dimanche 30 juin 2019

Matelot en Matelote



C'est pas la Loire à boire ...


Il fut autrefois, en une folle et terrible année, grande et violente inondation en notre pays de Loire. Nous étions en septembre de l'année 1866, les gens d'ici en avaient déjà soupé des folies de la dame Liger. Deux crues récentes et violentes avaient saccagé notre Val et laissé bien des tourments dans les mémoires de ceux qui en eurent à pâtir !

1846, 1856 dix ans déjà et une loi des séries qui hantait les esprits depuis le début de l'année. Chacun regardait les levées, s'enquérait de leur état, priait Dieu, maître des lieux et le Grand Saint Nicolas, le patron de tous les gueux de Loire. La peur était dans l'air, les pluies étaient regardées d'un mauvais œil, les fluctuations du fleuve alimentaient toutes les conversations.

Pourtant, les optimistes, comme toujours, étaient les plus nombreux. Il y avait d'ailleurs tant à faire. Les filets de barrages avaient planté leur décor. Le saumon et l'alose ne manquaient pas. Les bateaux sillonnaient le pays, la vapeur n'en était qu'à ses balbutiements. La vie de chaque côté de fleuve allait son train. Qu'on fut en Berry ou bien en Gaule, la Loire était la compagne de tous les jours, il fallait faire avec.

Puis un jour, la dame se mit à gronder. Une rumeur enflait, ses eaux se faisaient sombres, il y avait une tension palpable d'autant qu'il avait beaucoup plu depuis quelques jours. D'heures en heures, on voyait l'eau monter, on devinait une force plus grande de minute en minute. La Loire charriait, tout ce qui traînait sur sa course folle subissait sa folie dévastatrice. Chariots, arbres, vaches, paille, outils et objets n'étaient que des épaves dérivant au fil de sa colère.

Des nouvelles mauvaises venaient des villages et des villes de l'amont. La rumeur enflait plus vite encore que le fleuve. Ici on annonçait une digue qui cédait, là une brèche laissait passer les flots comme un torrent furieux. Gien avait déjà les pieds dans l'eau et des fermes ne donnaient plus signe de vie.

Cette fois, à n'en point douter, le mal des eaux allait encore frapper. L'avancée inexorable de la bête aqueuse, personne n'y pouvait rien. Nulle force humaine, nulle protection ne pouvait l'entraver. Il fallait s'ensauver tant que c'était possible, emporter maigres affaires et trouver hauteur à portée de sabots. C'était la débandade et le malheur prend toujours un malin plaisir à vous surprendre en pleine nuit.

Il en fut ainsi dans ce petit coin de la Loire, en Berry, entre Orléans et Jargeau. La digue avait rompu laissant un grand espace où s'enhardissaient des flots qui prenaient possession de toute la campagne. Les eaux du Loiret et de la Loire avaient une fois encore célébré leur union, ce mariage de sinistre ravage. Les fermes avaient bien plus que les pieds dans l'eau, il fallait trouver refuge au faitage ou tout abandonner.

Bien avant la panique, une bande de joyeux drilles avait décrété de vider bien plus de chopines qu'il était raisonnable lors d'une partie prétendument de pèche et surtout de jurons, de blagues et de mangeailles. Ils avaient entrepris de mener grand train sur une toue cabanée. Après deux jours et une nuit de noce et de ripaille, nos gougnafiers, la bedaine débordante avaient sombré dans un profond sommeil de bordée.

Le ronflement de tous ces sonneurs couvrait, on se demande encore comment, le tumulte des flots et de la toue brinqueballée en tous sens. Heureusement pour eux que c'est un pas moins saoul que les autres qui avait amarré le rafiot, si mal que les liens se défirent pour laisser aller la toue au hasard de sa destinée.

Chacun sait ici bas qu'il y a un bon dieu pour les ivrognes et ceux-là bénéficièrent plus que les autres de la clémence du maitre des cieux. Est-ce parce qu'ils vouaient une dévotion sans borne au sang de notre seigneur ? Nul ne le saura jamais. Pourtant ils eurent bien de la veine et grande chance de se retrouver embarquer au travers d'une brèche de la levée. Si leur bateau était resté sur la Loire, il y a fort à parier que jamais plus nos gaillards auraient eu chopines à re-boire !

Mais n'allons pas si vite en besogne. La Loire occupe désormais tout le val et propose un immense paysage de désolation et de destruction. Les bêtes sont noyées, les fermes abandonnées quand c'était encore possible. Au milieu d'une vaste étendue d'eau et de débris, un bateau de bois flotte au hasard avec un étrange bruit à l'intérieur de sa cabane.

C'est au petit matin de cette nuit de folie que le premier dormeur ouvre un œil vitreux sur le désordre du lieu. Une migraine à vous briser la tête chagrinait ce personnage à la mine rubiconde. Il se décida à changer l'atmosphère de la pièce qui sentait la porcherie tout en s'offrant une bonne gorgée d'air. Le spectacle qui se présenta à ses yeux encore embués de vapeurs alcooliques lui fit un choc qui le menaça d'apoplexie.

Quand il retrouva ses esprits, il se hâta de prévenir sa troupe de compères. Nous ne nous attarderons pas sur les flots de jurons qui accompagnèrent le réveil de ces messieurs très pâteux. La décence et le cours de notre histoire se passeront très bien de cette petite omission. La chose n'aurait d'ailleurs aucune incidence si quelques saillies n'attestèrent de l'incompétence marinière de ce déplorable équipage.

Nul marin sur cette toue. Des chenapans et des boit sans soif qui avaient choisi ce bateau pour trouver refuge à leurs bacchanales honteuses. Le navire allait tant bien que mal, tanguait et heurtait tout ce qui trainait par là. Les têtes de nos trimadeurs suivaient le même mouvement que l'embarcation.

Que ces ivrognes notaires puissent périr par là où ils n'ont jamais pêché, l'aventure aurait fait sourire bien de leurs connaissances si le pays n'avait été dans un tel embarras. Partout alentour, des images de désolation ; de l'eau aussi loin que pouvaient porter les yeux et bien assez profonde pour noyer un gars qui ne sait pas nager.
Il fallut pourtant rester cinq jours et autant de nuits au milieu de nulle part à tourner en rond. Nos larrons qui en avaient fini de leur foire n'avaient qu'une bourde dont ils ne savaient que faire pour se tirer de ce mauvais pas. Ils avaient beau beugler comme des veaux qu'on mènent à l'abattoir, personne ne se présentait à l'horizon pour les tirer de ce mauvais pas.

Pire même, ils s'étaient conduits comme des gorets lors de leurs deux jours de ripaille et n'avaient plus rien à manger ni même à boire. Ils avaient la gorge en feu, il ne pouvait pas en être autrement. Petit à petit des idées mauvaises s'installèrent dans les esprits malades de ces démons en manque.

C'est au quatrième jour que l'idée vint au plus costaud qu'il leur faudrait manger le plus faible de la bande pour espérer se sortir vivant de ce guêpier. La brume qui couvrait ce qui maintenant était un fleuve, le vent qui tournicotait dans leurs têtes tourmentées, le manque de tout et la folie qui les prenait firent vite leur ouvrage tout autant que les abus précédents.

Au cinquième matin, la décision était prise. Mais s'il est facile de se persuader que manger un des siens est l'ultime solution, on ne pense pas aux multiples interrogations qui suivent pareille solution. La plus simple car la plus ancrée dans l'esprit humain consiste à se demander comment tuer son prochain. Là, les propositions ne manquent pas et chacun a sa petite idée sur la chose à l'exception notable de celui que sa frêle constitution a désigné comme victime expiatoire.

