Quand le prétendant fait trop jeûne.
Le Cabinet Vert |
Il
était une fois en bord de Loire un jeune marinier fort bien fait de
sa personne. Le jeune homme était paré d’une constitution solide,
un appétit d’ogre et de quelques talents pour faire un excellent
voiturier. Il était de plus doté d’une intelligence intuitive, de
celle qu’on se construit soi-même quand on n’a pas eu la chance
de fréquenter l’école. Fort heureusement pour lui, le gars
Hilaire avait un parrain qui s’était chargé de le débourrer un
peu, comme on dit des jeunes chevaux pleins de fougue.
Le
parrain en question, le sieur Louis Colas Desfrancs, un marchand de
la place d’Orléans, spécialiste du négoce des huiles, des
savons, du sucre et des eaux de vie avait pris sous son aile ce
gamin, trop tôt orphelin. Il lui avait appris à lire, qualité
requise pour mener son futur métier et avait toujours choisi avec
soin les mariniers à qui il avait confié l’apprentissage du
gamin.
Hilaire,
fort de ce protecteur, pouvait espérer un mariage au-dessus de sa
condition afin d'accélérer son ascension sociale et son
installation à son compte. Son protecteur lui servirait de garant et
serait sans doute son meilleur donneur d’ordres. De plus, Hilaire
était devenu un marin d’une grande qualité et avec lui, la
marchandise arriverait toujours dans les meilleurs délais.
Mais
pour l’heure, pour la mise de fonds initiale, Louis Colas, en bon
bourgeois orléanais, soucieux de ses biens, préférait que l’argent
vînt d’une belle dot plutôt que d’un prêt de sa part. Le
risque était moins grand. Les affaires ne doivent jamais être
perturbées par des considérations personnelles. L’homme était
avisé, c’est ce qui avait fait son succès.
Justement
dans la ville, il y avait une jeune femme fort bien dotée si ce
n’est un vilain poireau qui décourageait les prétendants. Hilaire
quant à lui, n’était pas garçon à juger sur les apparences, il
avait appris sur la rivière que les plus fieffés gredins avaient
souvent la mine la plus agréable et que des lascars à la mine
patibulaire avaient souvent le cœur sur la main. Il fit entièrement
confiance au choix de son protecteur.
Pétronille
quant à elle était plutôt flattée qu’un garçon aussi bien fait
de sa personne puisse s'intéresser à elle. Les deux partis étaient
presque d’accord, seul le père de la demoiselle devait être
convaincu que cette mésalliance pouvait devenir une belle affaire.
L’influence et la détermination de Louis Colas était de nature à
le faire céder pour peu qu’il y gagnât quelques lettres de
transport fort juteuses.
Le
père de la future fiancée finit par donner son accord à la
condition qu’il juge une dernière fois des qualités du jeune
homme en l’invitant à sa table. Se bien tenir en pareille
circonstance était à cette époque une nécessité comme un
impératif commercial. Louis Colas s’inquiéta quelque peu car il
savait la voracité du gentil Hilaire, il lui fit promettre de ne
jamais reprendre deux fois du même plat et de cesser d’en manger
quand il lui ferait un signe du pied sous la table. Le prétendant
accepta, il savait tout ce qu’il devait à son protecteur.
Le
père de Pétronille, grand amateur de gastronomie ligérienne
souhaita faire de ce repas une célébration des délices de la
Loire. Ce jour-là, on avait mis les petits plats dans les grands et
tout était prêt pour faire bombance afin de sceller l’union de
ces deux jeunes gens. La troupe passa à table, Hilaire fut placé à
côté de Pétronille, les deux jeunes gens n’osaient guère se
parler. Louis Colas se posta en face de son filleul. Philibert, le
père occupant le bout de la tablée tandis que son épouse était en
cuisine.
Philibert
avait décidé du menu. Il allait juger le cas Hilaire sur pièce. Il
l’avait juste en ligne de mire et comptait bien ne pas perdre une
miette de son comportement. C’est ainsi qu’on commença, chose
exceptionnelle, par servir du vin pétillant de Champagne. L’occasion
valait bien cette petite entorse à la Loire. Hilaire but
tranquillement sa coupe, suivant des yeux et du geste la façon de
faire de son parrain. Il faisait grand chaud, on servit comme il se
doit une bonne trempée au vin. Je sais qu’en dehors de nos rives,
les gens ignorent cette pratique et je vous en livre le secret :
La
trempée au vin ou Miot
Émiettez
du pain rassis dans une jatte de faïence
Sucrez
à volonté
Mouillez
le pain d’eau très fraîche
Au
moment de servir, ajoutez un bon vin rouge frais tout juste remonté
de la cave à ras la jatte.
