Conte
à rebours
Vous
autres les enfants, vous pensez naïvement que les contes sont
toujours porteurs de la même morale. Il se peut pourtant que la vie
propose des surprises et ne se contente pas de la belle bergère et
du prince charmant. Pitchoune, tu expliqueras à Victor que
l’existence ce n’est pas souvent comme les histoires du monde
merveilleux de Disney.
Il
était une fois une très vieille femme, ni reine, ni belle, ni
riche, ni douée de pouvoirs magiques. Elle allait par les chemins
confectionner des brassées de luzerne pour les lapins, des fagots
pour le feu, des bouquets de fleurs sauvages pour les donner à qui
les lui demandait. Elle était courbée par l'effort, tremblante et
fragile. Elle n'avait ni amis ni famille et la vie, pour elle,
s'achevait dans la peine et la misère.
Il
était aussi un vieil homme, ni prince, ni fort, ni particulièrement
adroit, ni même capable de prodiges. Il vivait de rapines,
détroussait un peu les gens de bien, blasphémait plus souvent qu'à
son tour et avait la fâcheuse manie de mentir plus encore qu'un
arracheur de dents. Il buvait au-delà du raisonnable, sentait
mauvais des pieds et de la bouche. Sa vie s’achevait ainsi dans la
débauche, la malhonnêteté et la crasse.
Voilà
deux personnages qui sont habituellement les comparses des contes
ordinaires. La vieille avait tout d’une sorcière ; elle avait
été belle, mais c’était il y a si longtemps. Les malheurs qui
s’étaient abattus sur elle l’avaient rendue ainsi. Le vieux
était pire qu’un démon : personnage rebutant, il était de
ceux qu’on qualifie de gibier de potence, un gredin qu’il est
préférable d’éviter.
C'est
avec eux pourtant qu'il me faut poursuivre le récit. Le métier de
conteur n'est pas simple dans pareil cas ; vous qui m’écoutez,
vous ne pourrez vous identifier à ces deux curieux héros. Mais la
vie est ainsi faite que la beauté et la jeunesse passent et que la
richesse n’est pas promise à tout le monde. Ne pas l’accepter,
c’est se préparer à bien des déboires !
Madeleine,
la vieille, était d’une immense gentillesse. Vous pouviez toquer à
sa porte, elle vous gratifiait toujours d’un sourire et d’un
petit gâteau. Quant au vieux Gaston, ses turpitudes l’avaient
conduit sur le mauvais chemin. Les uns appellent cela destinée,
d'autres la loterie de la vie. N’oubliez pourtant pas que c’est
votre libre arbitre qui vous fera choisir votre avenir, même si le
sort ne vous est pas favorable ; il vous appartiendra toujours
de choisir le droit chemin.
C'est
le vieux Gaston qui, un jour, trouva sous le sabot d'un cheval, un
fer en or, incrusté de diamants. Quand la fortune vous sourit
soudainement alors que, depuis si longtemps, elle vous avait tourné
le dos, il arrive parfois qu'elle trouble la tête et déstabilise le
plus solide des coquins. Le vieux ne sut que faire de ce présent de
la bonne fortune. Il en était gêné et même, il faut l'avouer,
quelque peu surpris par ce qu'il lui arrivait au crépuscule de sa
vie, d’autant qu’il ne méritait nullement pareil cadeau de la
chance.
Lui
qui avait passé une bonne partie de son existence à couper les
jarrets et vider des bourses jamais très opulentes, se retrouvait
soudainement avec un trésor pour lequel il n'avait commis aucun
forfait, pas la plus petite mauvaise action. Il y avait de quoi y
perdre la face et mourir -ce qui ne saurait tarder pour lui-en odeur
d'honorabilité et cela, il s'y refusait catégoriquement. Il tenait
à garder sa mauvaise réputation !
Il
n'était plus temps pour lui de jouir de cette offrande magique. Les
carottes étaient cuites : la mort lui tendait les bras, il le
savait. Il se souvint alors, qu'autrefois, il avait été marié avec
une brave femme. Il l’avait rendue si malheureuse, qu'elle avait
fini par le mettre à la porte. Les coups, les rebuffades, les
humiliations avaient eu raison de la patience de Madeleine. Gaston,
alors dans la force de l'âge, sans aucun scrupule, avait abandonné
sa femme sans lui laisser de quoi vivre.
Gaston
prit alors la seule bonne décision de son existence. Sa brave
Madeleine, c’est à elle qu’il ferait ce cadeau, lui offrirait ce
trésor pour le prix de tout le mal qu’il lui avait fait. Appelons
ça le remords , le repentir ou bien le réveil de la conscience…
qu'importe, le vieux se mit en route pour retrouver sa femme et lui
demander pardon.
Madeleine
n'avait pas bougé ; elle était restée dans ce qui leur
servait de demeure : une humble masure, pauvre maisonnette
ouverte à tous les vents, qui tenait encore debout par miracle.
