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Samedi
28 mai 2022
C’est
chouette
« Chacun
trouve que sa chouette est un faucon »
Les
protagonistes de ce dossier se font tous les truchements de propos
qui s'insèrent dans une forme de mythologie locale, liée à la
Loire. Il doit bien se cacher derrière ce fatras symbolique un
énigmatique montreur de marionnettes qui tire les ficelles de cette
farce morbide. L’affaire doit être résolue avant la minuit pour
que le commissaire retrouve les flots tumultueux de la belle
jouteuse. Sa dame de nage s’apparente à la Loire tant ses
débordements sont redoutables, aimables et désirables. Oui
vraiment, voilà une récompense qui devrait être de nature à lui
ouvrir les yeux ! Ce sera aujourd’hui ou jamais.
Sa
dernière journée commence de bonne heure. Tout en faisant défiler
mentalement tous les acteurs de cette farce, il va en bord de Loire,
au soleil levant, à la recherche d’un miracle. Il se souvient du
passage d’un conte qui l’a beaucoup ému hier au soir :
Celui
qui vit en symbiose avec la nature accorde plus que tout autre une
grande importance aux signes ou aux présages. Robinson avait cette
sagesse de croire et vit dans ce rayon étincelant, le signe d'un
espoir fou. Il creusa comme le désespéré qu'il n'allait pas tarder
à devenir, il y mit l'énergie de son désespoir. Bientôt, ses
ongles ripèrent sur une surface dure, le septième rocher était à
portée de main. Son énergie décupla, il fit tant et si bien qu'au
petit matin, la pierre était entièrement libérée de sa gaine de
sable, posée au fond d'un immense trou.
Pourquoi
ce passage a-t-il retenu ainsi son attention au point de l’avoir
pris par le cœur ? Il le tourne en boucle dans un cerveau en
ébullition depuis son réveil. C’est ce qui l’a conduit sur les
bords de Loire ce matin, se hâtant de fuir le centre-ville pour
marcher vers l’est. Il va à la recherche d’un signe du destin,
là précisément où le drame s’est accompli. Une chouette effraie
s’en retourne vers les tours de la cathédrale. Elle passe
au-dessus de lui en cette heure matinale. L’oiseau de nuit rentre
chez lui tandis que le policier marche vers sa destinée.
En
bon berrichon, Ignace voit dans ce rapace majestueux la marque de la
providence qu’il espérait, ce fameux message subliminal du
conteur. Pour une fois, l’effraie des cloches sera-t-elle
l’oiseau du bonheur ? Il ne peut s’empêcher de croire en sa
bonne étoile. La dame blanche n’est-elle pas aussi l’élue de
son cœur ? Il avance, rasséréné, persuadé que la Loire lui fera
un cadeau en ce septième jour de la semaine, jour
du shabbat où son âme trouvera enfin
le repos.
Il
vient de doubler le Cabinet Vert, prend le chemin qui monte, refusant
de longer le canal pour mieux observer le lever du soleil sur la
rivière. Il est émerveillé par le spectacle qui s’offre à lui.
Il atteint le sommet de ce que les anciens nommaient de manière
excessive La Falaise.
Il débouche sur la fameuse Venelle à quatre sous quand il aperçoit
un homme, debout tout comme lui, à la recherche de la lumière.
C’est un photographe qui braque son objectif vers la Loire,
précisément là où il y a maintenant 20 jours, un homme a perdu la
vie. Une idée lui titille l’esprit :
Bonjour,
monsieur le photographe ! Je suis curieux, mais prenez-vous
souvent des clichés de cet endroit ?
Tous
les jours ou peu s’en faut, monsieur le commissaire.
Vous
me connaissez ?
Qui
ne connaît pas le célèbre Grillepain, ancien rugbyman et
enquêteur émérite ?
À
qui ai-je l’honneur ?
Ludovic
Loiseau, Pirate de Loire pour les amoureux de la rivière.
Décidément
!
Plaît-il
?
Toute
cette histoire tourne précisément autour de la gent ailée.
Les
oiseaux ont élu domicile sur nos rives. Ils y nichent, y pêchent,
s’y cachent sur les îles. C’est un formidable spectacle pour
moi qui habite dans le lotissement qui se trouve juste derrière
nous. Je nomme ce fragment de la Loire Mon
Jardin.
Le
policier a des fourmillements dans tout le corps. Quelque chose lui
dit que ce charmant bonhomme va lui tendre la clef de l’énigme. À
lui de savoir ouvrir la bonne porte ! Il lance au hasard :
Avez-vous
pris des photographies le 8 mai dans l’après-midi ?