Hilaire
n’avait pas pris plus de cinq cuillères qu’il sentit un
frottement sur son mollet. Il n’en prit pas plus, prétextant en
avoir eu assez. Philibert s’en étonna. Sans doute que le garçon
n’était pas un gros buveur, voilà qui pouvait être à son actif.
Puis ce fut le service de la friture de Loire, ce plat si
simple et pourtant si prisé dans notre pays. Un petit vin de pays
fut présenté avec ces merveilleux petits poissons dorés. Un parfum
incomparable emplit la maisonnée. Chacun se pourléchait les babines
à l’idée de piocher dans le plat et de manger à même les doigts
ce trésor de Loire. Philibert se fit un plaisir de décrire la
recette authentique de notre chère friture :
La
véritable friture de Loire
Le
poisson a été promptement vidé d’un savant coup de couteau.
Il
ne faut pas le laver, il ne doit pas se gorger d’eau
Il
faut le poser deux ou trois heures au soleil protégé par un linge
fin
Quand
il est tiède, le jeter tel quel dans l’huile bouillante sans
farine
Hilaire
avait attendu que chacun se serve pour prendre son premier goujon.
Qu’il aimait ce plat simple et pourtant si délicat à bien
réussir. La mère de sa future femme avait le coup de main, il
s’imaginait alors vivre de formidables repas en famille, lui qui
depuis si longtemps en avait été privé quand, après seulement une
dizaine de petits poissons, un coup se fit sentir sous la table. Il
cessa de se servir, Philibert goûtait modérément ce manque
d’appétit.
Le
plat fut desservi sans qu’il restât un seul poisson. Les autres
convives s’étaient régalés. La mise en bouche préparait à la
grande tradition locale, le plat qui ne se conçoit que fait dans les
règles. Je vous laisse juge de sa recette, à elle seule, elle
respire tout le bonheur de ce pays et sa subtilité :
La
matelote
Elle
se fait dans un grand chaudron de cuivre qui sera posé sur un feu de
bois à l’extérieur
Mélangez
à parts égales poissons gras et poissons maigres : anguilles,
tanches, brochets et barbillons
Les
poissons sont vidés, écaillés et coupés en tronçons.
Conservez
les têtes pour faire un coulis
Placez
les poissons dans le chaudron et couvrez-les d’un vin rouge de chez
nous
Salez,
poivrez et ajoutez au moins une gousse d’ail en la coupant en
rondelles
Placez
le chaudron sur un feu de sarments et de copeaux
Laissez
cuire 20 minutes
Délayez
à la fourchette un quart de beurre manié de farine avec du vin cuit
Amalgamez
le tout en remuant doucement
À
cet instant forcez le feu de bois pour que le vin flambe et servez
dans la foulée
Armandine,
la mère de Pétronille avait apporté elle-même la marmite fumante,
tout juste flambée. Elle était fière de sa matelote, elle savait
qu’elle faisait l’une des meilleures de la place et n’était
pas peu fière de présenter cette merveille à son futur gendre.
Tous les convives furent servis copieusement, la sauce débordait des
assiettes et un vin rouge chatoyant accompagnait ce plat sans pareil.
On se mit à manger avec gourmandise sauf notre pauvre Hilaire qui ne
savait comment s’y prendre pour se tenir bien. Il pinochait,
mangeait du bout des lèvres quand il sentit encore un coup dessous
la table. À son grand regret, il laissa ce plat merveilleux dans son
assiette. Le maître de maison lui lança des éclairs que sa gêne
ne lui fit pas remarquer.
On
desservit son assiette presque pleine, Armandine en était toute
retournée et Pétronille trouvait que son galant était une petite
nature. Allait-il se rattraper avec le plat suivant ? Elle
l’espérait, elle ne voulait pas rester sur sa faim et ce jeune
homme lui paraissait des plus appétissants. Le plat suivant marquant
alors la volonté de ses parents de célébrer la fête qu’aurait
dû être ce repas. Dame carpe farcie fut dressée sur la nappe.
