En
1456 et en 1576 La livraison est assurée en bateau
Une bouillie bien chaude
Une bouillie bien chaude
Il
se trouve encore des gens pour faire des gorges chaudes des prouesses
modernes des tenants de la restauration tout autant mobile que
rapide, sans oublier d’être insipide. Ils se gaussent des vertus
d’une société de l’agitation en tous sens dans un monde qui n’a
jamais été, selon eux, aussi exaltant. Gardons-nous de nous penser
supérieurs à nos anciens, ils démontrèrent bien des ressources
que nous ne serions pas en mesure de reproduire. En voici la
démonstration.
En
cette période lointaine, Strasbourg était République libre, en
amitié avec sa voisine de Zurich, bien loin d’imaginer les
tourments qui débutèrent par la guerre de trente ans avant la
succession de conflits assassins avec les voisins germains.
L’insouciance de l’époque sans nul doute, explique le pari un
peu fou que lancèrent les zurichois à leurs amis strasbourgeois.
Les
premiers, afin de leur démontrer leur solidarité inflexible tout
autant que leur capacité à voler à leur secours en cas de péril,
lancèrent en guise de galéjade sans doute, l’idée de leur livrer
par voie fluviale, une bouillie de millet encore chaude, une graminée
connue et cultivée dans l’Europe méditerranéenne de l’antiquité
jusqu’à ce que le maïs ne vienne la supplanter.
On
mesure de par ce choix un clin d’œil aux alsaciens qui eussent
fait la fine bouche si ce fût un plat de choucroute. Les Suisses ont
en la matière du tact et du savoir-vivre même si leur défi fut
accueilli par des sourires circonspects à moins qu’ils ne fussent
franchement dubitatifs. Même si l’intention était plus que
louable, elle fut perçue sur les bords du Rhin comme une belle
occasion de rire au dépens des présomptueux.
À
Zurich pourtant, il n’était pas question de partir perdant. Une
préparation minutieuse au pays de l’horlogerie s’imposait. Sous
la présidence de l’Obman Casper
Thomas, quarante-huit gaillards solides et déterminés se
préparèrent à cette course contre la montre et le refroidissement.
Ils étaient bateliers et archers, la fine fleur de la société
zurichoise: les bateliers pour leur connaissance des rivières et
leur sens de la navigation, les archers pour aller plus vite que le
vent et garder les muscles bandés tout au long de l’épreuve.
Il
convenait également de lutter contre la déperdition thermique du
mets, et ceci grâce à une solide marmite de 140 livres en fonte,
épaisse à souhait. Ne disposant pas encore, comme nos coursiers
modernes, d’un caisson isotherme en matériaux composites, ils
préparèrent un tonneau en guise de réceptacle, tapissé savamment
d’un mélange de glaise, de sable et de paille et chauffé lui
aussi dans un four avant de recevoir sa marmite bouillante.
Pour
se donner du cœur à l’ouvrage, ces galériens par bravade sans
doute ou pour ne pas perdre le rythme, alourdirent leur grosse
embarcation mue à la rame par un petit ensemble musical composé de
trois trompettes, deux tambours et un fifre. Pour donner à leur
équipage une allure respectable, ils étaient ainsi quarante-huit,
tous vêtus de la même manière, une tenue absolument discrète et
élégante : costume en velours noir avec chausses rouges et un
discret chapeau à plumes comme on les aime de ce côté-là de
l’Europe.
Leur
parcours avait de quoi rebuter plus d’un apprenti navigateur ; deux
cents kilomètres en empruntant successivement
la Limatt, l’Aar et le Rhin. De quoi décourager les moins
téméraires mais pas de solides suisses en quête d’un exploit
retentissant, de nature à les faire entrer de plain pied dans
l’histoire, fût-elle fluviale. Un trajet qui d’ordinaire se
faisait quand tout allait bien en quatre jours.
Ils
savaient qu’un tel effort ne se pouvait être supporté par le même
équipage . C’est ainsi qu’ils s’assurèrent
le relais de compères en trois points de ce trajet : à
Lauffenbourg,
à Bâle
et à Brisach.
Ils
partirent de Zurich à deux heures sonnantes à un clocher dont on ne
se préoccupe pas de savoir quelle confession il prônait. Au premier
coup de rame, tout le peuple sur la berge exprima par ses
encouragements, la confiance et l’orgueil que la ville toute
entière mettait en ses représentants. Il y allait de l’honneur de
la petite République, tout comme du message à adresser à la grande
sœur alsacienne.