Ce
jour-là, je suis aux fêtes johanniques. J’ai une accréditation
de la ville pour accéder au-delà des barrières. Un geste de notre
échevin, qui m’honore.
Quel
dommage ! Encore un espoir déçu !
Mais
non ! Je suis revenu vers 16 heures pour écupérer une
nouvelle carte mémoire. Je l’avais sottement oubliée.
Et
vous avez pris des clichés par habitude.
En
effet, c’est plus fort que moi.
Les
avez-vous regardés ?
Non,
j’ai travaillé tous les clichés du défilé pour effectuer un
reportage de qualité. J’y ai passé beaucoup de temps.
Accepteriez-vous
de me les montrer ? On ne sait jamais…
Avec
grand plaisir !
Ludovic
Loiseau propose au policier de le suivre chez lui. L’homme
s’empresse d’accepter. Ils pénètrent dans une belle résidence
avec vue sur Loire. Le photographe lui offre un café tandis qu’il
cherche sa carte mémoire. Il la trouve et prie son invité de venir
regarder. Le photographe dispose d’un très grand écran
d’ordinateur. C’est un outil indispensable pour retravailler ses
clichés. Les prises de vue défilent sur l’écran.
Le
policer voit une tache plus claire au loin, sur l’autre vive. En
réalité, c’est un reflet sur le côté droit de l’écran. Il
ressent un choc, persuadé que le jet-ski est dans le champ. Il en
fait part à son hôte. Monsieur Loiseau use alors de
l’agrandissement. Il peut se le permettre, il dispose d’une
grande marge de manœuvre avec les sensibilités qu’il exploite.
Rapidement, l’évidence leur apparaît : c’est Gontran seul sur
son engin. Il est 16h35, c’est une indication fournie par
l’appareil photographique.
Voilà
quatre personnes entièrement disculpées !
Pardon
?
Excusez-moi,
je raisonnais à haute-voix. Regardons les suivantes, je vous prie.
Avec
plaisir.
Les
trois photographies suivantes ne donnent rien de mieux. L’homme et
son véhicule aquatique sont dans le secteur, sans que rien ne se
passe. Pas de présence humaine visible dans le champ de vision !
Pour le cliché qui arrive, il y a du nouveau.
On
dirait que le pilote fonce sur un oiseau.
C’est
aussi mon avis.
Pouvez-vous
agrandir encore plus ?
La
définition ne sera pas bonne, mais c’est encore possible. Voilà !
Un
héron apparaît clairement. Nulle trace de criminel ou de tueur
d’oiseau ! Le policier, de plus en plus nerveux, réclame le
cliché suivant, de manière quelque peu véhémente. Il s’en rend
compte :
Veuillez
pardonner mon empressement ! C’est tellement important pour
moi. Il y va aussi de ma réputation, tout autant que de mon avenir
immédiat.
Je
comprends. Je suis si heureux de pouvoir vous aider. J’ai même le
sentiment d’avoir commis une grande négligence en laissant de
côté ces prises de vues.
Allons,
avançons !
Le
plan suivant arrive.
Cette
fois, il n’y a pas de doute, une bataille aérienne oppose l’animal
et son agresseur. L’oiseau fonce résolument sur le pilote, c’est
du moins ainsi que les deux hommes interprètent le cliché. Ils sont
impatients de savoir. L’image suivante ne donne rien. L’opérateur
a cadré plus à l’est, rien n’apparait sur le côté droit. La
prochaine est en revanche plus exploitable. Elle constitue même la
clef du mystère.
L’oiseau
est couché sur le sable, me semble-t-il.
C’est
aussi mon avis. Le jet-ski est hors champ.
L’homme
est dans l’eau.
C’est
ce qu’on peut en conclure, même si ce n’est pas très net.
Personne
autour ! Vous êtes d’accord ?
Oui
commissaire, c’est ce qu’on peut observer.
Le
commissaire demande à Ludovic Loiseau de confier sa carte mémoire à
la justice. Le photographe lui propose de tirer lui-même les clichés
au format A3. C’est un honneur pour lui d’apporter sa
contribution et son expertise à l'énigme qui intrigue tout Orléans.
De
retour au commissariat, Ignace envoie immédiatement un SMS à celle
qui viendra récompenser sa découverte. « L’énigme est
résolue. Je réclame un bec et plus si affinité. RDV 18 h chez moi
! » Puis, dans l’attente d’une réponse qu’il espère
enthousiaste, il se lance dans la rédaction d’un premier rapport.
Son
premier souci est de libérer au plus vite le brave Archimède. Il
prend même son téléphone pour joindre directement le juge
d’instruction. Il lui avoue le stratagème convenu avec l’accord
du SDF.
