lundi 18 décembre 2017

Les lapins furieux !


« Ça porte malheur … »



Pitchoune, il est des mots qui ne peuvent se prononcer sur un bateau. Parmi ceux-ci « Lapin » est le plus redouté. C’est un bien étrange histoire qui est à l’origine de ce comportement ; les grandes personnes ont parfois des réactions curieuses. Écoute cette histoire avant de la glisser à l’oreille de notre ami Victor.

Il était une fois, un trappeur des bords de Loire qui naviguait sur une petite barque de sa fabrication. L'homme était piégeur, il attrapait ses proies : castors et loutres essentiellement pour vendre leurs peaux. C’était en une époque où ces braves bêtes n’étaient pas protégées. Notre homme vivait de ce métier, c’est ainsi ; il ne faut pas juger ce qui est passé !

Il observait les mœurs de ceux qui allaient tomber dans son escarcelle, sa nasse ou son collet. De longues heures passées à comprendre le mouvement et les mœurs des bêtes dont la mort lui permettait de faire vivre sa famille. Nulle recherche de plaisir dans sa quête, simplement l’exercice d’un métier comme les autres.

Que ce soit sur terre et ou sur l'eau, il avait l'œil, savait tout des bons endroits des passages des animaux, des secrets de leurs habitudes. Il ne tendait jamais son piège au hasard et il ne fallait pas longtemps pour que la prise fût faite. Il ne laissait jamais bien longtemps la pauvre bête se débattre en de grandes souffrances. Il tuait non par plaisir mais par nécessité. Nous n’échappons pas à cette obligation lorsque nous mangeons de la viande ; d’autres se chargent de la besogne à notre place, tout simplement.

Quand sa proie était trop petite, quand c'était une femelle pleine (portant des enfants), quand il avait plus d'animaux qu'il lui fallait, il prélevait juste ce qui lui était nécessaire et relâchait ceux qu'il fallait laisser vivre. Pour prédateur qu'il était, il n'en était pas moins un amoureux de la nature. Il agissait avec modération et respect, regrettant de devoir tuer pour gagner sa vie.

En échange, il rendait à ses amis des berges et des îles bien des services. Quand l'hiver était rude, il leur apportait des graisses et des graines, il fabriquait des abris, veillait à ce qu'il n'y eût pas de gros prédateurs à l'intérieur de son secteur. Il repoussait le loup tout comme le renard, les priant d’aller chasser ailleurs.

Ainsi se déroulaient ses années en ce pays de Loire. L'homme allait sur sa barque répondre aux commandes qui lui étaient faites. Il était surtout contemplateur de ce Val qu'il aimait tant et qui lui offrait chaque jour spectacle merveilleux. Mais un jour, la quiétude (le calme) des lieux, fut, une fois encore, menacée par la montée des eaux.

La Loire grondait, elle coulait furieuse. Ses eaux charriaient tout ce qu'elles avaient arraché sur leur passage et le niveau montait, montait sans cesse, menaçant les humains comme les animaux des îles. Quand tous les gens d'alentour pensaient à se sauver, à porter leurs sabots sur un coin de terre plus haut que les bords du fleuve, lui avait une tout autre préoccupation.

Il n'avait de cesse de s'occuper de ses amis les hôtes des bords du fleuve. Il les appelait pour qu'ils montent dans sa barque et il les portait plus loin sur une hauteur voisine. Sa barque eût été chaland qu'il en en aurait fait une arche pour protéger, le temps de cette grande colère du fleuve, tous les animaux du coin.