Non, nos gaillards avaient des tourments bien plus pratiques. Pour ivrognes et potentiels assassins qu'ils étaient, ils étaient malgré tout des gars des bords de Loire, gastronomes et gourmets en toutes circonstances. La polémique grandit sur la manière d'accommoder le matelot. Périr n'est rien si c'est pour finir fort bien accommodé.

Le débat fit rage, ils faillirent en venir au main. Si tous les goûts sont dans la nature, ils l'étaient tout autant sur ce maudit rafiot. En chaque assassin sommeille un cuisinier, les cordons bleus faisaient assaut de joutes verbales pour emporter le morceau. Il a fallu des palabres et des coups de sang pour enfin trouver un terrain d'entente.

Ces maudits ligériens étaient, malgré les circonstances, des gens de la Loire. C'est dans ces coups de temps là qu'on aime à se retrouver sur ses valeurs, se conforter avec les traditions locales. C'est en matelote que devait finir le pauvre diable qui voyait sa dernière heure sonner. Il faut lui reconnaître courage et fierté. Il fut ravi de savoir à quelle sauce il serait préparé, son plat préféré, il n'y a pas plus beau trépas pour son digne sacrifice !
Va mon gars, on va t'accommoder aux petits oignons dit celui qui avait osé cette terrible idée. 

Au moment de plonger le couteau au cœur de celui qui allait tenir le rôle de l'anguille dans la marmite, un plus malin que les autres fit remarquer à la cantonade qu'il y avait belle lurette que les réserves de blanc étaient épuisées. Ce fut la nouvelle décisive, la remarque qui fit que ces malheureux en restèrent au seul stade des intentions. Pas de vin blanc, pas de matelote, ceci ne mérite aucune exception !

Bien sûr personne ne souffla mot de ce qui faillit se passer quand quelques heures plus tard, des secours vinrent fort à propos, tirer de ce mauvais pas ces marins d'eau douce et de manières déplorables. Pourtant, au fil de leurs nouvelles beuveries, la nouvelle finit bien par transpirer et fit bientôt le tour de tout le pays. Personne en bord de Loire ne leur en tint jamais rigueur, bien au contraire d'ailleurs !

Jamais vous ne verrez ici, personne sérieuse pour oser prétendre faire une matelote avec autre chose que des oignons du Val et un notre bon petit vin blanc de Loire. C'est parce qu'ils respectèrent cette sage prescription que nos amis purent, longtemps encore, lever la chopine et boire à votre santé. Retenez bien cette leçon d'ici ou il vous en cuirait à petits bouillons !

Bacchanalement leur. 
 

samedi 29 juin 2019

Gaston le flibustier

Résilience.


Gaston, encore jeune homme, était de ces mariniers qui, un soir de beuverie, avait croisé des recruteurs de la Royale. Quelques chopines plus tard, il avait signé ce que beaucoup de ses camarades plus vieux et forcément raisonnables, pensaient être son arrêt de mort. Nous étions en 1778 au moment où la France venait ouvertement d'entrer en guerre contre nos meilleurs ennemis, les Anglais, pour aller prêter main-forte aux insurgés américains.

A peine le temps de se dégriser que Gaston avait déjà quitté sa Loire et ses bateaux pour embarquer à bord du vaisseau : « Le Palmier », gouverné d'une main de fer par le baron d'Arros. Ce fut un Ardéchois, le capitaine André Amblard qui remarqua le garçon pour son adresse à manier les bouts et son agilité de singe. Il faut avouer que Gaston, quoique minot sur la rivière, avait déjà acquis une grosse réputation de gabier expert.

Le Capitaine Amblard savait reconnaître les hommes de valeurs et se moquait de leurs origines. Lui qui avait également franchi tous les échelons de la hiérarchie, voyait en ce Ligérien intrépide, un soldat qui allait suivre son parcours. S'il se trompa sur l'envie de Gaston de faire une carrière militaire, il n'eut pas à regretter la confiance qu'il avait placée en lui.
Après trois années de haute mer, de batailles et de blocus, la bataille décisive allait mettre en pleine lumière Gaston et André. En ce début de septembre de l'an de grâce 1781, François Joseph Paul de Grasse était à la tête d'une armada de vingt-quatre vaisseaux accompagnés de corvettes et de frégates. Face à eux, le redoutable amiral Thomas Graves.

 

Le choc eut lieu le 5 septembre et, de cette bataille furieuse, André fit un morceau de bravoure, rédigeant ces cahiers de guerre rassemblés dans « es mémoires d'un Capitaine ». Gaston quant à lui en serait marqué toute sa vie ; au milieu de cette bataille gigantesque, perché dans le grand hunier, notre gars se bouchait en vain les oreilles pour atténuer les gueulements épouvantables des soixante-quatorze canons de son navire.

Gaston et André furent des héros anonymes de l'une des trop rares victoires françaises sur la Royal Navy ; avoir participé à la bataille de Chesapeake, était leur grand titre de gloire. Heureux de rentrer entier au terme de cet épisode qui avait laissé deux cent trente de ses compagnons au fond, Gaston, après ses cinq années d'engagement, ne songeait plus qu'à retrouver sa Loire et la tranquillité de ses chalands .

A son retour, auréolé de cet exploit, il n'eut de cesse de raconter et d'enjoliver sans cesse, ce fait d'armes qui avait décidé de la victoire des insurgés en 1783. Bien vite pourtant ses collègues, les oreilles saturées par cette aventure exotique : cette bataille navale qui tournait en boucle dans la bouche du héros, le boudèrent et le tinrent quelque peu à l'écart.



Le pire pourtant pour lui furent les revers qu'il essuya du côté des jupons. Lui qui savait la gent féminine sensible au prestige de la guerre et de l'uniforme, s'imaginait charmer les demoiselles par son récit sanglant et haletant. Résultat catastrophique : le grand guerrier se retrouvait à chaque fois le bec dans l'eau, les petites s'empressant de tourner les talons à son approche.

Le pauvre Gaston sans rien comprendre à ces rebuffades qu'il prenait pour de la jalousie ou de l'indifférence de femmes fragiles, en rajoutait à chaque fois un peu plus dans la noirceur de sa bataille, s'imaginant plus que jamais séduire celles qui passaient à proximité de son bavardage belliqueux. Les dames s'envolaient aussi vite que les oiseaux au premier coup de canon.

Le pauvre garçon devint aussi malheureux que les pierres. C'est qu'il avait pris de l'âge à bourlinguer ainsi sur la mer océane et, tandis que beaucoup de ses compagnons avaient convolé, lui restait vieux gars et en éprouvait, au fil du temps, une grande amertume. Il s'enfonçait dans son récit, précisément celui qui le rendait insupportable à ceux et celles qui n'avait pas quitté la douceur de la Loire.

Ainsi se morfondait notre pauvre Gaston. Quand trouverait-il une gentille petite femme qui ne relèverait pas ses jupons pour s'enfuir à son approche ? Cependant tout n'était pas perdu pour le cœur en détresse : une demoiselle, redoutant de coiffer bientôt Sainte Catherine, aurait bien trouvé à son goût ce diable de bavard s'il n'était pas flanqué de cette histoire à dormir debout. Prénommée Agnès, elle était donc destinée à épouser un Gaston.

Agnès, un jour, se donna le courage de supporter, toute une soirée, le récit sans cesse répété du pauvre Gaston. Au terme d'une bataille qui n'en finissait pas de se gagner, le marinier lui avoua, enfin, une passion folle et la pria de revenir le voir le lendemain ; ce que fit Agnès qui avait bien de la patience.

Gaston ne lui susurra que deux ou trois mots gentils avant de recommencer sa litanie navale. C'est alors que, sans lui permettre d'aller plus loin dans l'horreur des canonnades, Agnès en lui touchant délicatement le bras, déclara : « Mon cher Gaston, vous dites me trouver charmante et avoir un peu d'amour dans votre cœur pour moi. Je n'en crois rien. En réalité, c'est de ce guerrier, resté sur les navires de sa majesté, que vous êtes follement épris. Cessez de parler de votre guerre et vous découvrirez l'amour ! »



Sans un regard pour le bavard, Agnès s'en alla. Gaston passa la soirée, seul, à ressasser cette incroyable réflexion. Amoureux du soldat qui persistait dans son souvenir, amoureux de ce passé glorieux qui le rendait aveugle à son présent de simple batelier ! Elle n'avait pas tort ; jamais personne ne lui avait tenu pareille parole de vérité.

De ce jour, si sa mémoire resta indemne, sa langue n'évoqua plus jamais cet épisode qui lui avait mis toute la Loire à dos. Gaston, redevenu charmant compagnon, ne laissa pas son Agnès coiffer Sainte Catherine et fut pour elle le meilleur des maris. Ils passèrent bien des années ensemble, eurent des enfants et des petits-enfants.

Agnès sur le tard cependant, demanda à Gaston de transmettre aux siens le souvenir de son passé lointain mais il n'en voulut jamais rien savoir. Il garda à jamais, dans la gibecière de sa mémoire, ce récit qui se perdit dans les sables de la Loire. Il en avait trop parlé à son retour et désormais, la Révolution puis l'Empire avaient appris aux gens raisonnables à se défier des aventures guerrières.

Quand il mourut, au terme d'une belle vie de marinier et de bon mari, il emporta dans la tombe ce qui avait fini par être oublié de tous le long de la rivière. Il fallut qu'un Capitaine, quelque part en Ardèche, couchât sur le papier son récit picaresque, pour que je puisse ici vous restituer une part bien mince de l'aventure de cet incroyable flibustier de Loire.

À trop parler, on finit par ne plus être écouté. Gaston, grâce à Agnès, l'avait compris à temps. Il est possible que votre serviteur n'ait pas la sagesse de ce brave garçon. Je vais me taire pour que vous ne me tourniez point le dos. J'entends le canon qui tonne, je vois la mer qui se couvre de sang ; il est plus que temps que je ferme mon clapet …

Belliqueusement vôtre.

 

vendredi 28 juin 2019

La traque impitoyable.


Le dernier Loup du bas de la rivière …



Il était une fois un pays qui avait pris en détestation un pauvre animal qui ne faisait de mal à personne. Quand dans la contrée, il n'y a plus ni dragon ni monstre, les hommes aiment à se trouver une nouvelle frayeur, une peur commune contre laquelle unir leurs forces à bon compte. C'est ainsi que fut lancée en 813 par le célèbre capitulaire de Villis, édicté par Charlemagne, l'impitoyable chasse aux loups …

Les conteurs se firent eux aussi les bras armés de la tuerie. Le loup héritait toujours du mauvais rôle dans les histoires, s'attaquait aux gentilles chevrettes, aux petites filles égarées ou aux grand-mères pâtissières. Son appétit était réputé redoutable et il n'y avait désormais pire bête dans la contrée. Bientôt, tout le pays se mit en chasse pour traquer l'animal. Pas de quartier ni de pitié : il fallait éliminer l'espèce …

La bataille fut rude mais le loup résista courageusement. Pendant plus de mille longues années, il tint tête à cette horde de lâches, de tueurs honteux, de traqueurs sans pitié. Les lieutenants de louveterie ou louvetiers, gens d'épées et de noblesse ne se privèrent pas d'assouvir leur soif de sang et d'argent, allant jusqu'à lever l'impôt dans les villages quand ils y avaient tué un loup. On a bien du mal à trouver le rapport, mais c'est une manie bien française que de tondre les moutons en prétendant vouloir abattre le loup.

Les bords de Loire où les troupeaux de moutons étaient innombrables à l'époque, n'échappèrent pas non plus à cette terrible aventure. Les bergers avaient sans doute parfois à se plaindre de la disparition d'un animal, c'est alors que le louvetier arrivait pour faire son office et ses bénéfices. Dans la razzia de la chasse à courre subie par les paysans, quelques demoiselles se voyaient, elles aussi, traquées par ces gentilshommes si mal élevés au bénéfice parfois de certains loups chanceux échappés de cet odieux carnage.

Ce n'est hélas pas ce qui en arriva en cet automne 1788 dans ce beau pays angevin. On y avait aperçu un loup qui parcourait, solitaire, les rives de la Loire. L'animal, méfiant, recherchait les bosquets et les forêts profondes, prenant bien garde de ne jamais se risquer en terrain découvert. Bien rares étaient ceux et celles qui pouvaient crier au loup tant il était difficile d'en voir, ne serait-ce que la queue !

Il suffit pourtant d'une paire d'yeux braquée sur lui pour ameuter toute la canaille à l'épée. Il y avait réputation à se faire et belle aventure pour quelques jours. Bientôt la campagne fut battue par des cadets en mal de conquête, des nobliaux en manque de crédit, des aventuriers à la petite semaine et la province vécut ce temps sous la coupe réglée de pique-assiettes insatiables.

Le loup courait toujours car ses pisteurs étaient plus souvent à table qu'à sa poursuite. Il faut avouer que chasser le fauve vous donne une faim digne de la proie et en la matière, cette bande s'entendait fort bien à se montrer à la hauteur d'une réputation bien usurpée pour le bel animal. La chasse traînait en longueur et c'est ainsi qu'il fallut, de guerre lasse, faire appel au lieutenant de la louveterie en personne.

Cette fois, l'affaire était mal engagée pour ces pauvres Ligériens qui n'avaient rien demandé à personne. Ils savaient ce qu'il allait leur en coûter. Une lourde taxe pour financer une aimable plaisanterie, des gens d'armes à loger et à nourrir et bien des soucis pour les pères ayant de jeunes et jolies filles à marier. Certains, excédés par cette perspective intolérable, affirmaient à qui voulait bien les écouter que bientôt le vent de la révolte soufflerait dans le pays. Est-ce cette traque au loup qui en fut la cause ? Nul ne saura le dire avec certitude.

Toujours est-il que l'hiver ayant été plus rude qu'aucun autre de mémoire humaine, les nouveaux sacrifices firent monter l'exaspération et le mécontentement dans tout le pays. Ce n'est certes pas la fin de l'histoire qui calma les ardeurs révolutionnaires des pauvres gueux qui bientôt prendraient leur destin en main.


Quand le lieutenant de la louveterie arriva, on devina que l'homme allait s'installer pour longtemps. Venu avec force bagages, il réclama une demeure confortable afin d'y loger sa grande suite. Pour chasser le loup, il faut s'entourer de belles dames et de valets de pied, chacun conviendra de ces nécessités. Mais rester à table ne semble pas très utile à la mission qui était la sienne, pas besoin d'être instruit pour comprendre cette évidence.

Le loup pouvait dormir sur ses deux oreilles, il ne risquait pas grand chose de ce noble prétentieux et dispendieux. Cependant la colère montait en Anjou et les paysans du coin, dans l'espoir de se débarrasser de ce triste personnage en ayant la peau de l'animal, se mirent à le traquer. Mais la chose vint aux oreilles de l'officier royal qui piqué au vif, monta immédiatement en selle.

