Du veau
de mer à la vache de terre
Il advint en ce
temps lointain de l'implantation des colons bretons dans la belle
province qu'un couple Francinette et son époux Bonnaventure vivait
chichement de la pêche tout près de la Roche Percée et de
l'Anse-à-Beaufils. Le couple trimait du matin au soir pour remplir
en poissons des filets qu'il fallait sans cesse repriser tant ils
étaient au bout de la corde.
Bonnaventure
partait sur sa petite barque tandis que Francinette raccommodait sans
cesse ces maudites mailles qui ne cessaient de se défaire. La pêche
leur permettait tous
deux d'occuper leurs journées entre la sortie sur le Saint-Laurent
pour l'un, le travail sur le rivage et la vente des prises de la
veille pour l'autre tout en laissant un goût amer à la jeune femme
qui était fille de la terre.
Francinette
avait du vague à l'âme sans vraiment en saisir le motif. Son mari
était des plus charmants, jamais un mot ni un geste plus haut que
l'autre, un garçon travailleur et pourtant elle avait le sentiment
diffus qu'il lui manquait quelque chose. Mais quoi ? Elle ne
parvenait pas à mettre en mots ce qui l'empêchait d'être tout à
fait heureuse.
Un jour pourtant
elle eut une révélation grâce à son Bonnaventure qui revint de la
pêche avec une prise exceptionnelle pour lui. Au lieu de ses prises
habituelles, il avait remonté dans son filet un veau de mer qui du
reste allait donner beaucoup de fil à détorde pour la brave
Francinette. Mais qu'importe, elle venait de comprendre ce qui lui
manquait tant.
Elle se garda
cependant d'exprimer son caprice immédiatement. Elle avait la
prudence des épouses qui ont une requête exceptionnelle à
formuler. Elle attendit quelques jours pour saisir un jour de grand
beau temps et demander à son cher compagnon : « Mon mari,
sais-tu ce qui me ferait grand plaisir et mettrait du beurre dans les
épinards ? »
Si le couple
cultivait bien quelques pieds d'épinards dans son petit jardin, le
pêcheur s'interrogeait sur ce beurre qui manquait cruellement sur
son île. L'homme n'était pas sot, il fit comme vous autres le
rapprochement avec sa prise des jours précédents et lui répondit
d'une traite : « C'est folie que ta demande. Les vaches
sont très rares dans ce coin du monde et leur prix n'est absolument
pas dans nos moyens. Cesse donc de rêver ! »
La discussion en
resta là tandis que Francinette ruminait sa rancœur. Si au fond
d'elle-même elle savait les obstacles insurmontables pour acquérir
une laitière, elle songeait à sa lointaine Bretagne et à tout ce
qu'elle pourrait faire avec du lait. Elle en perdait même le
sommeil, tournant et retournant dans son esprit cette obsession qui
tournait à l'aigre.
Un jour tout
bascula pour la gentille Francinette. Alors que Bonnaventure était à
la pêche, un grand voilier de la marine Royale vint accoster sur
l'Île et trois matelots en goguette, l'humeur à la plaisanterie
vinrent à passer auprès de la belle qui œuvrait comme de coutume à
ses filets. Les coquins virent là une prise des plus prometteuses en
pensant simplement à la plaisanterie. Nulle autre intention fort
heureusement ne les avait effleuré.
Le plus jeune
des trois s'en va vers Francinette en lui faisant belles œillades et
joli sourire. « Belle dame, vous voilà en un rude ouvrage qui
abîme vos petites mains. N'y aurait-il pas quelque chose qui puisse
vous satisfaire véritablement ? » Toute bretonne qu'elle
était encore au fond d'elle, elle se méfiait ainsi des soldats du
roi de France. Elle soupira pour toute réponse, préférant garder
le silence.
Le plus grand
prit la parole à son tour : « N'ayez crainte de nous,
nous ne voulons que votre bien sans que vous n'ayez rien à redouter
pour votre honneur. Dites-nous ce qui vous ferait grand plaisir dans
la vie et il vous sera permis de l'envisager… ». Francinette
releva la tête, surprise des propos de ces étranges marins :
« Mon vœu le plus cher est de posséder une vache et je doute
que trois jeunes coqs puissent satisfaire là cette envie ! »
La réplique
amusa le troisième qui sans marcher sur des œufs tint des propos
qui lui furent soudain inspirés par un esprit malin :
« Charmante pêcheuse, il n'est rien de plus simple pour vous
que d'avoir ici une vache. Vous demeurez à deux pas de la demeure de
Honguédo, le génie des eaux. Son château est dans les entrailles
de la terre et la roche percée que vous voyez-là est le fait de sa
demeure. Allez lui formuler votre requête et vous serez sans doute
exaucée. »
Francinette
haussa les épaules, se pencha à nouveau sur ses filets et laissa
partir sans un regard ses trois gredins. Pourtant, ils avaient semé
dans son esprit les graines de la superstition chez une bretonne
habituée aux légendes de Korrigans et de fées. Une véritable
tempête souffla dans le crâne de cette pauvrette qui manquait
cruellement de sommeil depuis quelque temps.
N'y tenant plus
et profitant de l'absence de son époux qui se serait sans doute
moquer d'elle, elle s'en alla au pied de la Roche Percée pour
entonner un air de sa Bretagne natale sur lequel elle glissa des
paroles à sa convenance :
Ô
gentil génie du Rocher
J'ai
une demande à formuler
Pour
que ma joie soit entière
Offre-moi
une laitière
Honguédo le
bon génie ne devait pas être trop regardant sur la qualité des
vers. Dans l'instant sur le flanc de la colline apparut une brave
normande qui curieusement fut du goût de la bretonne. Francinette ne
tarda pas à traire la vache aux mamelles pleines pour s'empresser
d'aller préparer une pâte à crêpe. Chassez le naturel, l'atavisme
revient au galop…
Au retour de sa
pêche son Bonnaventure se régala de la chose sans paraître s’en
étonner lorsqu'il entendit une vache beugler dans la prairie
voisine. Il félicita son épouse pour son obstination et ne chercha
pas à comprendre comme elle avait agi.
Ce que femme veut, elle finit toujours par l'obtenir, cette maxime
lui suffisait amplement et lui permettait de ne pas se tracasser
outre mesure.
La vie reprit
son cours normal, lui a la pêche, elle aux filets, à la traite et
désormais au billig. Les recettes du reste étaient meilleures,
Bonnaventure ajoutant à la vente des poissons celles de ses galettes
qui faisaient un tabac surtout avec du sirop d'érable. Si l'on
prétend que l'appétit vient en mangeant, en la circonstance pour
elle, se fut en améliorant singulièrement l'ordinaire. Elle se dit
qu'elle pourrait doubler les bénéfices avec une autre bête. Ni une
ni deux, elle se rendit derechef auprès du Rocher avec de nouvelles
paroles.
Ô
mon généreux Honguédo
Le
bienheureux génie des eaux
Ma
vache s'ennuie dans la campagne
Accorde-lui
une compagne
Une fois encore,
peu sourcilleux sur la versification, Honguédo céda d'autant plus
facilement à la demande de la dame que celle-ci ne s'était pas
montrée ingrate et chaque jour avait déposé une galette au pied du
Rocher en guise de remerciement. Pensant doubler la mise, la
puissance tutélaire de l'Anse-à-Beaufils réalisa ce nouveau
souhait.
Avec deux
laitières, notre bretonne exilée ajouta à sa proposition marchande
une crème fraîche à vous damner. Cette fois les bénéfices
s'envolèrent tandis que Bonnaventure prit l'habitude de partir à la
pêche qu'un jour sur deux. Il entendait profiter un peu de
l'existence tandis que sa chère femme mettait vraiment les bouchées
doubles. Cette dernière se rendant compte de la tournure des choses,
songea que deux bêtes n'y suffiraient
pas si son homme devenait véritablement
cossard. C'est ainsi qu'elle remit le couvert avec l'hôte du domaine
sous la Roche Percée.
Ô
admirable bienfaiteur
Deux
ne suffisent plus à faire mon beurre
C'est
tout un troupeau qu'il me faut
Sans
oublier quelques veaux…
Il y eu un bruit
énorme, un coup de tabac sur la baie tandis que Bonnavenure surgit,
inquiet de voir ainsi son épouse, allongé sur la prairie au pied de
la Roche Percée. Il la secoua, certain qu'elle avait fait un
malaise. La pauvrette s'était endormie
avec ses rêves bovins et ses insomnies
chroniques. En se levant elle chercha autour d'elle ses vaches ce qui
convainquit le pêcheur que sa Francinette avait perdu la tête.
De retour dans
leur modeste cabane, elle lui narra son rêve. L'homme se moqua
gentiment de sa compagne, la réconforta avec tout ce qu'il était en
mesure de lui offrir : son affection, sa tendresse et son amour.
Ce qui se passa alors ne nous regarde pas tandis qu'au dehors, la
tempête couvrit le tumulte domestique.
Au petit matin,
le paysage avait été bouleversé par l'énorme déferlement des
vagues. Sur la rive, la barque du pêcheur avait été emportée
tandis que sur la grève, miraculés d'un naufrage, se trouvaient une
vache et son veau parmi les débris de l'épave d'une goélette de la
Royale. Le génie de la Roche Percée avait sans doute entendu le
rêve de la gentille Francinette, elle avait désormais ce qu'elle
désirait vraiment.
Son Bonnaventure
se mit sans tarder à récupérer les débris épars
pour construire un solide bateau, non
plus pour pêcher mais pour établir le premier service fluvial
régulier entre Québec, Gaspé, Percé et la Baie des Chaleurs.
Quant à Francinette, elle fit des galettes pour son homme et bien
vite pour le premier enfant né de cette nuit où leur existence
bascula.
Honguédo en bon
génie n'avait pas fait les choses à moitié. Le veau s'avéra être
un mâle si bien que petit à petit, il y eut quelques vaches sur
l'Anse-de-Bonfils. Avec les galettes et la navette, la famille qui ne
cessa de s'agrandir avait de quoi se retourner mais ne manquait
jamais l'occasion de porter une offrande au pied de la Roche Percée.
Jamais on se saura qui en fut le véritable bénéficiaire mais ceci
n'a strictement aucune importance.
À contre-vent.
Ce récit a été
recueilli en son temps par Eugène Achard, né en 1884 dans le Puy de
Dôme et parti vivre son existence et sa passion des histoires à
Montréal. Il y enseigna, écrivit beaucoup pour la jeunesse et
récolta les contes de la belle province. Je me suis permis de
reprendre l'un des récits qu'il a collectés
afin d'honorer la mémoire de ce grand
littérateur décédé en 1976.