Le
magistrat comprend immédiatement la raison de cette démarche qui
n'est absolument pas conforme aux règles de la procédure. Il entend
même recevoir ce curieux collaborateur de la justice pour le
féliciter personnellement avant son élargissement. Grillepain lui
confie sa promesse de lui offrir une nouvelle existence. Tous les
deux conviennent de lui assurer une assistance conseil pour sa
nouvelle vie de gardien de propriété en Sologne. C’est cette
proposition qui va venir récompenser son sacrifice.
Du
côté du divisionnaire, ce n’est pas la même musique. Le
supérieur respecte la tradition de sa charge en lui passant un savon
magistral. Il est vrai qu'il l’a mauvaise. L’idée d’un
accident, qui plus est entièrement la faute de celui qu’il
fréquentait dans les cercles distingués de la bourgeoisie
orléanaise, va servir de chambre d’écho à la médisance. Une
statue va être déboulonnée, les langues de vipère vont lui
tailler un costard à la mesure de ses mérites. Ses amis politiques
risquent fort d’en être ébranlés et même quelque peu
éclaboussés par les vagues de l'opprobre.
Ignace
laisse passer l’orage. Il vient de lire discrètement sur son petit
écran : « À ce soir, mon canard des îles ! Je te biche
partout. »
Avant
la récompense du vainqueur, il convient d’apporter une explication
en conférence de presse. Le récit détaillé, à franchement parler
n’est pas à sa portée. Il a soudain une idée qui l’amuse, une
manière de boucler la boucle avant de défaire celle de sa ceinture.
Il convoque Gustave et Gaston au commissariat ; la connaissance
de la rivière pour l’un, l’imagination de l’autre vont ficeler
un scénario plus crédible que les éléments épars tirés des
photographies. Le héron a puni l’outrecuidant qui l’a payé de
sa vie. Gloire au bel animal, symbole de sagesse !
Les
deux compères se font un devoir de narrer la chose pour
l’édification du peuple et le courroux de la coterie :
Un
drôle d’oiseau
Il
était une fois un homme important qui se sentait pousser des ailes.
Pour démontrer à tous sa supériorité, il voulut marcher sur
l’eau. La chose n’est pas aisée pour le commun des mortels
fût-il béni de ceux qui gouvernent. Il choisit un subterfuge pour
démontrer à tous les badauds ébahis qu’il disposait de tous les
privilèges qui siéent à sa caste.
Ainsi,
le mythe du Cachalot de Loire naquit à grand coups de gerbes d’eau
et d’une vague destructrice. La colère submergeait ceux qui se
retrouvaient arrosés par l’impudent navigateur. Il y eut algarades
et plaisantes rixes sans que les autorités ne viennent se soucier de
mettre à quai le terrible engin.
Devinant
l’impuissance de leurs frères et sœurs humains, la gent ailée se
mit à montrer de l’aile ce méchant qui se faisait malin plaisir à
venir les perturber dans leurs parades amoureuses. La querelle prit
de la hauteur, les oiseaux à tour de rôle firent de ce triste
pilote écervelé, une cible. La fiente de la blanche colombe ne
suffit pas à interrompre la course folle de celui qui avait perdu la
raison. Il chargeait cygnes, oies, hérons et aigrettes tandis qu’il
avait toujours un balbuzard sur le dos.
Sa
chevauchée fantastique s’acheva par une prise de bec. Un héron se
sacrifia pour mettre à bas l’odieux furieux des flots. Il planta
son bec dans la jugulaire de celui dont il convenait d'interrompre
les méfaits. Le bec se brisa mais le sacrifice du héron héros ne
fut pas vain. Déséquilibré, le fou du guidon chut dans cette
rivière qu’il martyrisait tant. La sentence de la Dame Liger fut
redoutable : un gros caillou reçut sa chute et la loi de la
gravité acheva ce que l’animal symbolisant la patience et la
sagesse n’avait pu totalement accomplir.
Le
nez dans les flots, le bec homicide hors de l’eau, ce drôle
d’oiseau acheva) ainsi sa course là où il avait fauté.
*
* *
Dire
que tous les orléanais aient saisi le sens exact de ce communiqué
serait exagéré. L’essentiel est qu’il fait beaucoup causer et
que chacun peut se faire une petite idée du drame qui a mis en
ébulition la cité. Le dénouement a naturellement de quoi frustrer
ceux qui sont avides de drames et de scandales. Mais comme l’affaire
est intimement liée à la Loire, que le nœud se défasse aisément
c’est une gage de sécurité. Le nœud marin le plus malin est le
nœud de chaise car il se défait aisément en cas de danger. Les
mécontents pourront aussi s’assoir dessus !