En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Un
renard qui venait de s'offrir un délicieux camembert de Normandie au
lait cru en se jouant d'un stupide volatile perché dans un arbre, se
disait en son for intérieur qu'il était bien le plus astucieux
quadrupède de la création. Il avançait fièrement dans la plaine,
la queue empanachée, toute gonflée d'un orgueil démesuré et la
tête haute comme il se doit. Il allait ainsi quand il s'approcha
d'un puits qui n'était pas si profond, qu'on ne pût s'y mirer tout
à loisir.
Le
renard, certain d'être le seigneur de ces lieux, voulut admirer son
image. Voilà un miroir des plus commode quand on n'a pas la chance
d'en disposer autrement. Il se pencha donc pour confirmer son
sentiment d'être la plus belle créature de la création.
Le
reflet était en tous points conforme à ce qu'il espérait. Quel
beau museau, quel joli dessin des oreilles, quelle harmonie dans les
proportions, quel équilibre dans la posture ! Il se jugeait
parfait en toute chose. Dans son désir de se voir sous toutes les
faces, il changea de position tant et si bien, qu'à force de se
regarder, il finit par trébucher et se retrouva au fond du puits.
Le
voilà prisonnier de son miroir et se maudissant d'avoir si peu
réfléchi. Comme bien souvent, il compta sur la naïveté des autres
animaux pour se sortir de ce mauvais pas. Il trouverait bien fadaise
à raconter pour tromper un imbécile ou bien un trop généreux. Il
n'en doutait pas un seul instant ; il lui suffisait d'avoir un
peu de patience, son génie ferait le reste.
C'est
un bouc ayant grand soif qui s'approcha le premier du piège où
était pris le renard. De voir ainsi ce prétentieux en mauvaise
posture amusa beaucoup notre bête à cornes. On peut même affirmer
qu'il en éprouva une certaine satisfaction. La chose était si
plaisante, qu'il ne voulut pas la garder pour lui, retint sa soif et
s'en alla prévenir tous les habitants du coin.
Le
corbeau qui n'avait pas digéré son fromage, arriva à tire d'ailes
au-dessus du puits et lâcha une fiente magistrale sur le renard ! Si
la chose n'est guère honorable, elle soulagea grandement l'oiseau
qui avait toujours en travers du bec, l'aventure qu'il venait de
subir. Puis d'autres arrivèrent qui avaient tous des griefs contre
ce maudit animal.
Les
animaux, en cercle autour du puits, ne cessèrent de couvrir
d'avanies le renard qui faisait moins le fier. Face à une telle
révolte des gueux, ses belles paroles et ses allures caressantes
n'étaient désormais d'aucun effet. Il subissait l'humiliation sans
pouvoir se venger. Il était mouillé et penaud, offensé et blessé.
Les
animaux n'avaient d'autre but que de lui donner une bonne leçon afin
qu'il cessât à l'avenir de faire le malin. Ils pensaient le laisser
là toute une journée à subir leurs moqueries et le libérer enfin
au lendemain matin. Pourtant, rien ne se passa comme ils l'avaient
envisagé …
Le
fermier du coin, étonné de voir tous les animaux se regrouper
autour du puits, vint s'enquérir des raisons de cette manifestation.
Quand il vit son pire ennemi, le goupil en personne, plus ridicule
qu'une poule mouillée, il se jura de lui faire son affaire. Il défit
la corde du seau, fit un nœud coulant et se gratta la tête …
Ce
fermier avait eu à subir tant de fois les farces et les larcins du
rusé, qu'il pensa qu'il fallait le tromper au risque d'être, une
fois encore, son jouet. Il tança, il gronda et fit grand tapage pour
chasser les curieux. Ses hurlements et ses menaces contre ceux qui
avaient osé mettre en pénitence son cher ami le goupil, n'avaient
d'autre objet que d'endormir la vigilance du prisonnier.
L'autre,
au fond de son cachot, crut qu'il avait trouvé un allié dans la
place. Quand le puits fut dégagé et qu'il n'y eut plus que le
fermier près de la margelle, le renard qui lui accordait une
confiance aveugle obéit à sa demande de glisser son museau dans
la corde qu'il lui tendait. C'est ainsi que le malfaisant finit pendu
pour le prix de tous ses péchés.