Le louvetier à grand tapage, organisa une battue pour circonscrire la bête en une clairière à ses yeux parfaite pour l'abattre sans risque de fuite. Il avait réquisitionné tous ceux qui portaient sabots, leur faisant perdre une journée de travail alors que nous étions au cœur de la période des vendanges.

Vous pouvez imaginer la colère de ceux qu'on sortait de leurs vignes pour aller tirer les oreilles d'un loup qui n'avait jamais mangé la plus petite grappe de raisin. Mais bon, il y avait là moyen de finir le travail et de voir partir cet indigne personnage. Contre mauvaise fortune, bon cœur, les vignerons œuvrèrent si bien que l'animal fut bientôt aux abois.

Pourchassé par la meute du louvetier, pris au piège, encerclé et mené là où des mousquets étaient pointés sur lui, il n'avait plus de possibilité de se sauver. Nous étions en pays Berlot, derrière la clairière, la falaise plongeait vers la Loire en contrebas. Nul n'avait songé que notre loup , en désespoir de cause, aurait eu la folie de se lancer dans le vide.

C'est pourtant ce que fit le fier animal. Il s'y jeta et après une chute qui parut interminable, disparut dans les eaux sombres de la rivière. Chacun crut alors que sa dernière heure avait sonné. Le lieutenant était fort contrarié d'avoir ainsi laissé filer une dépouille qui lui aurait rapporté une belle bourse pleine quand soudain un des soldats du roi hurla que la loup nageait au milieu des flots.

Il y a parfois de la chance pour la canaille. Mon histoire ne se terminera pas de manière heureuse. Sur la Loire à ce moment- là, passait la Patache, le bateau des affreux gabelous. Le lieutenant envoya un cavalier pour intercepter ses collègues en grivèlerie. Quelques minutes plus tard, il embarquait sur le bateau pour filer à la poursuite du pauvre loup.

Contre le courant et ses poursuivants, le fier animal n'avait plus aucune chance. Il tomba sous les coups de bourde de l'équipage et sa dépouille se trouva embarquée sur ce bateau si détesté. Qu'en la circonstance, le fait que deux des institutions honnies du peuple se fussent donné la main pour commettre cette tuerie facile, avait indigné tous ceux qui assistèrent à cet évènement.

Il se dit que quelques témoins furent si marqués par cette journée que certains d'entre eux prirent une part importante lors des années chaudes qui suivirent notre histoire. Quelques têtes tombèrent parmi les nobles angevins. Ceux qui se comportèrent comme des loups en ces sombres journées avaient une bonne raison de le faire aussi . Ainsi lançaient-ils une poignée de sel et quelques jurons obscènes lorsqu'ils jetaient leurs victimes dans la Loire.

Si la violence n'est en rien justifiable, il se peut parfois que des comportement anciens soient payés au prix fort quand le désespoir et la honte, la colère et la vengeance finissent par ne plus être contenus. Que chacun retienne cet avertissement : on ne peut indifféremment crier au loup. Un jour au l'autre, la morsure finit toujours par advenir.

Louvement sien.


jeudi 27 juin 2019

Le chapeau de la concorde …



De la confusion des genres.




Il était une fois un fort étrange marinier, capitaine énigmatique, personnage secret et taiseux. Bon nombre de ses collègues, tout comme les hommes d'équipage, murmuraient des choses peu agréables derrière son dos. Vous savez que les hommes sont méchants, il n'en va pas différemment chez les navigateurs; la jalousie ou l'ignorance, le soupçon ou le mépris se nourrissent de petits riens qui prennent toujours d'immenses proportions.

Lilian, car c'est ainsi qu'il se faisait appeler, était nimbé de mystère. Qui était cet étrange personnage? Nul ne pouvait prétendre le savoir tant il restait à l'écart de tous. Jamais il ne s'aventurait dans une taverne, jamais il ne partageait les jeux et les fêtes de ses compagnons de voyage. Toujours seul, toujours en retrait, il n'en était pas pour autant moins respecté pour sa connaissance du métier, sa science de la navigation et la justesse de ses propos.

Lilian avait une originalité qui ne faisait qu'attiser la suspicion. Notre homme ne se commettait jamais à vider sa vessie sur le pont comme il était de coutume à bord. Pour anecdotique que puisse être cette remarque, elle nourrissait bien des phantasmes, d'autant plus que l'époque était alors soumise à une sexualité normative. Beaucoup disaient sous le manteau qu'il devait être bougre ou bien sodomite. Des crimes abominables en ces temps pas si lointains …

Par contre, une autre originalité du capitaine Lilian avait fait bien vite le tour de notre Loire. Le fier capitaine arborait un magnifique chapeau de feutre, un grand couvre-chef comme jamais on n'en avait encore vu sur nos bateaux. Petit à petit, il se trouva même des collègues pour l'imiter et porter pareil ornement lors des célébrations marinières. Si Lilian revenait en bord de Loire de nos jours, il rirait sous cape de voir que sa mode est devenue tradition revendiquée par ceux qui jouent à être mariniers. Mais ceci est une autre histoire …

Le chapeau du gars Lilian était connu sur les bateaux, sur les quais, dans tous les lieux où l'on négocie les contrats des voyages sur l'eau. Il faut dire que jamais il ne s'en séparait, portant toujours dessus sa tête, ce magnifique ornement. Les rumeurs allaient bon train; les uns prétendaient qu'il était affligé d' une vilaine pelade, d'autres qu'il devait avoir une bosse sur le crâne. Toutes les hypothèses les plus absurdes virent le jour à ce propos. Il se trouva même, un jour, un plus imbécile que les autres pour affirmer lui avoir vu une paire de cornes. Le vin n'aide pas à la modération !

Lilian malgré tout avait réputation solide en matière de navigation et c'était bien là l'essentiel pour les marchands, plus soucieux de leur cargaison que des mœurs d'un batelier, fût-il capitaine. Lilian avait toujours désiré naviguer, avait tout appris du métier, savait tout faire sur un bateau et pouvait en remontrer à n'importe quel homme d'équipage. De qui tenait-il autant de connaissances ? Comment ce si jeune homme avait-il pris le temps d'emmagasiner autant de savoir ? Encore autant d'énigmes qui collaient à ses pas !

Un jour pourtant le masque tomba et la vérité éclata au grand jour. Elle fut si spectaculaire, provoqua tant de surprise et d'émoi que toute la marine de Loire en fut durablement affectée. Mais loin de détruire l'image de notre personnage, elle l'éleva bien au-dessus de sa condition habituelle, en fit une icône, une référence qui bouleversa pour longtemps les mentalités de la marine de Loire.

C'est de cette histoire bien courte que je vais finalement vous divertir. Le prologue pour long et fastidieux qu'il ait pu vous paraître, n'en était pas moins nécessaire. Il faut comprendre les tenants et les aboutissants de l'affaire pour en mesurer les conséquences ultérieures. Vous êtes maintenant au fait du contexte, je vous en livre le dénouement.

Un jour que le temps était fort mauvais, Lilian, dans le souci de respecter un contrat avait demandé qu'on prît la route malgré un temps et une Loire à ne pas sortir un bateau lourdement chargé. Tel était son art dans la navigation, si grande était la confiance en son jugement, qu'aucun des hommes de l'équipage ne s'était étonné de la folie du capitaine.

