En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Les
traditions eurent longtemps la vie dure en Orléans. Chacun sait,
pour peu qu’il s’intéresse véritablement à l’histoire de
notre héroïne locale sans se soucier des commémorations illusoires
qui la célèbrent, que, lorsqu’elle arriva en 1429 dans ce qui
allait devenir sa bonne ville, porteuse de ravitaillement pour sauver
la populace de la famine, le bon peuple, pour la remercier, lui
offrit une beau poisson migrateur, pêchée dans la rivière. Dans le
même temps, la Loire elle même célébra la venue de la Lorraine
miraculeuse en gratifiant la populace affamée d'une pluie de
pucelles, une arrivée en quantité innombrables d'aloses ce présent
de la nature que les orléanais avait associé à la venue de la
miraculeuse bergère.
L'alose,
un de nos nombreux poissons migrateurs, remonte elle aussi la rivière
pour aller frayer, donner la vie ne perdant la sienne, un sacrifice
qui illustre parfaitement celui de notre pucelle d'autant plus que
cela se produit précisément en mai. Voilà une belle coïncidence à
l’origine de cette histoire que m'a soufflée à l’oreille un
appariteur épiscopal local, au cours d’un repas fort bien arrosé.
Je sais l’homme bon catholique pratiquant et n’irais jamais
remettre en question sa parole.
Nous
sommes en une époque lointaine où État et Église n’avaient pas
rompu leur lien historique. À l'évêché d’Orléans, on
connaissait en ce temps-là son Histoire et on avait grand souci des
humbles gens. C’est ainsi que pour les fêtes johanniques,
Monseigneur l’Évêque (il se pince d’être appelé ainsi, les
majuscules en prime) aimait le 8 mai à offrir à ses pauvres un
repas avec une alose au menu.
Durant
la semaine précédente, son bedeau, un certain La Malice, nommé
ainsi car il avait plus d’un tour dans son sac et plus d’une
astuce pour répondre aux innombrables soucis qu’impose l’entretien
du vaisseau amiral : la grande et belle cathédrale
Sainte-Croix, avait été convié à se rendre à la pêche en Loire
comme chaque année pour faire grande et belle provision d’aloses.
Le
brave appariteur, ravi de cette aubaine, quittait un temps son
costume de Suisse pour retrouver une tenue moins cérémonieuse. Il
fermait la sacristie à clef et n’ouvrait que les grandes portes de
la maison de Dieu. C’était ses vacances de printemps. Il
venait d'achever la décoration du transept avec les fanions des
compagnons de Jeanne ; il disposait de quelques jours, une
semaine tout au plus, pour sa pêche miraculeuse
avec l'onction de celle qui n'était pas encore sainte.
Le
bedeau, grand pêcheur devant l’éternel, jouissait ainsi de la
bénédiction de monsieur l’évêque pour aller taquiner le poisson
et éventuellement la lavandière. Monsieur avait souvent du fermer
les yeux et accorder son pardon après des confessions d'un clerc qui
bien souvent avait de curieuses accointances avec le diable . Mais il
était si dévoué qu’il devait absoudre ses turpitudes tout en
s’amusant fort de ses répliques et de ses farces. Pour homme
d’église qu’il était, Monseigneur était le meilleur des hommes
et le plus bienveillant des patrons.
Or
donc, ce jour là, La Malice était posté sur la rive, tendant ses
lignes pour piéger les aloses et remplir sa mission divine avec la
complicité de son supérieur hiérarchique. Mais voilà que, envoyé
par Rome, du Vatican même, un Nonce Apostolique, venu assister aux
célèbres fêtes, était arrivé quelques jours plus tôt ayant en
tête d’admirer le trésor de la cathédrale et tout
particulièrement les médaillons byzantins datant du IV° siècle.
L’évêque,
que Dieu ait son âme, dut alors mentir à ce haut dignitaire de la
curie, ne pouvant lui avouer les raisons de la fermeture à clef du
dit trésor. Il bredouilla, tergiversa, se perdit en vaines
explications avant d’avouer qu’il ne savait pas où se trouvait
son bedeau, un personnage fantasque, capable de partir avec les
clefs sans laisser d'adresse.