Ce
jour-là, on fit grande fête dans la ferme et tous les animaux
d'alentour furent conviés. On célébra la mort de la terreur de
tous : le vilain goupil qui avait succombé par la faute de son
orgueil. Quand on a la tête qui enfle, il faut se garder de la
glisser dans une corde ; il pourrait bien vous en coûter.
Ainsi, de cette morale, chacun fera bon usage ; la modestie
est, en toute chose, la plus sage manière de considérer le monde
et ceux qui vous entourent.
Iconoclastement
leur.
Le Renard et le Bouc
Capitaine Renard allait de compagnie Avec son ami Bouc des plus haut encornés. Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ; L'autre était passé maître en fait de tromperie. La soif les obligea de descendre en un puits. Là chacun d'eux se désaltère. Après qu'abondamment tous deux en eurent pris, Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ? Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici. Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi : Mets-les contre le mur. Le long de ton échine Je grimperai premièrement ; Puis sur tes cornes m'élevant, A l'aide de cette machine, De ce lieu-ci je sortirai, Après quoi je t'en tirerai. - Par ma barbe, dit l'autre, il est bon ; et je loue Les gens bien sensés comme toi. Je n'aurais jamais, quant à moi, Trouvé ce secret, je l'avoue. Le Renard sort du puits, laisse son compagnon, Et vous lui fait un beau sermon Pour l'exhorter à patience. Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton, Tu n'aurais pas, à la légère, Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors. Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts : Car pour moi, j'ai certaine affaire Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. En toute chose il faut considérer la fin.
Il
existait à Blois parmi les « Dames de la Halle aux Poissons » — « la Poissonnerie », comme on l'appelait jusqu’au tournant de la
première guerre mondiale. Prenons le pari de remonter le temps et de
les rencontrer comme si nous étions au début du siècle précédent.
Cette étonnante tradition blésoise, vaut bien une évasion
temporelle.
La communauté
marchande qui subsiste depuis un temps immémorial, s’est
perpétuée durant des centaines d’années. Elle conserva jusqu’à
sa disparition les mêmes caractères et les mêmes traits que sous
l'ancien régime.
A vrai dire, la
communauté dont il s'agit est d'allure assez mystérieuse —on ne
trouve à son sujet aucune trace de document écrit et d'autre part
ces « Dames » ne livrent pas au premier venu les secrets de leur
organisation.
Ce qui, à
Blois, est de notoriété publique, c'est que l'on a toujours vu les
Dames poissonnières se recruter dans les mêmes familles, habiter
depuis toujours la même rue, se vêtir de façon assez identique...
garder la coiffe blanche, se grouper dans leur église paroissiale
du même côté de la nef latérale et chanter les offices
religieux avec une ardeur et une voix comparables à celles qu'elles
employaient dans la rue pour crier naguère : Sardines fraîches,
sardines tout en vie.
Descendantes des
anciens bateliers et des pêcheurs de la Loire, corporations à peu
près disparues, elles ont continué à vendre le poisson en
ajoutant à celui des rivières, des étangs et du fleuve le
poisson de mer, la « marée ». Toutefois, si elles ont augmenté
et développé leur commerce, elles n'ont abdiqué pour cela ni
l'esprit qui les anime, ni les traditions qui les soutiennent.
Elles continuent
à faire le signe de la croix avec le premier sou qu'elles
reçoivent au commencement de la journée et on les surprend à
murmurer en même temps :
« Que le Bon
Dieu bénisse la main qui m'étrenne. »
Elles conservent
fidèlement dans leur « poissonnerie » la statue de la Vierge qui
préside à leur commerce et qu'elles ornent avec soin. Elles vont
prier la bonne Dame «des Aydes » en son sanctuaire avant de se
rendre au travail —et chaque année, le 16 août, elles font dire
une messe pour les victimes du choléra en 1849 ; les honoraires de
cette Messe ont été généralement payés par une souscription
dont le surplus servait, par les soins de ces « Dames », à orner
l'autel de l'antique pèlerinage de Notre-Dame des Aydes et ce n'est
pas sans regret qu'elles voient que le temps ayant effacé le
souvenir de ces calamités lointaines, il n'y a plus le même
empressement à se rendre à leurs pieux désirs; le lendemain 17
août elles font célébrer une autre messe pour les défunts de
la Poissonnerie mais elles estiment que cette messe ne porte tous
ses fruits que si elles y assistent.