Voilà le chaland qui prend la rivière à la remonte. Le vent était favorable, les grandes voiles gonflées de galerne profitaient de leurs trois cents mètres carrés pour pousser le lourd chargement vers sa destination. Personne ne vit vraiment ce qui se passa. Quelle maladresse avait pu commettre ce capitaine si prudent ? Toujours est-il, qu'au passage du pont de Blois, Lilian glissa et passa par dessus bord.

La mésaventure était en cette époque souvent fatale. La plupart des mariniers d'alors ne savaient pas nager. La rivière était si haute et agitée que beaucoup eussent péri noyés. Lilian en cela se montrait encore différent des autres par un talent supplémentaire: la nage n'avait aucun secret pour lui. Il réapparut plus bas sur la rive, sain et sauf mais trempé comme soupe et déchapeauté …

C'est ce petit détail anodin qui fit de l'histoire une légende qui court encore aujourd'hui sur nos quais. Nulle corne, ni bosse, pas plus de pelade que de trous ou de cornes dans la tête mais à la place du chapeau, une coiffure d'algues qui ondulaient en vagues chaloupées. Le vent se hâta de les sécher et révéla une tignasse flamboyante, rousse à vous damner, des cheveux longs et soyeux qui se déployaient en anneaux mordorés.

Sous le nom de Lilian se cachait une femme , Lilith, qui avait depuis de si longues années, dissimulé sa féminité pour aller sur l'eau. Son père, batelier de son état, lui avait tout enseigné de son art en dépit de l'interdiction de naviguer qui pesait sur les femmes. Ce brave homme avait décelé et favorisé les dons de sa fille et cette envie irrépressible de se démarquer des autres femmes.

Dans le plus grand secret, il lui avait transmis ses savoirs et bien plus qu'il ne le fallait afin qu'elle puisse affronter un monde si hostile aux gens de son sexe. C'est ainsi que, les années venant, Lilith s'était donné une allure d'homme en comprimant sa poitrine sous une bande parfois bien douloureuse à supporter. Elle s'était fabriqué ce grand chapeau car si elle voulait bien endurer tous les sacrifices pour réaliser son rêve, il n'était pas question pour elle de renoncer à ses cheveux de feu.

Le pot au rose était découvert; le secret était dévoilé, mettant fin aux rumeurs les plus sordides et aux propos les plus scabreux. L'équipage resta médusé quelques secondes mais transporté par la joie de revoir le capitaine vivant, poussa des hourras retentissants. Venant à sa rencontre, les hommes la portèrent en triomphe sur le bateau. Lilith était leur capitaine et gare à qui viendrait lui interdire d'exercer son métier! Ils étaient si fiers d'elle, qu'ils auraient pu commettre bien des vilainetés.

La confrérie des marchands apprit bien vite la nouvelle car l'information avait fait le tour de tous les ports à une vitesse incroyable. Certes, quelques vieux bourrus y trouvèrent à redire mais la majorité reconnut les mérites de la dame et lui accorda aussitôt le droit de poursuivre ce métier qui lui collait à la peau tout autant que son chapeau.

A partir de ce jour, les femmes furent admises sur les bateaux de Loire. Le métier pour rude et difficile qu'il puisse être, en attira quelques-unes. Quand nombre de confréries interdisaient la pratique professionnelle aux dames, les mariniers avaient franchi le pas de l'ouverture et de la tolérance. De cette aventure étonnante, il resta le chapeau d'apparat et la coutume qu'adoptèrent ces gars aux manières souvent si déplaisantes, de bouter leur couvre-chef devant les dames de rencontre.

Ils avaient pris cette habitude pour honorer Lilith et lui montrer tout le respect qu'ils portaient à sa détermination et son courage. Quand, l'âge avançant, cette dernière cessa d'être capitaine et d'aller sur l'eau, ils firent de même pour toutes les autres femmes qu'ils croisèrent en action. Un peu de distinction dans ce monde de brutes ne peut pas nuire. Ils s'étaient montrés galants avec Lilith, ils le furent envers toutes les commères.

Il ne peut y avoir de morale à cette fable puisqu'elle légitime ce qui n'aurait jamais dû cesser d'être. Il n'existe aucune activité qui justifie de distinguer les hommes des femmes et point ne devrait être besoin d'un conteur pour faire entendre cette parole de raison. Si, par extraordinaire, il y avait encore de par ce monde des hommes pour prétendre le contraire, il serait bien utile de les faire gabiers, de les envoyer tout en haut d'un mât, la seule place qui convient à une voile !

Féministement vôtre.

Photographies de 
Karine Chesné
Michèle Lesigne 


mercredi 26 juin 2019

Un brave menuisier de Loire


La couronne soulage le mal à la racine !



Il était une fois, en des temps très lointains, un brave menuisier de Loire qui faisait sa besogne. Du matin au soir, quand son mal sournois et lancinant le laissait en paix, il fabriquait des scutes, les bateaux d'alors et des muids, foudres ou tonneaux. Les gens disaient de lui en se moquant un peu : « En voilà un qui met de l'eau dans son vin ! ». Remarque perfide, pour cet homme si tempérant.

Nous sommes en 1578, c'est du moins ce que l'on peut penser. Les dates ne sont pas certaines et les faits un peu moins. Jean, notre menuisier, vit en aval de Blois, entre Chailles et Candé sur Beuvron. C'est un homme de la terre, artisan sérieux et apprécié qui aimait le fleuve si proche. Il se plaisait à se réfugier en un endroit qui avait sa préférence, une petite source, résurgence du fleuve et qui y revenait bien vite.

Ce lieu avait toujours été paré de mystère et de dévotion ancienne. Une pierre levée signalait un culte qui n'avait plus sa place dans le très catholique royaume de France. Jean ignorait tout de ces histoires anciennes, il aimait l'endroit, s'y sentait mieux que partout ailleurs dans le pays sans qu'il n'y voit malice ni diablerie !

Jean depuis fort longtemps souffrait de maux de dents à en devenir fou. Les dentistes étaient inconnus, seuls les arracheurs de dents proposaient un service radical et expéditif auquel il ne fallait pas recourir trop souvent. En bon menuisier qu'il était, il savait la valeur d'une dent et ne voulait pas s'en défaire à la légère. Alors, il souffrait en silence en serrant la source de son mal !

Insidieusement, Jean découvrit que jamais son mal ne le tiraillait quand il allait dans son petit jardin secret. Mieux, même, il comprit que lorsqu'une rage l'empêchait de travailler, elle s'effaçait comme par magie quand il allait au bord du fleuve. N'ayant pas les deux pieds dans le même sabot, Jean profita de ses escapades thérapeutiques pour sculpter une vierge à l'enfant. C'était là un talent qu'il ne voulait divulguer pour ne pas être sollicité pour une autre tâche. Il avait déjà bien assez à faire …

La Vierge terminée, Jean la laissa sur place, sans rien dire à personne. L'endroit était à l'écart du passage, il n'y venait presque jamais personne. Il continua de rendre hommage à Notre Dame tout en recherchant un peu moins de tourment. C'était un mystère qu'il ne cherchait pas à comprendre ni même à dévoiler. Les esprits d'alors étaient si vite prompts à évoquer la sorcellerie !

Cependant, les fuites fréquentes du menuisier intriguèrent quelques paroissiens en mal de médisance. Certains prirent même la peine de le suivre et découvrirent le pot aux roses. Jean fut sommé d'avouer le pourquoi du comment. S'il avait sculpté un bon petit diable ou un animal de nos forêts, il eut fini sur le bûcher à n'en point douter.