Le
Nonce en était fort marri, lui qui se faisait une joie d’observer
ce fabuleux trésor. Il demanda à son collègue s’il n’y avait
pas moyen d’aller quérir le supplétif de Saint Pierre :
l’homme qui détenait les clefs du paradis local. L’Évêque,
discrètement envoya le sonneur de cloches à la recherche du
pêcheur.
La
Malice adorait la pêche et ne supportait pas d’y être dérangé.
Nul n’est parfait en ce bas monde, y compris ceux qui travaillent
pour le salut des âmes. Le sonneur fut renvoyé sans ménagement à
son bourdon, de manière fort peu chrétienne. Quand l’homme revint
devant les deux hautes autorités, le nonce comprit à sa mine
déconfite qu’il y avait là un mystère à tirer au clair.
Prenant
sa soutane à bras-le-corps, le Nonce, tout prélat qu’il était,
alla d’un pas ferme et décidé sur les rives à la rencontre de
celui qui entravait son désir le plus cher. C’est ainsi, qu’il
se trouva nez à nez avec le dénommé La Malice au moment même où
il sortait une magnifique alose des flots. Le nonce lui fit
compliment de sa pêche, remerciant dans la foulée le Seigneur de
lui avoir accordé ce don. La Malice, en bon chrétien, se signa et
s’enquit du but de cette prestigieuse visite.
Quand
le Nonce eut expliqué qu’il voulait, séance tenante, que le
bedeau abandonnât son activité pour venir lui ouvrir la sacristie
et les portes du trésor, notre pêcheur manqua de s’étrangler. Ce
noble personnage voulait donc entraver sa journée de pêche au
moment même où un banc d’aloses passait par là ; il n’en
était pas question. À son tour, il lui mentait, affirmant tout de
go qu'il avait malencontreusement fait tomber les clefs dans la
rivière.
Le
Nonce tout homme d’église qu’il fût n’en demeurait pas moins
un amoureux de la nature. Devant cette contrariété, il fit contre
mauvaise fortune bon cœur et décida de rester là ; la pêche
étant aussi un péché mignon. C’est ainsi que nos deux larrons se
mirent en demeure de remplir la bourriche pour le repas de l’évêque.
Et jamais pêche ne fut si abondante que ce jour-là.
La
journée avançait et le bedeau, ravi d’avoir un compagnon pour
remplir sa mission rituelle, lui demanda s’il était partant pour
déguster avec lui l’une de leurs plus belles prises. Il y avait, à
deux pas de là, un restaurant fameux : le Cabinet Vert, célèbre
pour l’art consommé de son chef à préparer les poissons de
Loire. Le bonhomme vous faisait une alose farcie au vin d’Anjou à
vous damner un bon chrétien. Le nonce, habitué aux gueuletons du
Vatican, était un gourmand invétéré ; il accepta sur le
champ la perspective de profiter d'un repas du seigneur.
La
Malice s’absenta quelques minutes pour porter son poisson et faire
sa commande auprès de Patrice, le maître queux du caboulot. C’est
donc, amis comme cochon d'autant plus plus qu'ils avaient abusé du
cruchon que nos deux pénitents arrivèrent à la tombée de la nuit
pour déguster ce que leur avait préparé le patron. L’homme des
fourneaux n’aimait rien tant que raconter ses recettes ; il
expliqua à ses deux hôtes comment se préparait l’alose farcie !
« Messieurs,
vous m’en direz des nouvelles. Commencez d’abord par vider
l’alose par les ouïes sans l’ouvrir, vous l’écaillez et puis
la ciselez avec amour. Dans un plat en terre ovale, mettez un bon
morceau de beurre, quelques échalotes hachées, un peu de persil
coupé grossièrement et une bouteille de vin blanc d’Anjou bien
sec. Je vous en ai servi une sur la table pour accompagner le
plat ». Et nos trois gourmets de vider une première bouteille
…
Tout
en buvant, le chef continuait ses explications : « Faites
ensuite une farce avec les œufs de l’alose (puisque vous m’avez
apporté une femelle), pilez au mortier en y ajoutant 150 g de
beurre, incorporez 3 œufs un par un, et un peu d’oseille
préalablement cuite au beurre et ciselée. » C’est à ce
moment de l’explication qu’il dut réclamer une seconde
bouteille.