Au point de vue
économique et social, le côté le plus original de cette
organisation est l'absence même de toute organisation. La
communauté vit de tradition: de trésorière officielle et
attitrée, il n'y en a pas —pas plus que de présidente ni de
statuts. Elles mettent en commun ce qu'elles vendent, le déposant
dans de modestes boîtes à sardines qu'elles baptisent, on ne sait
pourquoi, du nom de casseaux — c'est leur coffre-fort. Chaque
samedi elles se partagent les bénéfices et lais- sent le reliquat
dans la caisse commune. On puise dans cette caisse, dont nul ne
connaît le contenu exact, pour acquitter tous les relevés de
compte des fournisseurs qui n'auront jamais —c'est entendu —aucun
effet à tirer. Et la communauté continua ainsi à vivre comme
autrefois de sa vie propre, avec ses lois et coutumes, sans qu'il y
ait jamais entre les membres aucune discussion ni aucune difficulté
graves.
Depuis combien
d'années, combien de siècles cette « communauté »
fonctionne-t-elle ? La réponse ne fut pas très précise.
« Je ne
sais pas, déclarait l'une d'elles... Ce qui est certain, ajoute-
t-elle, c'est que ma belle-mère qui vendait jusqu'à l'année
dernière a maintenant quatre-vingt-sept ans, elle y est entrée à
l'âge de quatorze ans, et ça fonctionnait déjà. Depuis
longtemps... Tenez..., cette bonne vieille a quatre-vingt-un ans et
elle vend encore... »
Celle-ci
s’exprime alors :
« Ma
mère est morte à quatre-vingt-deux ans (on vit vieux décidément
dans la corporation). Elle faisait partie de la Poissonnerie depuis
l'âge de douze ans, sa mère elle-même en é́tait membre... »
Pour vagues que
puissent être ces données concernant l'état-civil de la
communauté́, elles nous montrent que son origine est tout au moins
fort reculée pour ne pas dire, selon l'expression consacrée,
qu'elle se perd dans la nuit des temps.
Faute de
renseignements plus précis il était du moins intéressant de
chercher à savoir quels statuts pouvaient régir ces « Dames ».
Une femme répond
alors à la curiosité d’un passant :
« Nous ne
sommes ni ne voulons être une association, non plus qu'une
coopérative, ni un syndicat... Nous nous arrangeons entre nous,
voilà tout... Ainsi par exemple les vieillards et les malades
touchent leur part des bénéfices hebdomadaires tout autant que
les vendeuses effectives, et malgré qu'elles ne travaillent pas.
C’est une organisation sociale modèle qui n'a attendu ni la loi
des retraites, ni les lois d'assistance pour résoudre les gros
problèmes du travail ; c'est aussi l’expression d'une belle et
touchante preuve de mutuelle confiance... »
Le passant
l’interroge :
« Que se
passerait-il si l’une d’entre-vous s'abstenait de venir vendre ?
Le cas ne
s'est jamais présenté. On ne s'absente que pour une cause
légitime... Chacun remplit consciencieusement sa tâche... Nous
n'avons jamais de difficultés, jamais de disputes — quelques
discussions car on n’est pas parfaites.
Avez-vous
une trésorière ?
Pour quoi
faire ? Chacun fait son compte devant toutes les autres. Ça suffit
bien.
Combien
êtes-vous en cette année 1909 ?
Nous sommes
actuellement dix. Par le passé, nous fûmes jusqu’à vingt-deux.
La concurrence a eu raison de nous malgré la protection de Notre
Dame des Aydes »
Le sujet mérite
bien une petite explication. Le curieux veut en savoir plus et la
dame explique avec flamme :
« Rendez-vous
compte qu’en 1903, lors de la reconstruction de notre poissonnerie,
on a voulu nous retirer notre bonne vierge. Nous avons fini par avoir
gain de cause en dépit d’une campagne de presse qui réclamait la
laïcité des lieux. Foutaise que tout ça ... »
Il est vrai que
l'anticléricalisme avait le vent en poupe. Un journaliste écrivit :
« Rendez-vous compte que ces dames, chaque matin, avant
d’ouvrir les grilles de leur poissonnerie, s’agenouillent sur les
dalles humides pour prier une idole ! »
L’homme
laissa-là ces dames. Elles finirent par disparaître de Blois, la
grande guerre eut raison de cette tradition millénaire. Il était
bon de la réveiller pour quelques instants.
