« Ça
porte malheur … »
Pitchoune,
il est des mots qui ne peuvent se prononcer sur un bateau. Parmi
ceux-ci « Lapin » est le plus redouté. C’est un bien
étrange histoire qui est à l’origine de ce comportement ;
les grandes personnes ont parfois des réactions curieuses. Écoute
cette histoire avant de la glisser à l’oreille de notre ami
Victor.
Il
était une fois, un trappeur des bords de Loire qui naviguait sur une
petite barque de sa fabrication. L'homme était piégeur, il
attrapait ses proies : castors et loutres essentiellement pour vendre
leurs peaux. C’était en une époque où ces braves bêtes
n’étaient pas protégées. Notre homme vivait de ce métier, c’est
ainsi ; il ne faut pas juger ce qui est passé !
Il
observait les mœurs de ceux qui allaient tomber dans son escarcelle,
sa nasse ou son collet. De longues heures passées à comprendre le
mouvement et les mœurs des bêtes dont la mort lui permettait de
faire vivre sa famille. Nulle recherche de plaisir dans sa quête,
simplement l’exercice d’un métier comme les autres.
Que
ce soit sur terre et ou sur l'eau, il avait l'œil, savait tout des
bons endroits des passages des animaux, des secrets de leurs
habitudes. Il ne tendait jamais son piège au hasard et il ne fallait
pas longtemps pour que la prise fût faite. Il ne laissait jamais
bien longtemps la pauvre bête se débattre en de grandes
souffrances. Il tuait non par plaisir mais par nécessité. Nous
n’échappons pas à cette obligation lorsque nous mangeons de la
viande ; d’autres se chargent de la besogne à notre place,
tout simplement.
Quand
sa proie était trop petite, quand c'était une femelle pleine
(portant des enfants), quand il avait plus d'animaux qu'il lui
fallait, il prélevait juste ce qui lui était nécessaire et
relâchait ceux qu'il fallait laisser vivre. Pour prédateur qu'il
était, il n'en était pas moins un amoureux de la nature. Il
agissait avec modération et respect, regrettant de devoir tuer pour
gagner sa vie.
En
échange, il rendait à ses amis des berges et des îles bien des
services. Quand l'hiver était rude, il leur apportait des graisses
et des graines, il fabriquait des abris, veillait à ce qu'il n'y eût
pas de gros prédateurs à l'intérieur de son secteur. Il repoussait
le loup tout comme le renard, les priant d’aller chasser ailleurs.
Ainsi
se déroulaient ses années en ce pays de Loire. L'homme allait sur
sa barque répondre aux commandes qui lui étaient faites. Il était
surtout contemplateur de ce Val qu'il aimait tant et qui lui offrait
chaque jour spectacle merveilleux. Mais un jour, la quiétude (le
calme) des lieux, fut, une fois encore, menacée par la montée des
eaux.
La
Loire grondait, elle coulait furieuse. Ses eaux charriaient tout ce
qu'elles avaient arraché sur leur passage et le niveau montait,
montait sans cesse, menaçant les humains comme les animaux des îles.
Quand tous les gens d'alentour pensaient à se sauver, à porter
leurs sabots sur un coin de terre plus haut que les bords du fleuve,
lui avait une tout autre préoccupation.
Il
n'avait de cesse de s'occuper de ses amis les hôtes des bords du
fleuve. Il les appelait pour qu'ils montent dans sa barque et il les
portait plus loin sur une hauteur voisine. Sa barque eût été
chaland qu'il en en aurait fait une arche pour protéger, le temps de
cette grande colère du fleuve, tous les animaux du coin.
Il
ne s'appelait pas Noé, on ne refait pas l'histoire ; une crue,
pour terrible qu'elle soit, n'est pas non plus le déluge. Cependant,
il fallait agir ou laisser périr les petits mammifères. Il ne
mesurait ni sa peine ni les risques qu'il courrait. Pour obtenir le
pardon pour un métier dont il n’était pas fier, quand il y avait
grand menace pour eux, il devenait le bon Samaritain pour tous les
animaux des rives.