Mais le visage sublime de sa Vierge à l'enfant lui sauva la vie et ses espoirs de vie éternelle. On s'enquit alors des raisons de sa dévotion et il dut avouer qu'il venait chercher auprès de la dame du répit dans ses douleurs dentaires. Personne ne s'en étonna. Bien au contraire, la nouvelle se répandit qu'il y avait une statue aux pouvoirs miraculeux pour tous les affligés des quenottes. Ils étaient nombreux en ces temps de carences multiples.

Le temps passa, Jean ne fut plus qu'un souvenir qui s'effaça quand tous ceux qui le connurent prirent la même destination fatale. Pourtant, sa statue ne cessait d'agir pour le bien du confort buccal. De grandes processions se firent pour venir poser une couronne au pied de la Dame. Si elle ne prenait pas le mal à la racine, elle le soulageait si souvent que les fidèles revenaient fréquemment lui faire hommage.

Il y avait en ces temps que l'on prétend obscurs de nombreux endroits qui apportaient du soulagement aux pauvres gens. Une fontaine, un puits, des herbes, une relique, une incantation, la posologie était simple et son coût économique. Personne ne réclamait l'exclusivité de la faveur mystérieuse et tout allait pour le mieux dans ce monde de misère !

Mais le curé de Chailles n'était pas homme de robe à se laisser marcher sur les pieds. Il avait dans sa paroisse une statue guérisseuse, quel besoin avait-elle de se trouver dans les bois, sur les bords de la Loire ? Charité bien ordonnée commence par soi-même, le saint homme se disait qu'en faisant venir à lui cette belle aubaine, il ferait le plein bien mieux que le curé d'à côté.

Il narra en sermon ces nouvelles intentions. Il voulait frapper les esprits, préparer ses ouailles à cette belle idée. Il pensait que la nouvelle demandait un peu de temps avant de faire son chemin. Il ne pensait pas se tromper de la sorte.

Si tôt évoqué ce pieux projet, un bûcheron aussi gaillard que peu enclin à la réflexion, se mit, au sortir de la messe à répondre immédiatement à la prière de son confesseur. Il fit bien vite, le chemin jusqu'à la source et rapporta sur son épaule la statue pourtant d'un poids respectable. Le curé se préparait pour les vêpres quand il vit arriver un étrange équipage …

C'est le bûcheron qui se fit sonner les cloches quand jamais on entendit le tocsin dans ce pays tranquille. Qu'on prenne son sermon pour parole d'évangile ne semblait pas réjouir cet homme de Dieu. Il fallait du décorum, de la belle procession pour déplacer une pièce aussi rare. L'homme des bois n'y connaissait rien dans le marketing religieux. Il retourna illico remettre la Dame dans sa clairière.

Ce ne fut que quelques mois plus tard, le temps de soigner l'organisation et de faire venir des huiles épiscopales que la Statue revint officiellement prendre place en l'église du village. Il est vrai que la fête fut fervente, que les prières ne manquèrent pas et que la belle sculpture était parfaitement mise en valeur en ce lieu.

Hélas, mille fois hélas, de vertus thérapeutiques, plus jamais elle n'eut. Il était trop tard et notre curé eut beau s'en mordre les doigts, la réputation de la Vierge à l'enfant tomba vite. Les croyants ont aussi besoin de quelques certitudes. La statue désormais les laissait sur leur faim de guérison.

Cette histoire tomba bien vite dans les brumes de la mémoire locale. Personne ne s'interrogea vraiment sur les raisons de ce désamour céleste. Les gens avaient d'autres chats à fouetter ! Il fallut qu'un expert en menterie passe dans la région pour recueillir l'histoire et trouver bien vite l'explication. C'était la source qui était tellurique ! Depuis, elle a disparu et personne ne viendra contredire ce bonimenteur plus menteur qu'un arracheur de dents !

Iconoclastement vôtre.

mardi 25 juin 2019

Les trois filles du marchand.

Au nom de la rose …



Il était une fois, il y a quelque temps de cela, un marchand heureux, entouré d'une femme aimante et de leurs trois filles : Aima, Léa et Clara. Ses affaires allaient bon train au fil de l'eau, il faut dire qu'il vivait en Orléans, ville fort prospère en cette époque. Il venait d'emporter un très beau marché ; il devait porter par la Loire une grosse cargaison de céréales de Beauce.

La charge demande beaucoup de travail, le risque est grand de l'échauffement et de la perte de la marchandise mais si tout se passe bien, le voyage enrichit son homme. Dans le cas contraire, la faillite est assurée. L'homme avait confiance en sa bonne étoile et pour plus de sûreté, il avait décidé d'être du voyage pour veiller à ce que ces marauds de mariniers fassent convenablement leur travail.

Avant de partir, certain de sa bonne fortune, il demanda à ses filles ce qu'elles souhaitaient qu'il leur rapporte de Nantes, belle et grande ville qui était en commerce avec les Amériques et l'Afrique , en mesure de satisfaire aux exigences des filles les plus difficiles. Aima, l'aînée qui était fort coquette , réclama un boubou venu d'Afrique. Léa, plus classique demanda une chemise en coton, cette nouvelle étoffe qui venait d'Amérique . Quant à Clara, la plus jeune, elle prétendit ne rien vouloir d'autre que le retour de son père. Qu'il lui apporte une fleur, suffirait à son bonheur ...

Le voyage se passa sans encombre et la vente du grain fut des plus profitable. Le marchand avait eu le nez creux d'arriver en pays nantais alors qu'il y avait pénurie de blé. Les prix, sont dans ce cas-là à la hauteur du besoin et l'homme d'affaire remplit sa bourse bien plus sûrement que les voituriers d'eau, ses employés. Satisfait des ses affaires, il négocia un chargement d'ardoises pour le retour de ses chalands et laissa son équipage se charger de la remonte, plus lente et plus pénible.

C'est alors qu'il se soucia d'acheter ce que ses deux aînées lui avaient mandé. Quant à la fleur , il en en trouverait bien une sur le chemin. Il acheta un cheval pour rentrer au plus vite car le retour par la Loire est souvent bien plus long , périlleux, incertain, d'une durée imprévisible, à cause des aléas de la navigation et des humeurs du vent . Sa présence sur le bateau n'était plus nécessaire d'autant qu'un chargement d'ardoise ne nécessite guère de surveillance.

Sur la route du retour, ayant pris un chemin de traverse, à l'écart de la piste habituelle, il tomba sur une gentilhommière qui semblait inoccupée. La végétation avait envahi les allées, des animaux couraient sur les pelouses. Le marchand était curieux et, harassé par une longue chevauchée, il décida de pousser plus avant et se permit d'entrer dans la demeure …

Dans le salon, à sa grande surprise, une table était dressée. Elle proposait des victuailles alléchantes auxquelles le gourmands succomba d'autant plus aisément que personne ne donnait signe de vie. Après s'être gavé, il explora la belle maison et s'enhardit tant et si bien qu'il se coucha dans une chambre qui lui tendait les bras. Il passa une excellente nuit et ne fut pas autrement surpris de trouver, au petit matin, dans la salle à manger un petit déjeuner qui paraissait avoir été servi en son honneur.

La demeure restait étrangement vide malgré ce prodige d'une table qui se dressait et se desservait mystérieusement. Mais un riche marchand ne s'encombre pas de tels détails, habitué qu'il est, d'être servi pour son bon plaisir. Il déjeuna de bon cœur et décida de partir, Orléans n'étant pas si loin, il y serait avant la nuit.