Le
Nonce avait déjà la face rubiconde. On lui avait beaucoup vanté
les fêtes johanniques ; décidément, il avait bien fait
d'accomplir ce long voyage pour une telle célébration. Le cuisinier
continuait ses explications tandis que ces deux drôles de
paroissiens vidaient le vin d’Anjou : « Assaisonnez de sel et
poivre, une noix de muscade, farcissez l’alose, mettez dans un plat
ovale, un bon morceau de beurre dessus et laissez cuire environ 30
minutes au four en ayant soin de l’arroser très souvent ! »
Ce dernier conseil fut suivi à la lettre puisqu' une troisième
bouteille arrivait sur la table en même temps que ce plat succulent.
Le
repas fut exceptionnel. Le nonce en reprit d’autant plus aisément
que nous étions un vendredi, jour où il convient de faire maigre
dans sa corporation. L’alose remplissant parfaitement ce précepte,
il n’y avait aucune raison de se priver. La Malice quant à lui,
habitué aux excès, était ravi de trouver un compagnon aussi goulu
que lui. Ils rentrèrent bras dessus bras dessous à l'évêché, en
chantant quelques chansons qui eussent horrifié la pauvre bergère
et sa sainteté le pape
Le
lendemain, nous étions le 8 mai, le nonce et le bedeau avaient une
petite mine pour les célébrations d’usage. C’est durant le
repas où furent servies aux indigents les aloses du bedeau, que le
nonce vint vers lui pour le remercier de cette belle soirée, une des
plus belles qu’il avait vécues depuis qu’il avait prononcé ses
vœux. S’il avait quelques faveurs à réclamer à notre mère
l’Église il était tout disposé à l’exaucer en guise de
remerciement.
Notre
bedeau n’hésita pas un seul instant. Il avait une requête qui lui
brûlait la langue, une demande qu’il n’avait jamais osé
formuler à monseigneur l’évêque. L’homme eût été marri de
ce souhait qu’il n’aurait pas compris. C’était l’occasion ou
jamais. Un Nonce avait le bras long. La Malice se jeta à l’eau :
« Mon Seigneur, je rêve de devenir bedeau de la cathédrale de
Saint-Jean-Baptiste d’Aire ! »
Le
Nonce fut particulièrement surpris. Aire-sur-l'Adour est certes une
fort belle cité mais bien moins importante qu’Orléans. C’est
alors que La Malice lui avoua que sur l’Adour, les aloses étaient
plus belles que nulle part ailleurs. Il désirait vivre la fin de son
âge à pêcher sur cette rivière et profiter du climat de cette
merveilleuse région.
C’est
ainsi que le vœu du bedeau fut exaucé. Le Nonce, quant à lui, put
admirer le trésor avant de repartir à sa « vaticanerie » ,
La Malice ayant soudainement retrouvé les clefs. Le bedeau quitta
Orléans et termina sa vie en bord d’Adour. Il trouva dans le
Jurançon, un vin susceptible de remplacer les blancs de Loire. De
cette perte irréparable pour la ville d’Orléans, cessa
soudainement la tradition de l’Alose Johannique. Il est vrai que,
dans la ville, certains voyaient d’un mauvais œil ce repas offert
aux indigents le jour de la grand fête locale quand tous ceux qui
comptent défilent devant tous ceux qui ne sont là que pour les
admirer béatement, bouche bée et de préférence vide.
Bonjour
les enfants, j’aimerais vous conter mon histoire pour que vous en
tiriez des enseignements pour votre vie future. Il vous appartiendra
de choisir votre voie, de savoir ce que vous voulez devenir plus
tard. Je n’ai pas à vous influencer, simplement à éclairer votre
lanterne, qu’en conscience vous vous déterminiez à votre tour
quand l’heure du choix s’imposera à vous.