Il se peut
parfois que les contes réservent des surprises et ne se contentent
pas de la belle bergère et du prince charmant.
Il était une
fois une très vieille femme; ni reine, ni belle, ni riche, ni douée
de pouvoirs magiques. Elle allait par les chemins confectionner des
brassées de luzerne pour ses lapins, des fagots pour le feu, des
bouquets de fleurs sauvages pour les donner à qui les lui demandait.
Elle était courbée par l'effort, tremblante et fragile. Elle
n'avait ni amis ni famille et, la vie pour elle, s'achevait dans la
peine et la douleur.
Il était aussi
un vieil homme, ni prince, ni fort, ni particulièrement adroit, ni
même capable de prodiges. Il vivait de rapines, détroussait un peu
les gens de bien, blasphémait plus souvent qu'à son tour et avait
la fâcheuse manie de mentir plus encore qu'un bonimenteur. Il buvait
au-delà du raisonnable, sentait mauvais des pieds et de la bouche.
Sa vie s’achevait ainsi dans la débauche, la malhonnêteté et la
crasse, loin de sa femme ..
La vieille avait
tout d’une sorcière ; elle avait été belle, mais c’était
il y a si longtemps. Le vieux était pire qu’un démon :
personnage rebutant, il était de ceux qu’on qualifie de gibier de
potence, un gredin qu’il était préférable d’éviter. C'est
avec eux pourtant qu'il me faut poursuivre le récit. Le métier de
conteur n'est pas simple : la beauté et la jeunesse passent, la
richesse n’est pas le lot commun.
Irène, était
d’une immense gentillesse. Vous pouviez toquer à sa porte, elle
vous gratifiait toujours d’un sourire édenté et d’un petit
gâteau. Quant au vieil Archimède, ses turpitudes l’avaient
entraîné sur les chemins de travers. Les uns appellent cela
destinée, d'autres, la loterie de la vie.
Irène, il y a
bien longtemps de cela, avait congédié Archimède. Las de ses
beuveries, ivre de coups, exaspérée par ses forfaits, elle avait
trouvé la force et le courage de le mettre à la porte, préférant
la solitude à ce mauvais attelage boiteux. L’autre honteux,
baissant la tête, conscient de ce qu’il était devenu par la faute
de trop d’échecs et de pauvreté, avait disparu de son existence
sans demander son reste. Il était allé courir sa mauvaise fortune
par monts et par vaux ...
Ce qu’il
devint, Irène en eut écho de temps à autre. Un jour en prison, une
autre fois en cavale, mêlé à une rixe ici ou bien aliéné
quelques temps là)haut, l’homme avait un parcours semé de
cailloux. Non décidément Irène ne regrettait vraiment pas de
l’avoir mis à la porte !
Irène ce
jour-là sentit les premiers signes du grand voyage. Elle était
épouvantablement lasse, le souffle court, le cœur battant la
breloque. Elle était prête, elle avait fait sa vie même si elle
n’avait pas été semée de roses. Elle rangeait son intérieur,
voulant laisser sa maison en ordre avant son grand départ. Elle
attendait sereine, la grande faucheuse.
C’est alors
qu’il y eut grand vacarme sur le chemin. Elle se plaça dans
l’encoignure de sa porte. Au loin, un vieillard, courbé en deux,
avançait péniblement, traînant la patte, appuyé sur une canne,
chaque pas lui demandait un grand effort. À son allure cependant, la
vieille crut reconnaître celui qu’elle avait chassé de sa vie.
Que venait-il faire ici ?
Elle n’eut pas
le temps de trouver une réponse. Dans son dos, plus loin sur le
chemin, un chariot tiré par un puissant cheval était mené par un
homme étrange. Derrière lui, se tenait debout un comparse. Celui-ci
était plus effrayant encore, vêtu de noir, il avait à son côté
une faux. C’était à n’en point douter l’attelage de l’Ankou
et du Charron venu la quérir. Irène n’avait nulle crainte, elle
les attendait.
Mais c’est
Archimède qui était en travers de leur course folle. Il devait être
sourd puisqu’il ne les entendit pas arriver. Il allait être fauché
quand, fort d’un pressentiment, il s’écarta d’un bond
surprenant pour son état. Le chariot de la Camarde passa puis
disparut sans passager.
Irène se signa.