En quittant les jardins, il se rappela la requête de sa plus jeune fille. Il coupait donc une magnifique rose quand soudain, des taillis, surgit un renard qui se mit à crier : « Voleur ! Tu as été nourri comme il convient à un Prince et pour me remercier de mon hospitalité, tu t'en vas en me volant une fleur ! » Et tandis que la renard tempêtait en glapissant, une nuée de corneilles s'en vint assaillir le pauvre marchand.

Quand il s'agit d'échapper à une menace, même les plus fiers peuvent se faire humbles et repentants. Le marchand, tout en se protégeant des oiseaux, se pencha vers le renard et lui demanda pardon pour l'offense faite. «  Je n'ai pas voulu me montrer grossier. C'est ma jeune fille qui m'avait mandé une fleur, je ne pensais pas agir mal en prenant cette rose, d'autant que jusqu'alors, vous vous étiez montré d'une rare générosité ! »

D'un mot, le renard mit fin à l'attaque des oiseaux noirs et déclara au marchand. « Soit, je te donne cette fleur mais en échange, tu m'offriras l'une de tes filles. C'est le prix à payer ou bien j'appelle à nouveau les corneilles qui te tailleront en pièce. » Le marchand, pris au piège, accepta ce marché étrange et s'en retourna fort penaud et l'esprit tourmenté en Orléans.
À son retour, ses filles lui firent la fête. Aima adora son boubou, Léa sa chemise tandis que Clara était ravie de trouver son cher père. Mais le bonhomme avait une mine que les demoiselles ne lui connaissaient pas. Il finit par avouer le marché conclu avec l'étrange renard croisé en chemin.

Aima s'emporta. « Ce n'est pas de ma faute, j'ai réclamé un boubou, je n'ai rien à voir avec cette affreuse fleur ! » Léa fit de même : «  Je t'ai demandé une chemise, il n'y a aucune raison que je paie pour cette maudite rose. » Clara, toujours discrète et calme ne dit rien mais le soir même, à son père elle fit part de son intention de respecter sa curieuse promesse.

C'est ainsi que Clara s'en fut ! Ses deux sœurs,étaient ravies de la voir partir mais son père , inconsolable de perdre ainsi celle qu'il préférait, était en proie au plus grand des désespoirs . Elle trouva aisément la demeure mystérieuse où elle fut reçue comme une princesse par le renard et tous les animaux du domaine. Traitée comme une reine, elle avait tout ce qu'elle souhaitait. Pourtant, la vie était bien triste avec pour seuls compagnons, des animaux.

Le renard était certes fort prévenant avec elle, mais comment se faire à cette étrange compagnie quand on est une jeune fille , si choyée qu'on puisse l'être ?. Chaque soir, elle devait accepter la présence dans sa couche de l'animal qui se contentait de se blottir à ses pieds. Elle semblait apparemment s'être résignée assez vite à cette vie voluptueuse et fastueuse.

Le temps passant , elle fut bientôt prise d'une nostalgie diffuse : sa famille lui manquait. Elle se résolut à demander au renard l'autorisation de s'en aller à Orléans passer quelques jours parmi les siens. « Je reviendrai, mon cher renard avant les trois jours. Je vous en donne ma parole ! »

Il en fut fait ainsi mais avant son départ , le renard lui remit une rose. « Si la rose se flétrit c'est que je suis malade, si elle perd ses pétales, c'est que je serai mort et qu'il ne sera plus nécessaire pour vous de revenir ici. Gardez-là bien auprès de vous, ma tendre Clara et prenez ainsi de mes nouvelles. Je n'aime pas vous savoir loin de moi. »

Clara s'en retourna chez elle. Elle fut reçue froidement pas ses sœurs qui s'étaient bien habituées à son départ. Heureusement ses parents lui montrèrent, tout au contraire, une affection débordante. Manifestement, elle leur avait beaucoup manqué. Elle passa auprès deux jours merveilleux, se moquant des airs pincés de ses aînées si jalouses !

Elle regardait souvent sa rose qui ne semblait pas changer d'aspect. C'est seulement au matin du troisième jour que la fleur se ternit, que sa teinte se fit moins vive. Clara , alarmée , partit sur le champ rejoindre sa prison dorée. Elle s'était prise d'affection pour ce renard mystérieux. Elle voulait le savoir en bonne santé !

Quand elle arriva dans la demeure, le renard était fort mal en point, le poil terne et le museau brûlant. «  Je me suis langui de vous ma chère princesse. Je n'imaginais pas à quel point vous m'étiez devenue indispensable. Je me meurs loin de vous ... » lui murmura le pauvre animal d'une voix presque inaudible.

Clara en fut émue aux larmes, se penchant sur son geôlier si aimable, elle lui déposa un tendre baiser sur la truffe. C'est alors, comme dans les contes de fées, qu'il se produisit un miracle. L'animal se transforma immédiatement en un beau jeune homme, un Prince pris au piège d'un maléfice. Une sorcière l'avait ainsi condamné à vivre dans la peau d'un renard jusqu'à ce qu'une fille l'embrasse sur le museau.

Depuis, Clara vit effectivement comme une princesse auprès de son Prince charmant. Elle a fait venir ses parents auprès d'elle. Les corneilles se sont transformées en serviteurs discrets et efficaces. Quant à ses deux sœurs, elles ont préféré un mariage incertain au déplaisir de profiter de la fortune de cette sœur trop aimable.

Le marchand, fort de cette aubaine miraculeuse décida d'abandonner le commerce fluvial. Il céda son affaire et ses bateaux à ses hommes d'équipage. C'est ainsi que naquit la première coopérative batelière. De cette expérience, il ne reste pas grand chose dans les livres d'histoire. Le miracle ne toucha que Clara et ses parents et bien peu de mariniers en profitèrent ,

De cette histoire, il faut retenir que la modestie des envies est peut-être la meilleure manière de provoquer le destin. Mais je ne suis pas certain que tous les marchands aient ainsi le respect de la parole donnée. Si le bonhomme n'avait rien dit à sa fille, il ne se serait sans doute jamais rien passé. Quant à ceux qui ne croient pas aux sortilèges et aux fées, qu'ils restent dans ce monde matérialiste et triste. Je préfère m'évader dans le pays des fables ; il y fait si bon rêver ensemble ! 
 
Rêveusement leur.

lundi 24 juin 2019

Le coche d'eau prend la mouche !



Un colis peu recommandable.



En cette année 1725, qui voulait voyager l'esprit tranquille dans un confort acceptable prenait les voies navigables. Il y avait sur notre Loire grand trafic de coches d'eau qui proposaient leurs services pour des passagers fortunés, quand des embarcations au confort plus sommaire satisfaisaient aux besoins du commun. Des toues cabanées faisaient souvent le voyage au gré des fluctuations de notre rivière.

Un noble seigneur de Roanne : Le Duc Louis d'Aubusson de La Feuillade avait le projet de se rendre à Versailles présenter ses hommages à notre bon roi. L'homme détestait les poussières de la route. Il décréta de suivre le cours de la rivière jusqu'à Combleux pour terminer son voyage par le canal d'Orléans. Il avait quelques visites de courtoisie à faire en chemin. ce qui l'avait décidé à emprunter ce chemin des écoliers et des mariniers moins pressés.

Il contacta un facteur naval, Jean de Roanne, homme à la solide réputation sur lequel, il avait ouï dire que l'on pouvait se fier. Ses coches étaient, quant à eux, d'un confort remarquable et permettaient à un voyageur unique de bénéficier de tous les agréments qu'on pouvait espérer à l'époque. Le seigneur cependant était fort pingre ; il mena négociation serrée pour obtenir un prix acceptable. Il poussa même le vice à réclamer au roi, une lettre de cachet pour échapper aux nombreux péages qui se dressaient sur ce parcours.