Je
suis né sur la paille, non pas que ma mère fut sans ressource mais
tout simplement parce qu’elle était l’une des brebis de notre
éleveur. Mon père ne se souciait guère de ce rejeton de plus. En
bon bélier qu’il était, il pratiquait une polygamie forcenée.
Certains d’ailleurs prétendent que c’est pourquoi, nous les
petits agneaux de lait sommes souvent promis au sacrifice....
Quand
ma mère me vit, ce fut pour elle un choc. Elle dut repousser le
désir de ne pas tendre ses mamelles, elle avait un pressentiment,
une réticence que fort heureusement elle surmonta, l’instinct
maternel prenant vite le dessus sur les réflexions que lui firent
les commères qui assistèrent à sa mise-bas. Chez les caprins, les
naissances se passent fort bien du vétérinaire.
Je
n’ai pas eu immédiatement conscience de ma différence. Je buvais
avidement son lait, ma mère était alors mon unique repère. C’est
quand j’ai commencé à quitter le giron maternel que vinrent les
premières blessures de mes congénères, les agneaux de l’année.
Je me retrouvai mis à l’écart de leurs joyeuses cavalcades. Ils
me repoussaient, me tournaient systématiquement le dos sans que je
comprenne pourquoi.
La
solitude ne me pesa pas. Je me mis à observer différemment le
troupeau, les relations qui s’établissaient avec notre berger, un
brave homme certes mais qui avait de terribles intentions à notre
endroit. J’avais remarqué que ce n’était pas que par bonté
d’âme qu’il nous nourrissait et nous soignait. Quand je compris
le prix que nous devions payer pour ses services, j’en eus des
frissons dans le dos… Il est vrai qu’il venait de me tondre !
J’eus
beau tenter d’expliquer à mes frères et sœurs ce que j’avais
compris du sort qui nous était promis, ils me rirent au museau, me
mirent au ban du troupeau. Une fois encore, je ne comprenais pas ce
qui me valait ce traitement, cette malveillance même à mon égard.
Qu’importe, j’étais jeune, en bonne santé, l’herbe de nos
prés bien grasse et la bergerie des plus confortables.
Lorsque
nous rentrions le soir dans nos murs protecteurs, je m’étonnai
qu’on ne passe pas la nuit dehors, libres et insouciants. Je
découvris que le berger souhaitait ainsi nous réunir pour nous
raconter des histoires à dormir debout. Il se mettait au centre du
troupeau, son chien se couchait à ses pieds. Il réclamait le
silence puis se lançait dans des histoires extraordinaires.
Elles
commençaient toujours de manière fort agréable. Le décor était
champêtre, les moutons vivaient heureux, entourés qu’ils étaient
de l’affection d’humains bienveillants. Dans le troupeau, il y
avait toujours un plus intrépide, moins discipliné que les autres
qui s’égarait, allait se perdre dans la montagne ou bien la forêt.
Puis le récit devenait plus sombre, le chien se levait, dressait ses
poils, montrait des crocs tandis que son maître décrivait le loup
puis le combat désespéré que livrait l’agneau perdu. Quand il
finissait par succomber aux attaques de la bête féroce, le chien
choisissait l’un de nous pour le mordre cruellement à la patte.
Progressivement
dans le troupeau, la peur du loup gagna tous les esprits crédules.
J’étais le seul à ne pas donner crédit à ces sornettes. C’est
sans doute pourquoi, à plusieurs reprises, c’est moi que le chien
choisissait pour illustrer la chute. Je percevais d’ailleurs dans
le troupeau des ricanements, des airs entendus de satisfaction.
C’était à croire que je fusse le bouc émissaire convenait à
tout le monde. Il faut avouer qu’étant un jeune mâle plutôt
costaud, je tenais à la perfection ce rôle.
Mon
existence continua ainsi entre humiliations et mauvais coups.