Son
manège pourtant n’était pas du goût des mariniers du secteur,
ceux qui, pour le bien de leur prochain, appartenaient à la société
de secours ; il y en avait une dans chaque ville des bords de Loire
en cette époque. Ces braves gens, ne voyaient pas pourquoi notre
homme se préoccupait des bêtes et non point des humains bien que le
trappeur leur affirmât que jamais il ne tournerait le dos à un
individu en détresse mais qu'il n'en voyait pas là où il
naviguait. Hélas, la marginalité comme la différence, a toujours
été, quelles que soient les époques, une cause de dénigrement et
d’incompréhension !
Il
ne se souciait guère de cette jalousie stupide qui n'avait aucun
fondement et serrait les dents quand, lors ces sauvetages animaliers,
il croisait le bateau qui allait secourir les occupants d’habitations
isolées. Cette fois pourtant l'affaire tourna mal. Les membres de
la société de secours l’insultèrent sans raison : des
propos affreux, parfaitement déplacés dans un tel désastre
naturel. Il se peut que les hommes d’équipage, dans l'alarme du
moment, aient transformé leur crainte en agressivité. C’est
souvent le cas.
Toujours
est-il que le grand bateau fonçait tout droit sur le plus petit avec
l'envie évidente de l'éperonner pour le faire couler. Notre brave
ami des animaux n'avait qu'une bourde pour avancer, quand en face,
les méchants de l'heure allaient à la voile, poussés par un vent
violent. Il voyait sa dernière heure arriver quand, dans le même
temps, il se passa quelque chose qui releva du miracle.
Sa
barque était chargé de tous les lapins des varennes, qu'il avait
tirés d'un fort mauvais pas. Les rongeurs se dressèrent sur la
proue ; ils présentèrent leurs grandes oreilles au vent afin
de servir eux aussi de voile, pour aider leur sauveur. Vous ne le
croirez sans doute pas, mais la barque prit de la vitesse et évita
le bateau fou.
Quand
le gros bateau passa juste à côté du petit, les lapins sautèrent
alors sur le pont voisin et se mirent immédiatement en action. Ils
rongèrent de leurs dents dures et vengeresses tous les gréements
qui passaient à portée d'incisives. Bientôt le mat s'effondra dans
un fracas qui permit à ces valeureux mariniers de retrouver leurs
esprits.
Piteux
et confus, ils venaient de comprendre que la Loire en crue leur avait
chamboulé la raison. Ils s'excusèrent immédiatement auprès du
brave trappeur, lui demandant de ne jamais répéter ce qu'il venait
de se passer. Ce dernier était, comme vous avez pu le constater, le
meilleur des hommes, il tint sa langue comme il l'avait promis.
Mais
nos mariniers devaient expliquer ce qu'il avait bien pu se passer sur
leur bateau pour qu'un tel désordre régnât sur leur pont. C'est là
qu'ils inventèrent la fable des lapins qu'ils avaient voulu sauver
et qui, pour les remercier, leur avaient rongé les bouts. Depuis,
les rongeurs sont porteurs d'une malédiction marinière : il
est interdit de nommer ce brave animal sur un bateau digne de ce nom.
Vous
savez désormais l'origine de cette fable ; elle est
parfaitement injuste pour les petits rongeurs mais il fallait sauver
la réputation de braves mariniers égarés par un bref instant
d’angoisse. Ne voulant pas se faire tirer les oreilles, ils
trouvèrent des coupables fort commodes. Il faut reconnaître qu'ils
n'avaient pas vraiment menti ; dire ce qu'il s'était vraiment
passé eût provoqué bien des interrogations.
Maintenant
que, vous aussi, vous savez le fin mot de l'histoire, vous admettrez
qu'il est parfois bon de poser un lapin à la vérité. Un petit
mensonge est parfois plus commode qu'une réalité qui échappe à la
logique communément acquise. Les lapins acceptèrent ce compromis
avec la morale et s'en retournèrent à leurs terriers. Laissons donc
les marins à leur étrange superstition ; elle ne fait de mal à
personne après tout !
Lapinement
vôtre.
Illustrations : http://raimbow.centerblog.net/
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