Le bon marinier aurait dû être alertés par toutes ces simagrées, indignes d'un seigneur à la bourse si pleine. Mais, ayant conclu le marché en crachant par terre, il n'était plus temps de se dédire. Les gens de Loire en ce temps-là n'avaient qu'une parole et se faisaient un honneur de toujours la tenir. C'est donc, flanqué de cet unique voyageur, (une des nombreuses conditions de ce drôle de seigneur) qu'il embarqua un beau jour d'avril.

Jean et ses deux hommes d'équipage ignoraient alors qu'ils partaient pour la descente la plus désagréable qu'il leur fut donnée de vivre. Bien vite, le Duc se montra chafouin et délicat , exigeant de ne pas être secoué, réclamant sans cesse que l'on lui serve à boire, qu'on déplace un coussin ou bien qu'on fasse halte pour des besoins que d'habitude les gens ordinaires faisaient en route, dans la rivière, sans plus de manière.
La première journée s'achevait et jamais Jean n'avait eu à subir autant de caprices d'un passager qui croyait que son titre et son argent lui permettaient toutes les fantaisies. La nuit se passa tant bien que mal ; le Duc refusant de partager avec quiconque la vaste cabane qu'il s'était octroyée pour son seul usage. Au petit matin, il exigea encore qu'on le conduisît dans une auberge pour faire ses ablutions et prendre un déjeuner qui n'avait rien de petit. L'équipage dut même trouver chaise à porteurs afin que ce noble personnage n'usât pas ses souliers vernis.

Le pire était à venir. Ils n'avaient pas si tôt appareillé qu'un orage d'une violence inouïe vint sévir au-dessus de leurs têtes. Le visiteur du roi leur refusa l'abri et réclama, par-dessus le marché, que l'embarcation ne se mît pas à couvert. Il voulait, prétendait-il, jouir de ce spectacle tonitruant, au milieu de la rivière. C'est trempé comme une soupe et furieux contre ce maudit passager que l'équipage accosta en fin de soirée à Nevers.

Le bonhomme avait invitation à souper et à dormir chez un autre de son état. Jean et ses compagnons en profitèrent pour passer la nuit au chaud mais se gardèrent bien d'user de la cabane du ci-devant. Ils demandèrent asile à des collègues qui écoutèrent, effarés, le récit de ces deux premiers jours de descente. Nul, n'avait, jusqu'alors, transporté plus détestable personnage !

Le lendemain, c'est fort tard dans la matinée que ce curieux voyageur se fit conduire au pied de son coche d'eau. On l'attendait de pied ferme depuis quelques heures mais quelle ne fut pas la surprise de Jean de l'entendre immédiatement réclamer qu'on fût à Sancerre pour le dîner du soir. Il n'était pas question de lui expliquer qu'il les avait mis en retard, le Duc n'était pas homme à s'encombrer d'explications. Il commandait et chacun devait se plier à son bon vouloir …

Jean et ses hommes usèrent de trésors d'ingéniosité pour remplir leur mission. Jamais ils n'avaient utilisé la bourde avec tant de vigueur en allant ainsi au fil du courant. Fort heureusement pour eux, nulle entrave et nul incident ne vinrent se mettre sur le chemin et,comme il l'avait exigé, le Duc put boire tout son saoul de ce bon vin de Sancerre dans une Taverne de Saint Satur.

Qu'on soit noble ou bien roturier, l'abus de boisson, fût-ce un bon vin de chez nous, provoque bien des débordements et de grandes nausées. Il fallut veiller le Duc toute la nuit afin qu'il ne passe pas cul par-dessus tête et finisse par se dégriser dans notre Loire. Après la journée qu'ils avaient passée, nos mariniers auraient voulu dormir un peu et voilà que leur étrange passager ne leur en laissait pas la possibilité.

Au petit matin, ils étaient exténués, quand le bonhomme, ne se rappelant plus rien était à tambouriner qu'on levât l'ancre au plus vite. Jean serrait des poings, ses hommes crachaient furieusement en jetant à ce malotrus en bas de soie des regards tors . C'est sans lui dire un mot qu'il le menèrent à Gien, où, une fois encore, des gens d'importance, attendaient sa venue.

Ils profitèrent de cette nuit de repos pour souffler un peu. Jamais de mémoire de marins on n'avait vu Jean de Roanne et son équipage ne pas venir lever la chopine avec les collègues. Pourtant ce soir-là, tous trois restèrent sur le pont et dormirent du sommeil de ceux qui n'en pouvaient plus. Ce dont furent peuplés leurs rêves fut si terrible que je m'interdis ici de vous décrire par le menu les tortures qu'ils firent subir en songe à leur monstre en culottes et dentelles.

Au soleil levant quand il revint, accompagné des laquais giennois, ils comprirent aux œillades des valets que leur fardeau s'était montré aussi détestable avec ces gens que sur le bateau. Décidément, il n'y avait rien à espérer d'un tel personnage qui méritait cent fois de finir en enfer. Alors, quand ils arrivèrent à Saint-Père-sur-Loire, Jean fit une halte contre l'avis du seigneur. Il mit bien vite pied à terre pour aller demander une petite faveur à Saint Nicolas, patron des mariniers. La requête était fort peu chrétienne, c'est pourquoi, nous la garderons secrète.

Le voyage se poursuivit. Les caprices de l'odieux passager ne cessèrent jamais. Sa morgue n'avait d'égale que son incommensurable orgueil. Son égoïsme était au niveau de sa stupidité. Le calvaire de l'équipage n'avait que trop duré. Ils avaient tous grande hâte de confier ce fardeau à des gueules noires du canal. On se montre parfois mesquin, y compris chez les mariniers !

C'est au pont de Jargeau que Saint Nicolas leur vint en aide. Le seuil à franchir est, depuis toujours, réputé délicat. Le Duc en avait eu vent et, se croyant plus malin que ces pauvres gueux précautionneux, en dépit de leurs multiples recommandations ou bien était-ce d'en avoir trop entendu, avait souhaité sortir de son palais sur l'eau pour assister au spectacle debout sur la proue.

Jean de Roanne avait eu alors un sourire malicieux en lui disant qu'il était bien le seul maître à bord et que, puisque tel était son bon plaisir, il n'avait qu'à bien se tenir pour jouir du spectacle. Ce qui devait advenir advint. Le bateau fit une embardée et le seigneur se retrouva dans les flots tumultueux. Il eut beau se démener, appeler à l'aide et dire des mots grossiers, personne sur le bateau ne bougea le petit doigt.

L'homme disparut dans les profondeurs de la Loire. Jamais on ne retrouva son corps et nul ne songea jamais à inquiéter Jean et son équipage. Le Duc avait sur la rivière, une réputation établie et tous les gens de Loire trouvèrent plaisant que le Diable obtînt ainsi l'âme que la ville lui devait depuis qu'il avait livré ce magnifique pont de pierre.

La rivière finit toujours par engloutir celui qui ne la respecte pas, tout en méprisant les Ligériens qui la servent. Le Duc, pour noble qu'il était, paya de sa vie la règle intangible des seigneurs sur l'eau. Il serait souhaitable que d'autres qui se pensent aussi importants que ce méchant homme retiennent la leçon, ou bien ? une fois encore, la Loire saura les mettre à la raison !

Humblement sien !


Souffler n’est pas jouer

Sur un air d’accordéon Fabre, en bon forgeron qu'il était, disposait d’un soufflet gigantesque qu’il fallait actionner avec une lo...