Hilaire
était mal à l’aise. Il percevait la tension qui gagnait cette
table sans bien en saisir les causes. Pourquoi fallait-il qu’il
soit seul à ne pas terminer son assiette. Qu’elles étaient donc
les raisons de son parrain ? Pourquoi le forçait-il ainsi à ne pas
manger à sa faim alors que la cuisine de sa future belle-mère était
remarquable. C’est alors que Pétronille fit tomber sa serviette et
que le garçon se précipita pour la lui ramasser. Il vit alors qu’à
ses pieds était couché un gros chien qui ne bougeait pas à
l’exception de temps à autre de sa queue. C’était donc ça !
Hilaire
éclata d’un énorme éclat de rire. C’en était trop pour
Philibert qui de rage plia son couteau, ce qui comme chacun sait
signifiait la fin du repas. Devant ce drame qui se nouait ainsi Louis
Colas enjoignit à son filleul de s'excuser et de s’expliquer. Le
garçon bredouilla des excuses maladroites et évoqua le chien si
maladroitement que le maître de maison n’y comprit rien.
Alors
ce fut au tour de son parrain d’avoir un fou rire qui fut
communicatif. Manquant de s’étouffer, il expliqua à son hôte le
stratagème que tous deux avaient mis au point pour calmer les
ardeurs d’un garçon au gros appétit. Tous de rire de concert et
de prier Hilaire de manger à sa faim. La carpe fut dévorée. En
voici la recette :
La
carpe farcie
Pour
farcir votre carpe, préparez pour moitié de la mie de pain trempée
dans du lait
et
du lard de poitrine auquel vous ajoutez la laitance
Recousez
la carpe
Placez-là
dans un plat creux et mouillez-là largement de vin blanc de chez
nous
Cuisez-là
comme une volaille en la mouillant souvent de son jus de cuisson
Ajoutez
du beurre au jus en fin de cuisson
Servez
aussitôt
Puis
on reprit le repas à l’envers afin que Philibert démontre à son
futur beau-père son solide coup de fourchette. L’homme qui
jusqu’alors était inquiet et contrarié montra un visage plus
jovial. Le vin coula à flot et dans la joie la plus totale, on
présenta la dernière spécialité de notre beau pays.
Les
œufs au vin ou couilles d’âne
Faites
fondre 50 g beurre puis faites revenir et fondre à feu moyen
l'échalote "couille d'âne" coupée en lamelles fines,
infligez le même traitement aux 100 g de lard préalablement tranché
en dés.
Saupoudrez
avec 100 g de farine, et faites roussir en mouillant avec le vin
rouge bouilli
Ajoutez
persil, thym, laurier et remuez jusqu’à ébullition.
Salez,
poivrez et laissez mijoter pendant vingt à trente minutes à
découvert
Goûtez
la sauce au vin et rectifiez l'assaisonnement si nécessaire.
Faites
frire les tranches de pain de campagne.
Cassez
les œufs un à un et pochez-les 1 min dans la sauce au vin.
Servez
aussitôt en posant les œufs sur la sauce au vin et le pain grillé.
Ajoutez
quelques fines herbes coupées
Hilaire
ne se fit pas prier et prit deux œufs. Voilà qui réjouit le
beau-père, comprenant par ce geste après un repas plus que copieux
que sa chère Pétronille serait honorée comme il se doit par ce
sacré gaillard et que lui et sa femme allaient avoir des petits
enfants bien solides. Le repas s’acheva comme de coutume par une
volaille, une belle oie farcie bien grasse avant que de s’achever
par les fromages habituels et se conclure par des poires Williams au
vin. On avait bien bu, la fête avait été belle et le repas qui
célébra le mariage resta longtemps dans les souvenirs de ceux qui y
survécurent car il faut bien reconnaître que trois convives
moururent d'apoplexie le soir-même.
Ainsi
va la vie en bord de Loire et ce n’est pas pour rien que Jules
César en personne baptisa la ville celte de Céno qu’il
venait de raser en représailles d’un révolte, Cenabum, la ville
où l’on mange bien. Si vous passez par chez nous, allez donc voir
mon ami Patrice du Cabinet vert qui m’a cédé toutes ces recettes
authentiques. Quant à profiter de ce repas pour écouter d’autres
histoires, n’hésitez pas à m’inviter à votre table, je me
ferai un honneur de tout manger avant que de vous remplir les
oreilles.
Gastronomiquement
vôtre.
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