Il ne s'appelait pas Noé, on ne refait pas l'histoire ; une crue, pour terrible qu'elle soit, n'est pas non plus le déluge. Cependant, il fallait agir ou laisser périr les petits mammifères. Il ne mesurait ni sa peine ni les risques qu'il courrait. Pour obtenir le pardon pour un métier dont il n’était pas fier, quand il y avait grand menace pour eux, il devenait le bon Samaritain pour tous les animaux des rives.
Son manège pourtant n’était pas du goût des mariniers du secteur, ceux qui, pour le bien de leur prochain, appartenaient à la société de secours ; il y en avait une dans chaque ville des bords de Loire en cette époque. Ces braves gens, ne voyaient pas pourquoi notre homme se préoccupait des bêtes et non point des humains bien que le trappeur leur affirmât que jamais il ne tournerait le dos à un individu en détresse mais qu'il n'en voyait pas là où il naviguait. Hélas, la marginalité comme la différence, a toujours été, quelles que soient les époques, une cause de dénigrement et d’incompréhension !

Il ne se souciait guère de cette jalousie stupide qui n'avait aucun fondement et serrait les dents quand, lors ces sauvetages animaliers, il croisait le bateau qui allait secourir les occupants d’habitations isolées. Cette fois pourtant l'affaire tourna mal. Les membres de la société de secours l’insultèrent sans raison : des propos affreux, parfaitement déplacés dans un tel désastre naturel. Il se peut que les hommes d’équipage, dans l'alarme du moment, aient transformé leur crainte en agressivité. C’est souvent le cas.

Toujours est-il que le grand bateau fonçait tout droit sur le plus petit avec l'envie évidente de l'éperonner pour le faire couler. Notre brave ami des animaux n'avait qu'une bourde pour avancer, quand en face, les méchants de l'heure allaient à la voile, poussés par un vent violent. Il voyait sa dernière heure arriver quand, dans le même temps, il se passa quelque chose qui releva du miracle.

Sa barque était chargé de tous les lapins des varennes, qu'il avait tirés d'un fort mauvais pas. Les rongeurs se dressèrent sur la proue ; ils présentèrent leurs grandes oreilles au vent afin de servir eux aussi de voile, pour aider leur sauveur. Vous ne le croirez sans doute pas, mais la barque prit de la vitesse et évita le bateau fou.

Quand le gros bateau passa juste à côté du petit, les lapins sautèrent alors sur le pont voisin et se mirent immédiatement en action. Ils rongèrent de leurs dents dures et vengeresses tous les gréements qui passaient à portée d'incisives. Bientôt le mat s'effondra dans un fracas qui permit à ces valeureux mariniers de retrouver leurs esprits.

Piteux et confus, ils venaient de comprendre que la Loire en crue leur avait chamboulé la raison. Ils s'excusèrent immédiatement auprès du brave trappeur, lui demandant de ne jamais répéter ce qu'il venait de se passer. Ce dernier était, comme vous avez pu le constater, le meilleur des hommes, il tint sa langue comme il l'avait promis.

Mais nos mariniers devaient expliquer ce qu'il avait bien pu se passer sur leur bateau pour qu'un tel désordre régnât sur leur pont. C'est là qu'ils inventèrent la fable des lapins qu'ils avaient voulu sauver et qui, pour les remercier, leur avaient rongé les bouts. Depuis, les rongeurs sont porteurs d'une malédiction marinière : il est interdit de nommer ce brave animal sur un bateau digne de ce nom.

Vous savez désormais l'origine de cette fable ; elle est parfaitement injuste pour les petits rongeurs mais il fallait sauver la réputation de braves mariniers égarés par un bref instant d’angoisse. Ne voulant pas se faire tirer les oreilles, ils trouvèrent des coupables fort commodes. Il faut reconnaître qu'ils n'avaient pas vraiment menti ; dire ce qu'il s'était vraiment passé eût provoqué bien des interrogations.

Maintenant que, vous aussi, vous savez le fin mot de l'histoire, vous admettrez qu'il est parfois bon de poser un lapin à la vérité. Un petit mensonge est parfois plus commode qu'une réalité qui échappe à la logique communément acquise. Les lapins acceptèrent ce compromis avec la morale et s'en retournèrent à leurs terriers. Laissons donc les marins à leur étrange superstition ; elle ne fait de mal à personne après tout !

Lapinement vôtre.


Illustrations : http://raimbow.centerblog.net/
 


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