Madeleine avait supporté ces années de solitude sans jamais se
plaindre, sans tendre la main devant les beaux messieurs et les
belles dames. Elle n’avait jamais dit de mal du méchant Gaston qui
l’avait abandonnée.
Quand
elle le vit arriver au loin, vieilli tout comme elle, misérable plus
encore par son apparence que par son âme, Madeleine eut pitié. Elle
ignorait sans doute que son état à elle, était plus misérable
encore, que sa santé pâtissait encore des coups, assénés
autrefois par le méchant qui avait vécu à ses côtés. Madeleine
devait avoir encore un peu d'affection pour celui qu'elle avait
choisi en dépit des avertissements de tous les siens.
Gaston
approcha et, sans un mot, tendit le fer à cheval incrusté de
diamants à la vieille femme. Il s'en alla aussitôt sans se
retourner, en fuyant au plus vite ce lieu chargé de tant de
souvenirs. Madeleine ne s'y trompait pas ; elle voyait ses
épaules se soulever, ses mains se porter à son visage. Le Gaston,
cet homme dur, pleurait. C'était là, la première véritable marque
d'affection qu'il lui eût jamais montrée. Il était bien tard !
L'homme
marcha longtemps ainsi, le corps agité d’une convulsion étrange
que provoque le chagrin. Madeleine le suivait des yeux ; elle
n'en revenait pas qu'il puisse ainsi marquer sa compassion, exprimer
son repentir sur la fin de sa vie. Elle ne croyait pas si bien dire :
tout au bout du chemin, le Gaston s'effondra, foudroyé par la mort
qui avait attendu son heure.
Le
bandit, le pitoyable chenapan, était passé de vie à trépas après
sa seule bonne action. Il n'eut pourtant pas d'enterrement à
l'église : le curé avait refusé la sépulture chrétienne à
ce mécréant notoire, ce triste sire, ce maudit gredin ! Madeleine
ne s'en offusqua guère, elle savait que son homme n'avait eu que la
monnaie de toutes les pièces volées au cours de son existence
lamentable.
Le
fer à cheval incrusté de diamants lui brûlait les doigts. C'était
le cadeau du Diable, la tentation du Malin. Il était trop tard pour
elle aussi ! Profiter d'une richesse tardive, d'un mieux-être qui la
tuerait à coup sûr, à quoi bon ? Elle se mit en chemin pour aller
trouver dans la grande ville voisine un jeune couple qui
ressemblerait au sien à l'époque.
Elle
observa longuement les comportements des uns et des autres, de ceux
qui vivaient à la lisière de la grande ville. Elle remarqua un
homme qui ressemblait à son Gaston quand il était jeune. Il buvait
tout comme lui, avait la main leste et le verbe haut. Sa femme était
encore belle : elle n'avait pas subi les outrages de cette vie
de chien qui allait bientôt faner sa beauté.
Madeleine
s'approcha et sans rien dire, elle aussi, fit offrande de ce trésor
mystérieux. Elle partit courbée mais heureuse. Si ses épaules se
secouaient elles aussi, c'était de rire. Elle venait de sortir ce
couple des griffes d’un destin tragique. Elle lui permettait une
vie plus belle que celle qu’elle avait connue avec son Gaston.
Laissons-la à ses illusions : l'argent ne fait ni le bonheur ni
les honnêtes gens.
Quand
elle arriva dans sa masure, elle se coucha. Elle était lasse,
fatiguée comme jamais. Elle sentit le poids des années sur ses
épaules et dans son cœur. Elle pensa que son heure était venue.
Elle ferma les yeux ; elle s'abandonnait à cette fin qui était
toute proche, elle en était certaine … Quand elle se réveilla,
elle sentit une présence à ses côtés. Elle s'étonna, tâta ce
corps robuste et ferme qui reposait là. Elle ouvrit les yeux. Son
Gaston d’antan ! C’était bien le gars qui lui avait tant plu
autrefois. Il était juste à côté d'elle, jeune et beau et gentil.
Il lui soufflait des mots d'amour dans l'oreille, lui promettant de
l'aimer toute sa vie. Madeleine vit alors son reflet dans le petit
miroir de la chambre.
Elle
aussi avait retrouvé son apparence d'alors. Elle était plus belle
même ; c'est du moins ce qu'il lui sembla dans ce vieux miroir
dépoli. Sur la table de la cuisine, trois fers à chevaux, incrustés
de diamants, étaient posés et, s'enfuyant par la cheminée, un
drôle de personnage : un Bonimenteur qui lui fit un clin d'œil
avant de disparaître. Il sera une fois, un couple de braves gens qui
allaient vivre heureux une autre vie. Ils l'avaient bien méritée ;
la première avait été épouvantable.
Réincarnement
leur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire