Je me souviens !
La
grande boucle entame sa longue sarabande. En dépit de toutes les
affaires et les suspicions qui ont entaché le cyclisme, le Tour de
France demeure à jamais le symbole des vacances, du bonheur de vivre
et d’une certaine idée d’un pays de cocagne. Ce sont surtout les
souvenirs qui remontent à la surface d’une mémoire plus que
sélective. Qu’il fait bon croire encore à cette illusion d’un
temps qui n’a pas de prise sur l’épopée !
Nous
étions en culottes courtes ; nous n’avions pas l’âge de
courir les routes sur des vélos encore trop grands pour nous. Nous
ne devions pas non plus passer des heures devant la télévision en
noir et blanc qui n’était pas dans toutes les maisons. Du tour,
nous avions quelques images et du son surtout qui transitait par les
postes de radio des parents. L’objet n’était pas multiplié à
l’infini comme aujourd’hui.
C’est
le journal qui portait la légende. Les journalistes sportifs
faisaient alors assaut de superlatifs dans une langue de qualité,
avec un souci de la syntaxe comme du vocabulaire. Les termes étaient
choisis, toujours en bon français. Le Tour initiait à la belle
langue ceux qui avaient le bonheur de lire Blondin ou quelques
grandes plumes.
Je
ne sais si je lisais déjà ces articles où si c’est mon père qui
me les lisait à haute voix. Il y eut sans doute la première étape
avant que d'aborder la seconde : manière de passer le relais et
d’entrer en littérature par la petite reine. Je sais que la chose
peut paraître curieuse, qu’elle ne fait pas très sérieux, mais
qu’importe l’origine du virus pourvu que celui-ci fût de ce
tonneau !
Nous
vivions passionnément cette aventure. Sur la place du Champ de
foire, alors en terre battue, nous creusions un circuit sur lequel
chacun de nous disposait d’un petit coureur de couleur vive. Notre
Tour de France se faisait à coups de billes et de sorties de route ;
une épopée plus mentale que réelle, une place offerte à
l’imaginaire et à la saga des vedettes d’alors. Il nous en
fallait peu pour nous construire un jeu qui nous tienne ainsi en
haleine des heures durant. Nous n’étions pas difficiles ;
nous avions aussi une formidable capacité d’imagination.
Quelques
années plus tard, les télévisions étaient passées en couleur
chez certains d’entre nous. Elles ne tournaient pas en permanence,
n’offrant le plus souvent qu’un résumé des péripéties du
jour. Le direct ne nous concernait que les jours de pluie. Le journal
du matin conservait sa verve et alimentait nos échappées de
l’après-midi. Sur nos vélos aux guidons recourbés, nous étions
des héros bigarrés, les rois de la pédale et du double plateau.
Nous
refaisions l’étape de la veille sur les petites routes de Sologne.
Nous n’étions pas aussi nombreux que le peloton que nous
cherchions à singer. L’essentiel était ailleurs, dans les sprints
débridés que nous faisions pour désigner le maillot vert, dans les
pauvres petites bosses de notre région, si plate, qui devenaient des
cols infranchissables. Nous étions des acharnés et avions la jambe
leste et le mollet galbé. Il faut dire que la bicyclette était
notre unique moyen de transport ; les parents nous laissaient
libres d’aller où bon nous semblait. Je peux vous assurer que nous
battions la campagne sur près de quatre-vingt kilomètres chaque
jour.
Puis
ce fut le temps des mobylettes. Le Tour passa au second plan, le vélo
au rencard. Nous restions en bande ; nous allions traîner le
guilledou mais personne n’oubliait de rentrer pour le résumé du
soir. C’était notre limite acceptable : nous avions disparu
de la circulation depuis le matin de bonne heure ; il était
temps de rentrer pour nous mettre à table.
Le
Tour faisait partie du décor estival. Il ponctuait notre imaginaire,
il était repère incontournable, aventure magnifique. Nous n’étions
pas déguisés avec des marques et des tenues comme nos idoles :
ce n’était pas encore le temps de la copie conforme à prix
rébarbatifs. Nous n’avions pas besoin de singer pour imiter.
Le
Tour est ainsi resté dans nos mémoires, d’autant plus que je
vivais dans une petite ville qui avait eu un temps une équipe
cycliste aux couleurs de l’usine à vélos locale. Jacques Anquetil
avait gagné la Grande boucle sous ses couleurs : ça façonne
une fierté, une tradition, une affiliation qui ne s’oublient pas.
C’était la marque Helyett : celle du vélo et du cyclomoteur
de mon père. J’ai gardé très longtemps la plaque avec le nom de
cette marque bien vite disparue qui fusionnerait avec Gitane ;
ainsi notre histoire resterait-elle liée au Tour de France quelques
années de plus.
Alors,
ce n’est jamais sans une grande dose de nostalgie que je vois
poindre la période de la course de mon enfance. Le charme pourrait
sembler rompu car la télévision a transformé l’épopée en
circuit touristique à bord d'hélicoptère, mais il fonctionne
toujours ; je cours après mon passé, après mon Tour
d’enfance.
Nostalgiquement
vôtre.
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