« Qui voit l’Ankou voit sa mort ! » et pourtant ni elle
ni son maudit époux n’étaient partis pour l’autre monde. Elle
vit Archimède se remettre sur le chemin, se pencher et ramasser
quelque chose. Il se remit plus péniblement encore en marche et vint
jusqu’à elle. Que lui voulait-il donc ce mauvais diable ?
Archimède lui
aussi avait senti sa fin proche, il avait souhaité demander pardon à
son épouse avant de quitter cette vallée de larmes. L’émotion
qu’il venait de vivre, en frôlant la mort, le priva de la parole.
Arrivé devant celle qu’il avait tant fait souffrir, il tendit
silencieusement ce qu’il avait ramassé sur le chemin. C’était
un fer à cheval en or, incrusté de diamants. La bonne fortune était
passé bien trop tard pour lui. Le vieux, s’en retourna sans un
mot, Irène vit ses épaules se soulever doucement, il devait
pleurer, ce qui n’avait jamais dû lui arriver.
Puis le
coupe-jarret, l’aigrefin, le margoulin s’en retourna par le même
chemin d’un pas plus lourd encore. Arrivé à l’endroit exact où
il avait croisé l’Ankou il s’effondra. Irène n’eut pas besoin
d’aller à son secours, elle savait qu’il était trop tard. Elle
se dit encore que sa dernière heure allait à elle aussi sonner
bientôt. Elle n’avait que faire du trésor remis par cette
canaille.
Elle rassembla
ce qui lui restait de force pour aller jusqu’à la masure voisine.
Il y avait là un jeune couple avec trois enfants en bas âge.
L’homme, faute de trouver du labeur régulier avait pris le même
chemin que son Archimède d’autrefois. Il buvait beaucoup et levait
parfois la main sur son épouse. Irène s’approcha, elle entendit
des cris et des disputes, elle profita de ce désordre pour poser
sans être vue le fer à cheval sur la table et s’en retourna chez
elle.
Quand elle
revint dans sa masure, elle ferma la porte et se coucha. Elle était
lasse, fatiguée comme jamais. Elle sentait le terrible poids des
années sur ses épaules et dans son cœur. Elle ferma les yeux ;
pour s’endormir une dernière fois. Elle en était certaine …
Au petit matin,
le chant du coq la tira d’un curieux songe. Elle se réveilla,
sentit une présence à ses côtés. Elle s'en étonna, tâta ce qui
apparut être un corps robuste et ferme qui dormait là. Elle ouvrit
les yeux, regarda. C’était Archimède ! Non, pas celui qui était
mort la vieille, mais le jeune gars qui lui avait tant plu autrefois.
Il était là à côté d'elle.
Irène se leva
pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait. Elle ne remarqua pas
de suite qu’elle se mouvait sans difficulté. Elle vit alors son
reflet dans le miroir dépoli de la chambre. Elle aussi avait
retrouvé son apparence d’autrefois. Elle était plus belle encore
que dans son souvenir, c'est du moins ce qui sembla.
Elle entendit
quelqu’un frapper à la fenêtre et lui faire un geste. C’était
l’Ankou, elle en était certaine. Elle se retourna pour suivre son
geste, sur la table de la cuisine, elle vit trois fers à chevaux,
incrustés de diamants. L’apparition s’enfuit non sans lui avoir
accordé un clin d’œil.
Il sera une
nouvelle fois, un jeune couple de braves gens. Ils vivront une
seconde existence heureux et prospères. Le bonheur se trouve parfois
sous les sabots d’un cheval.
La
nuit de pleine lune la plus proche du premier novembre, il était de
coutume en Sologne, plus exactement à Vannes sur Cosson de se
réunir pour célébrer le retour à la source et les défunts de la
société villageoise. Une birette, une dame enveloppée dans une
longue robe noire sur laquelle tranchaient un foulard et un gilet
orange, regroupait tous les gens de la contrée du coucher du soleil
aux douze coups de minuit sur les rives d’un ruisseau, elle qu’on
surnommait la laveuse.
Le
long du ruisseau des forges, nommé ainsi précisément parce que la
tradition voulait qu’on y fit ce soir-là un grand feu digne de
celui d’un forgeron, la sorcière du pays menait la grande racontée
de l’année. C’était une veillée particulière, il n’était
plus question de faire peur aux enfants avec des loups ou des ogres
ni de raconter des fariboles avec des princes et des fées. La
conteuse se muait en chroniqueuse pour évoquer la mémoire de ceux
qui les avaient quittés l’année écoulée.
Tandis
que l’assemblée du bourg se pressait autour des flammes, les
spectateurs tout en écoutant attentivement la vieille femme,
cassaient des noisettes avant de les torréfier dans une grande
marmite en fonte. Chacun avait pris le soin d’apporter des pommes
croquantes des plus beaux pommiers du pays. Les uns avaient préparé
des tartes dans le four banal, d’autres avaient pressé du cidre,
certains les avaient faites cuire au four et quelques-uns apportaient
de la compote.
Le
partage était alors la règle tandis que la birette, le temps de
cette nuit magique, retrouvait l’estime de tous et la considération
de chacun. Elle mettait en scène ceux qui avaient quitté cette
vallée de larmes en leur redonnant vie aux travers d’anecdotes
heureuses, de situations cocasses dans lesquelles ils avaient tenu le
premier rôle. Il y avait des rires certes mais toujours empreints
d’une grande émotion. La fumée qui s’élevait dans la nuit
guidait bien des regards tandis qu’un voile couvrait ces yeux qui
fixaient une étoile. La conteuse avait soigneusement préparé ses
récits, il était nullement question d’y glisser quoi que ce soit
qui put choquer les familiers de celui ou de celle qui venait d’être
ainsi évoqué.
Puis
au douze coups de minuit, la troupe emportait les noisettes, quittait
les rives du ruisseau des forges pour aller former un grand cercle
plus loin autour d’un chêne vénérable dans un lieu sacré nommé
aujourd’hui l’enfer par une curieuse confusion des mémoires. Là,
un druide avait préparé un petit marcassin rôti et un énorme
goret. La viande de sanglier était réservée au druide et à la
birette qui cette nuit-là se réunissaient dans la même communion.
L’énorme verrat allait nourrir la population. Pour tous, les
noisettes grillées accompagnaient la délicieuse viande.
Avant
le début du banquet, au cœur de la nuit le druide montait dans
l’arbre pour y couper le gui qu’il laissait tomber dans un grand
drap blanc. Le rituel achevé, c’était le signal du début des
agapes, largement arrosées de boissons fermentées. Les esprits
s’échauffaient en dépit d’un froid de saison. Danses et chants,
cris et querelles, amours clandestins et réconciliations
spectaculaires ponctuaient cette nuit de folie. Avant que le soleil
ne se lève, chacun rentrait dans sa modeste demeure.
La
Birette regagnait sa cabane dans le secret de la forêt. Sur le seuil
des maisons, une bougie brûlait encore, c’est du moins ce qu’il
importait de s’assurer. Elle avait été allumée au moment de se
rendre au premier rendez-vous et pour la préserver du vent ou de la
pluie, elle avait été glissée à l’intérieur d’une calebasse
soigneusement creusée. Si jamais au retour du banquet la bougie
était éteinte, l’année à venir risquait d’avoir son lot de
malheurs pour la famille concernée.
Voilà
ce qui se passait depuis toujours et n’aurait jamais dû cesser
d’être en dépit de l’irruption du christianisme et son cortège
de nouvelles croyances. Mais cette année-là, un esprit maléfique,
des lutins, des farfadets, Merlin en personne ou bien la fantaisie du
grand créateur se mirent de la partie pour brouiller les codes
habituels. Nous étions précisément un 31 octobre, la sorcière se
nommait Bérandine, c’était une nouvelle venue dans le pays.
L’espace
d’une année, elle avait acquis une réputation à faire frémir
dans tous les foyers de Sologne, capable de jeter des sorts dont il
était impossible de se défaire. Chacun s’interrogeait sur ce
qu’elle allait pouvoir raconter concernant les sept personnes dont
elle avait hâté le départ pour l’autre monde par des
malédictions dont elle avait le secret.
Certains
en Sologne l’avaient surnommée la messagère de l’autre monde ou
la laveuse morbide car elle avait une manière bien particulière de
jeter son maléfice sur un pauvre hère ou une malheureuse innocente.
Elle venait aux toutes premières lueurs du jour au lavoir situé sur
le Cosson, cette pourtant charmante petite rivière. Elle arrivait
avec un vêtement qui avait été dérobé à celui ou à celle à
qui des voisins voulaient du mal et devant la communauté
médusée, elle lavait ce qui allait devenir un linceul.
