouter.
Cette franchise plut à la
fée Morgane dont chacun sait qu'elle est capable de tout : du
meilleur comme du pire. Cette fois, la sincérité de la jeune fille
fit ressortir les bons côtés de la dame qui adressa pourtant une
étrange requête à celle qui avait charge de famille. Morgane, d'un
air mystérieux, demanda à la jeune fille : « J'aimerais que
tu traverses la rivière ; juste en face de là se trouve une
île où il y a la plus belle oseraie de la région. Rapporte-moi une
belle brassée d'osier et je te ferai un cadeau. »
Cosette ne fut pas surprise
de la demande : elle savait désormais que les grandes personnes
sont capables de toutes les fantaisies pour le paiement d'un service.
Celui-ci lui semblait bien plus respectable que bien des propositions
qui lui avaient été faites jusqu'alors. Cette fée ne profitait pas
de la situation pour demander à la jeune fille des choses que la
morale réprouve ; au moins, cette fois, Cosette n'aurait pas à
rougir de cette requête.
Morgane pour finir de
rassurer la demoiselle, lui octroya une miche d'un pain noir qui,
s'il n'était sans doute pas suffisant pour calmer les appétits de
tous, allait permettre aux enfants de passer la nuit sans être
tiraillés par des maux d'estomac. Cosette la remercia d'un grand
sourire et partit retrouver les siens.
Tôt le lendemain matin,
elle se mit en demeure de remplir son office ; elle traversa la
rivière par un gué connu d'elle seule pour atteindre cette grande
île où poussent les tiges d'osier. Elle fit grande récolte et ne
s'émut même pas de voir les jeunes pousses se transformer, par je
ne sais quel prodige, en des brins disposés à être tressés le
jour même. La fée ne devait pas être innocente en ce phénomène :
il ne faut s'étonner de rien avec de telles personnes.
Sa mission accomplie,
Cosette revint sur la berge là même où elle avait rencontré la
fée. Celle-ci sortit du trou d'un arbre creux et se mit
immédiatement en action, tressant un grand panier bien plus vite
que ne l'aurait réalisé n'importe quel artisan, maître en cet art
si ancien. Morgane tendit alors le panier à Cosette en lui disant :
« Voilà qui résoudra tous les problèmes des tiens. Chaque
fois que tu voudras leur donner à manger, plonge la main dans le
panier en pensant à ce que tu aimerais y trouver ! ».
Morgane disparut comme elle
était venue, laissant Cosette à son panier et à de nombreuses
interrogations. Quel pouvait bien être le sens des paroles de la
mystérieuse dame ? Comment allait-il nourrir ses six frères et
sœurs ? N'avait-elle pas été bercée d'illusions par une belle
promesse ? Il n'était plus temps de s'interroger plus avant ;
les siens devaient l'attendre, leurs ventres si vides qu'elle
entendait leurs appels à travers la forêt.
Cosette rentra dans sa
masure et demanda à sa plus jeune sœur ce qu'elle désirait manger.
La petite, étonnée et incrédule lui répondit naïvement :
« J'aimerais manger des haricots verts ! » Cosette
plongea la main dans le panier et en sortit des haricots. Elle
demanda à son petit frère à son tour d'exprimer son souhait.
Celui-ci, instruit de ce qui venait de se passer, eut une demande
plus roborative : « Je voudrais un gros poulet rôti ! ».
Aussitôt dit, aussitôt sorti du panier.
Ainsi, chacun exprima une
demande qui fut satisfaite par le panier de Morgane. Jamais dans la
maisonnette, les enfants n'avaient fait un tel repas. Et il en fut de
même chaque jour : Cosette désormais pouvait nourrir les siens
sans avoir à se soucier de trouver sa pitance : le panier y
pourvoyait amplement.
La vie aurait pu se
dérouler ainsi, le spectre de la famine à jamais disparu, quand un
soir, après le dîner, un ogre surgit dans la cabane où vivaient
les sept enfants. Il était effrayant, parlait très fort et était
si grand qu'il les terrorisa tous. Il voulait manger et s'était
emparé du plus jeune, histoire de s'ouvrir l'appétit. Cosette,
arrêtant son geste avant qu'il n'enfourne son plus jeune frère dans
son gigantesque gosier lui demanda quel mets, plus succulent encore
que ce petit garçon, il aimerait déguster.
L'Ogre pour vorace qu'il
pût être, n'en était pas moins une fine fourchette. Il lui dit
qu'un cuissot de sanglier serait, pour lui, un mets bien meilleur que
cet enfant qui, mangé tout cru, ne satisferait guère sa gourmandise
légendaire. Cosette sortit du panier un cuissot si gros que le
méchant monstre lâcha l'enfant …
Toute la soirée, Cosette
composa un repas gargantuesque pour ce visiteur intrus, jamais
rassasié, toujours plus exigeant dans ses demandes, d'autant
qu'elles étaient toujours satisfaites. Il découvrit bien vite que
du panier pouvaient surgir toutes sortes de choses, pourvu qu'elles
se mangeassent et surtout qu'elles se bussent.
L'ogre, en effet, tel un
parfait soudard, demanda bien plus de vins de toutes les couleurs et
de toutes nos régions que de mets raffinés. Bien vite, il eut la
trogne rubiconde et l'estomac tendu comme une arbalète. C'est
titubant et grognant qu'il quitta la demeure des enfants sans oublier
de partir avec le panier sous le bras. Les enfants étaient tous si
effrayés qu'aucun ne fit le moindre geste pour s'opposer à ce
terrible larcin.
L'orge avait tellement bu
qu'il n'alla pas loin. Il s'effondra, saoul comme un moine pendant le
carême, juste à côté de la rivière, là même où la fée était
apparue à Cosette. Cette dernière se doutait, elle aussi, qu'avec
ce qu'avait ingurgité ce soudard, il n'irait pas bien loin. Elle
l'avait suivi à distance et sitôt le monstre ronflant comme un
sonneur, elle avait récupéré son panier précieux.
La suite ne manque pas de
sel. Cette nuit-là la rivière sortit de son lit : elle faisait
l'une de ses redoutables colères, comme il lui en prend l'envie
parfois, emportant tout sur son passage, y compris un poivrot qui
cuve son vin, fût-il un personnage gigantesque comme il ne s'en
trouve que dans les contes de fées. Personne ne déplora la
disparition de ce monstre ; il n'eut d'ailleurs pas à
souffrir : il avait tant mangé qu'il mourut sur le coup
d'hydrocution, bien puni de sa gourmandise.
La chose ne fut pas inutile
du reste. Cosette avait assisté au trépas du bonhomme, tout comme
ses six frères et sœurs qui étaient partis à sa suite. Chacun vit
dans cette fin tragique la juste punition à la fois de la peur que
l'ogre leur avait fait subir et celle du terrible péché de
gourmandise que ne cessait d'évoquer monsieur le curé à ses brebis
qui avaient toutes le ventre creux.
Les enfants en tirèrent
une leçon pour eux profitable. Depuis ce jour, ils n'usèrent
qu'avec parcimonie des bienfaits du panier magique, n'abusant jamais
des victuailles qu'ils lui réclamaient, composant au plus juste un
repas équilibré et raisonnable. C'est ainsi que jamais le pouvoir
du panier de Morgane ne s'ébruita et qu'ils purent vivre heureux et
tranquilles, mangeant juste à leur faim pour ne pas attirer de
convoitises. La modération est bonne en toutes occasions et malheur
à ceux qui oublient ce précepte : la rivière ainsi que la
santé pourraient bien les rappeler à l'ordre !