Toujours rejeté par les autres, j’avais beau les mettre en garde
quand le berger avait de mauvaises intentions en tête, personne ne
m’écoutait. Je prenais la tangente, j’avais appris à ne plus
craindre son chien et encore moins ses histoires de loup. Quand il
effrayait tous mes semblables en leur faisant croire qu’un monstre
sortait du bois afin que la bande apeurée se précipite à la
bergerie, je les laissais filer pour se faire tondre ou pour une
sélection à destination de l’abattoir et je passais la nuit
dehors.
Le
berger avait renoncé à me faire entendre raison. Je pense aussi
qu’il voyait en moi, une tête de cochon certes, mais les promesses
d’un reproducteur d’exception. Il avait évalué les avantages et
les inconvénients de mon comportement. Son intérêt penchait vers
la nécessité de me laisser librement aller avant que je remplace le
vieux bélier fatigué de trop de saillies. La suite lui prouvera
qu’il avait tort…
Lorsque
j'atteignis l’âge de remplir le service qu’il attendait de moi,
l’appel de la nature me donnant une vigueur que je ne soupçonnais
pas, je sentis en moi des picotements intimes. Je m’approchai d’une
brebis qui avait tout pour séduire un jeune bélier. Elle était
belle, souple, bien élevée, propre et si douce que j’en étais
secrètement amoureux depuis toujours.
Hélas,
à mon approche, elle se sauva. Il en fut de même pour toutes les
autres. Aucune y compris celles que le vieux bélier avait
régulièrement délaissées n'acceptèrent que je remplisse ma
mission. J’étais humilié sans véritablement comprendre les
motifs de ce rejet systématique. Je ne voyais pas d’issue à ma
triste situation.
Le
berger de son côté avait remarqué le manège. Il voulait
m’éliminer, réparer son erreur en donnant la place à un jeune
bélier issu d’un troupeau voisin quand survint un incident qui
bouleversa notre existence. Une brebis fut d’abord prise de
démangeaisons, son comportement se fit ensuite plus étrange. Elle
devenait folle la pauvresse sans que personne ne puisse calmer ses
souffrances.
Le
berger était horrifié. Il avait compris le drame qui touchait son
troupeau. La pauvre bête avait la terrible Tremblade et le
malheureux éleveur savait ce qu’il allait advenir. Deux jours plus
tard, des camions arrivèrent près de la bergerie, des hommes
masqués, gantés et vêtus de combinaison blanches sortirent des
véhicules. J’avais compris…
Le
berger flanqué de son chien comme toujours, un bâton en main se
plaça au bout du champ. Je le vis de près, il avait des larmes aux
yeux. C’est d’une voix étranglée qu’il cria « Au loup,
au loup ! » tandis que son fidèle compagnon aboyait comme un
demeuré en direction du bois voisin. Dans un même mouvement, tout
le troupeau se précipita vers son trépas. Ils allèrent tous se
blottir dans la bergerie où les attendaient les agents du ministère.
Je
fus le seul à comprendre la manœuvre, à saisir ce qui se tramait.
Je connaissais une faille dans l’enclos et sans que personne ne me
vit, je me sauvai loin de ce pré. Comme personne n’accordait
jamais attention à ce que je faisais, ce fut un jeu d’enfant que
d’échapper au massacre qui allait suivre. Mes anciens compagnons
furent tous électrocutés, jetés dans une grande fosse puis
couverts de chaux vive. Dans la ferme se fit un silence terrible !
Je
taillai la route, je traversai le village curieusement désert. Les
autorités sanitaires avaient exigé que les habitants demeurent
cloîtrés chez eux. C’est en passant devant la devanture du salon
de coiffure que pour la première fois, j’aperçus mon reflet dans
la glace. Ce que je vis me cloua sur place. Est-ce moi cet animal si
différent de tous ceux avec lesquels j’avais grandi ?
Je
fis quelques gestes pour me convaincre que ce reflet était bien moi.
Il ne fallait pas en douter. J’étais tout noir, voilà pourquoi
ils me rejetaient tous. Différent peut-être mais encore vivant je
retrouvai mes esprits et filai à toutes jambes. Je m’enfonçai
dans la montagne pour m’y cacher définitivement. Je n’avais rien
à craindre. Ce n’est pas à moi qu’on raconte des sornettes.