Chacun
savait ce qui n’allait pas manquer d’advenir à la future victime
de l’abominable mégère. C’est avec un linge propre qu’elle
effectuerait le voyage pour l’autre monde. Pourtant personne
n’était en mesure d’interdire à Bérandine de venir au milieu
exécuter sa terrible besogne. C’est ainsi qu’en une année, par
sept fois, elle avait battu le linge d’un autre qu’elle avait
envoyé ad patres.
Bérandine,
comme le voulait la tradition de Samain prit la parole pour
théoriquement dérouler le panégyrique de ceux dont elle avait hâté
le grand voyage. Contrairement à ses devancières, toutes sorcières
respectueuses des codes, elle dit des horreurs, décrivant les
vilains petits travers des disparus, déroulant les turpitudes qui ne
manquent jamais d’arriver dans une vie ordinaire. La communauté
était horrifiée sans que quiconque n’ait l’aplomb de
s’interposer pour que la sorcière se taise.
Les
pommes avaient un goût amer. La terrible racontée des forges
achevée, la troupe se dirigea à contre cœur vers le chêne
vénérable. Le druide y était déjà, coupant le gui sacré pour
que l’année à venir (en ce temps-là, la fête que vous nommez
aujourd’hui Halloween célébrait tout autant les défunts que le
début de l’année). Une jeune femme, habillée de blanc, inconnue
dans le bourg vint vers Bérandine. Elle lui tendit une pomme en la
priant de la croquer à pleins dents. La sorcière ne se méfia pas
de cette demoiselle qu’elle pensait sans malice… Bien mal lui en
prit car dans l’instant elle s’effondra en de terribles
convulsions qui lui montrèrent le chemin qu’elle aimait tant à
indiquer aux autres.
Ce
fut la stupeur tout d’abord autour du Chêne, le druide interloqué,
se coupa avec sa serpette d’or et sept gouttes de sang tombèrent
dans le drap blanc, réceptacle du gui. À chaque goutte tombée
surgissait des ténèbres l’un des disparus de l’année. Quand
tous réintégrèrent ainsi la communauté des vivants, les
participants à cette nuit inoubliable se mirent en demeure d’honorer
le grand banquet dans l'allégresse au point qu’ils en oublièrent
le corps de Bérandine à l’écart de la grande table commune.
Les
agapes achevées, les danses terminées, aux premières lueurs du
jour, on s’enquit d’enterrer la vilaine sorcière. Son corps
avait disparu et l’endroit fut baptisé l’Enfer car elle ne
pouvait pas prendre une autre direction. Tout le monde revint dans le
village au cours d’une joyeuse farandole et chacun put constater
une chose incroyable. Sur le seuil de sept fenêtres, dans les foyers
précisément qui avaient eu la douleur de perdre un des leurs, la
pomme rituelle laissée là en évidence comme offrande avait été
croquée.
Par
contre, dans sept autres maisons, la bougie dans la calebasse avait
été soufflée. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que
c’était dans ces maisons-là qu’avait été commandité le
lavage mortel de la laveuse maléfique. Le soleil se leva sur un
grand pardon général, les uns et les autres se tombèrent dans les
bras et de ce jour, jamais plus un habitant de Vannes ne recourut à
une birette pour envoyer un maléfice à son voisin.
Quant
à la jeune fille en blanc qui avait donné la pomme empoisonnée à
Bérandine, elle se transforma sous les yeux ébahis des témoins en
une dame blanche qui s’envola pour élire domicile dans le lavoir
du bourg. Personne ne remplaça jamais la méchante sorcière ni ne
vint déloger l’oiseau. Tout était bien dans le meilleur des
mondes, la vie et la mort pouvaient reprendre leur cours, de manière
naturelle sans que nul ne vienne modifier les desseins du créateur.
Pour
sceller cette promesse, les femmes du pays, lors des veillées, se
mirent à faire des poupées de laine au crochet qu’on nomma les
Bérandines. Le sort serait ainsi conjuré à jamais par cette
charmante activité qui se perdit hélas à l’arrivée de la
télévision dans nos campagnes. Il serait bon de retrouver le
bonheur simple des soirées autour d’un conteur ou d’une conteuse
afin de réactiver cette cohésion sociale qui nous fait tant défaut.
Je sais que certains, notamment à Vannes sur Cosson s’y emploient.
Puissent-ils réussir dans ce merveilleux projet.