La
géométrie piscicole
Victor
n’a jamais été très fort en géométrie. Fort heureusement,
Pitchoune, il ne sera pas nécessaire de lui faire un dessin pour lui
faire comprendre cette histoire qu’il convient de lire d’un
trait. Par contre, il sera sans doute nécessaire de lui présenter
nos poissons d’eau douce. Depuis quelque temps, les enfants d’ici,
ignorent tout de ceux qui vivent dans l’eau.
Il
était un temps où, sur les bords de l'eau, quand sautait un poisson
ou bien qu'il frayait en belle compagnie, la surface liquide ne
laissait rien voir de ces activités qui se voulaient secrètes.
L'onde restait uniforme, seules les vagues et les rides du vent
marquaient de quelques signes les flots de nos rivières et de nos
étangs.
Pourtant,
les poissons, désireux de ne pas passer inaperçus, voulurent
changer le cours des choses. Ils se plaignaient que ceux qui vont sur
Terre puissent les ignorer de la sorte. Ils tinrent un jour grand
conciliabule, une grande réunion regroupant la fine fleur piscicole,
en un lieu tenu secret de notre Loire.
Le
brochet, qui en cette époque lointaine, était le roi des
profondeurs, prit la parole en premier. Il voulait qu'on puisse
reconnaître, sans risque de confusion, sa marque au-dessus de l'eau.
Il réclama que tous les hôtes de l'onde tracent un triangle pour
indiquer leur présence hors de l’eau. Beaucoup alors de protester
avec colère. Le triangle est une forme compliquée qui exige des
connaissances en trigonométrie. Vu sous cet angle, notre réunion au
sommet risquait de connaître une crise aiguë. Le brochet ne se
montra pas obtus, il sut écouter sa base.
La
carpe réclama le silence. Elle prit de la hauteur, prétendant qu'un
carré ferait tout aussi bien l'affaire, qu'il serait plus simple et
bien moins compliqué. Des angles droits et quatre côtés égaux, la
mesure lui semblait raisonnable. Hélas, chez les poissons comme pour
les hommes, il est bien compliqué d'obtenir l'adhésion générale.
Une tanche fit remarquer que les angles risquaient de blesser ceux
qui s'y cogneraient. Le carré fut à son tour rejeté de la surface
de l'eau !
Une
modeste perche voulu tendre la sienne à cette noble assemblée. Elle
se félicita d'abord qu'on éliminât les polygones à commencer par
le mystérieux pentagone. Elle recommanda qu'on abandonne l’idée
saugrenue d’ajouter d'autres côtés. Sur le fond, on lui donna
raison. Puis elle se réclama d'une figure simple par excellence qui
honorait son nom : la ligne. Ses amis protestèrent avec colère : «
Où as-tu pêché une telle idée ? ». La suggestion se brisa
nette sur cette réplique.
Sa
consœur Arc-en -ciel eut ensuite droit à la parole. Elle réclama,
vous devez vous en douter, un arc qui se propagerait sur l'eau en se
tournant vers le soleil. Les autres poissons firent feu de tout bois
contre cette idée saugrenue. « Comment savoir, où se trouve
le soleil, les jours de pluie ? » demanda un goujon, poisson
qui adore le beau temps ? « Qui déterminera le rayon de
courbure ? » s'enquit un vairon plus savant que les autres.
« Un arc sans flèche, voilà une idée qui n’a pas sens ! »,
conclut l’alose qui mit un point final à cette suggestion.
C'est
alors qu'un banc de mulets remontant le fleuve, poursuivi,comme il se
doit sur la Loire, par quelques phoques en grande gourmandise, passa
à portée de la réunion. « Que faites-vous là, collègues
d'eau douce , » s'enquit le chef de la bande de ces poissons
venus de l’océan « Nous tenons grand conciliabule pour
déterminer quelle devrait être la marque des poissons au-dessus de
l'eau » lui répondit une brème qui faisait la planche.
Pour
être mulet, le poisson migrateur n'était pourtant pas un âne. L’un
d’eux eut réflexion prompte et remarque judicieuse. « Vous
avez vous-mêmes le fin mot de l'histoire. Cherchez, dans ce que vous
êtes en train de faire, la réponse s'offre à vous ! ». Puis
le malin s'ensauva bien vite accompagné de tout son banc et de
l’arrière-banc aussi ; les phoques se faisaient de plus en plus
pressants : il ne fallait pas traîner sur cette ligne d'eau.
La
troupe resta coite quelques instants. Quel était le sens sibyllin de
cette énigme muletière ? Chacun se perdait en conjectures. Il
y eut grand remue-méninge au fond de l'eau. Beaucoup d'espèces
restèrent bouche-bée ne trouvant plus rien à dire. C'est
d'ailleurs de cette journée mémorable de l'histoire des poissons
qu'ils ont gardé cette déplorable habitude. Mais ceci n'est qu'une
conséquence annexe de notre histoire de Loire.
La
journée allait tourner en queue de poisson quand une ablette à qui
l'on ne demandait jamais rien, osa pourtant une petite remarque.
« Conciliabule, conciliabule, aurions-nous tous une tête de
conciliabule ? » Cette réplique fit florès bien plus tard, en
toute autre circonstance.
Mais
pour anodine et inutile que fût cette remarque, elle fit écho dans
la tête d'un barbeau qui faisait le malin. « Mon bon Dieu,
mais c'est bien sûr », se dit celui-ci en se frappant la
nageoire caudale... Nous avions la réponse sous les yeux et nous
étions incapables de la voir. Quelle bande de harengs nous sommes !
Les
autres de s'impatienter tout en trouvant fort déplacée cette
remarque désagréable sur un poisson qui ne mettait jamais une
nageoire dans la Loire. « Parle, puisque tu es si malin
! » lui enjoignit le brochet qui avait une envie folle de
l'avaler tout cru. Le barbeau voyant sa dernière heure arrivée, ne
demanda pas son reste et hurla à la noble assemblée « Bulles,
mes amis, ce sont des bulles que nous suggèrent les mulets. Ce sont
donc des ronds dans l'eau que nous devons faire pour nous sortir de
ce cercle visqueux! »
Depuis
ce jour, sur la Loire d'abord puis, la mode ayant séduit les
poissons de toutes les autres rivières, nos amis dans l'eau
signalent leur présence par de magnifiques cercles qui se propagent
comme une onde sur l'onde pure à la vitesse théorique de 13,41 cm
la seconde.
Je
vois bien que cette histoire ne semble pas vous convaincre.
Méfiez-vous cependant de ne pas rester comme deux ronds de flan.
Vous pourriez à votre tour, faire comme notre ami le pape et ses
compagnons piscicoles, des bulles à longueur de journée.
Pitchoune,
lui qui aime coincer la bulle, a dû se mettre à la géométrie
pour comprendre cette histoire. Quant à Victor, notre ami, le petit
garçon qui n’avait jamais eu le compas dans l’œil, il dut se
rendre à évidence : il ne serait jamais poisson en dépit de
son signe astral.
Rondement
leur.
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