Les
rameurs ne ménagèrent pas leurs efforts en suivant le rythme
endiablé des musiciens. Les rives des rivières défilaient avec une
rapidité vertigineuse. Au lever du soleil, ils se trouvaient déjà
dans le redoutable Rhin. La partie semblait bien engagée quand
arrivant à Lauffenbourg, là où le fleuve se perd en d'innombrables
méandres, ils décidèrent de couper au plus court en déchargeant
leur précieux tonneau et son contenu avant que de monter dans une
seconde barque (dans la région, tout ce qui va sur l’eau ou peu
s’en faut, se désigne par ce vocable) qui avait été préparée
un peu plus bas.
À
dix heures, ils se trouvaient sous le pont de Bâle,
salués comme il se doit par une
formidable décharge d’artillerie. Le canon de la ville saluait
ceux qui faisaient la fierté de toute la contrée helvétique. Ils
en redoublèrent d’ardeur pour mériter la confiance qui était
placée en eux.
Sous
un soleil ardent, écrasés de fatigue, les muscles tétanisés, ils
s’accordèrent une halte sommaire afin de manger en toute hâte un
petit en-cas arrosé en dépit des mises en garde des apothicaires et
autres pisse-vinaigre d’une bonne rasade de vin avant que de
reprendre leurs avirons. Les châteaux de Sponeck
et de Limbourg
étaient avalés sans qu’ils puissent jouir du spectacle, ils
souquaient ferme tandis qu’ils abandonnaient le paysage montagneux.
Des
berges devenues planes, ils pouvaient apercevoir au loin la haute
flèche de la cathédrale (la plus haute d’Europe à l’époque).
Ils redoublèrent de courage si besoin était pour pénétrer à sept
heures, dans le petit bras qui conduit à l‘Ill
si chère aux gens de Strasbourg. Ils arboraient
à leur poupe le drapeau blanc et bleu de Zurich.
Il était temps pour eux de rajuster leur costume et de faire sonner
plus encore la musique
!
C’est
aux accents d’une marche guerrière que, volant plus qu’ils ne
glissaient sur la rivière, ils firent une entrée triomphale dans la
cité, là où prend naissance la Petite France. Sur les quais, une
foule innombrable et enthousiaste les attendait, avec une
reconnaissance infinie. Un poète de l’époque, Fischart,
a narré à sa manière ce moment historique :
«
Puisqu’on
savait,
dit-il, que
la société devait arriver en ce jour et que beaucoup de paris
étaient ouverts sur la possibilité de ce voyage dans un si court
délai, la foule se pressait sur les quais, depuis le canal jusqu’à
la douane, si compacte qu’elle semblait de loin une forêt
d’hommes, de vieux et de jeunes. Quand on vit la barque avec ses
nombreux visiteurs et qu’on entendit le son des trompettes et des
tambours, on s’écria : « Les voilà, ceux qui nous viennent de si
loin, sachant mettre en pratique le proverbe: Vouloir, c’est
pouvoir !
»
Les
autorités sénatoriales au grand complet les attendaient afin de
féliciter ces héros et se réjouir de la marque immense d’amitié
qu’ils venaient de démontrer. Casper
Thomas en personne, l’instigateur de la folle épopée répondit
: « Nous
avons mis dix-sept heures pour venir à l’appel de la fête : le
millet que nous apportons à Strasbourg est encore chaud ! Nous avons
voulu prouver à nos bons alliés que nous ne mettrions pas plus de
temps à leur appel devant le danger et que nos cœurs ne se
refroidiraient pas en chemin !
»
Et
la bouillie de millet une heure après l’angélus, me direz-vous,
fruit de cette aventure romantique ? Il se dit qu’un alsacien
empressé voulut vérifier de par lui-même si elle était restée
chaude. L’homme comme un goulu qu’il était, se servit une grosse
quantité sans prendre la moindre précaution. Elle était restée si
chaude en dépit de ce long voyage, qu’il se brûla la langue dans
l’hilarité générale.
La
livraison avait été réalisée dans les conditions de la commande.
Le service avait été parfait. La première expédition fut
reconduite une autre fois cent vingt ans plus tard en 1576 dans les
mêmes conditions. Un monument a été érigé dans la ville de
Strasbourg pour honorer la mémoire de cet exploit qui depuis, tous
les dix ans, est répété entre les deux villes.
Les
aléas de la navigation, les aménagements fluviaux, les nombreux
obstacles rendent désormais impossible une telle célérité. Il
faut aux rameurs modernes bien plus de temps qu'à leurs lointains
devanciers. Qu’importe, l’essentiel est d’honorer l’amitié
indéfectible entre Zurich et Strasbourg.
Batelièrement
vôtre.
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