Pauvre
batelier !
Il
était une fois un fier et vaillant batelier de Loire qui n'avait de
plus grand bonheur que d'être à la manœuvre. Il se faisait un
plaisir physique à hisser la voile, à déployer cette belle toile,
ce drap de volupté qui se gonflait des assauts du vent. Il n'avait
pas son pareil pour abattre, relever, affaler, hisser en des
mouvements incessants de va-et-vient. Il était passé maître à ce
poste qui requiert dextérité, doigté et force des reins pour
l'homme d'équipage.
Bien
sûr, il devait parfois se résoudre à baisser pavillon, à avaler
son orgueil pour démâter au passage des ponts. Il avait à chaque
fois un pincement au cœur, un je ne sais quoi d'impression
sournoise, un pressentiment qu'il ne parvenait pas à décrypter.
Heureusement pour lui, le malaise n'était que de courte durée,
l'obstacle franchi, il se réjouissait de redresser l'objet de sa
fierté marinière.
Ce
genre d'activité ne laissait pas insensible les dames qui du bord,
admiraient les gaillards qui défiaient les flots et le courant.
Elles avaient toutes des yeux énamourés pour celui qui déployait
dans le ciel ce drap de coton, toile blanche qui demandait tant de
peine à nos lavandières. Partout dans notre pays ligérien, ce
colosse était surnommé le Bât …
Sa
réputation lui valait bien des agréments. Les rendez-vous ne
manquaient pas à l'ombre d'un buisson, au derrière d'un lavoir, au
creux du chemin de halage. Il ne faiblissait jamais, à cette
manœuvre-là, il était tout aussi actif que sur ses glorieux
esquifs. Il enjamba bien plus d'arches féminines qu'il ne peut y
avoir de ponts sur notre Loire.
Mais
les belles histoires ont toujours une fin piteuse, le temps de la
marine à voile tirait à sa fin. Sur le fleuve, des cheminées
crachant le feu remplaçaient progressivement nos gréements
magnifiques. Dans la tête de Bât, cette révolution technologique
fit grand tracas. Il se voyait ne plus jamais mettre le collier à la
vergue, il s'imaginait ne plus trouver passe sur le fleuve, les
filles allaient se gausser de lui…
Puis
une nuit, il fit grand cauchemar, rêve prémonitoire. Le bât était
sur un bateau sur un fleuve en colère. Il y avait grand vague à
l'âme sur la Loire ce jour-là. Les eaux étaient jaunes et grosses.
La manœuvre au pont ne se passa pas bien, la Galante démâta
(C'était le joli nom de la gabare sur laquelle il avait été
embauché). Quand l'incident se produisit, un vapeur passa juste à
bâbord et son sifflement strident sonna le réveil du pauvre homme
et la fin de ses turgescences glorieuses.
Depuis
ce rêve affreux, avec sa peine secrète, ce malaise qui ne se dit
pas dans le milieu des marins, il allait la tête basse sur les quais
de notre fleuve. Son aiguillette, celle qui fit sa gloire avait cessé
de se dresser fièrement vers le ciel. Il avait le mât en berne, la
marine de Loire à la voile était bien morte. Il ne s'imaginait pas
une seule seconde passer à la vapeur, il avait sa dignité et ne se
pensait pas capable de virer de bord, de renier ainsi sa réputation
de graveleux luron .
Il
usa alors de tous les remèdes de bonne-femme qui lui passaient sous
la main. Il broya des becs de héron pour se faire poudre de
Patachon. Il avala cette potion sans qu'il retrouve sa vigueur
d'antan. Il fit appel aux marins de la mer, ceux qui venaient des
terres lointaines. Il mâcha l'écorce du fameux Richeria grandis, le
revigorant bois bandé, sans plus de succès. Il en venait à
regretter le temps de la bricole …
Les
filles désormais riaient sous des capes qu'ils ne détroussaient
plus à son passage, depuis quelque temps, elles avaient trouvé que
les cheminots, malgré leurs gueules noires, étaient les nouveaux
aventuriers de l'intérieur. La vie de notre Bât déraillait. Il
avait échoué sur un cul de grève comme une âme en peine, il avait
perdu l'envie de se battre.
Il
était au bord du précipice, il se voyait plonger dans une bîme,
faire ce dernier saut à défaut de tous ceux qui se dérobaient
désormais à lui. C'est à ce moment qu'une chasse aquatique, un
grand mouvement de fureur vint du fond de notre fleuve. Un brochet
affamé voulait faire son affaire à une ablette qui ne voulait pas
s'en laisser compter.
Quel
âne se dit de par devers lui ce pauvre Bât ! Que n'ai-je pas pensé
plus tôt à cette reconversion ? Je continuerai à me faire
pêcheur en restant au bord de notre Loire. Une gaule à la main, un
bâton de bambou, je déploierai mes lignes pour taquiner les brèmes,
les carpes et les aloses. Et si un brochet, un chevesne ou tout autre
gros poisson vient à moi, je ne ferai pas le difficile.
C'est
ainsi que remettant la main à la pâte, sa malédiction put tomber.
Bât comme par magie, retrouva sa vigueur légendaire. S'il pousse
toujours le bouchon trop loin, c'est sur la berge, sur le sable ou
bien à l'embouchure d'un ruisseau qu'il renoue avec la tradition
batelière. Et si quelques poissons assistent aux curieux ébats
ligériens de l'ami Bât, ils s'en amusent plus qu'ils ne s'en
offusquent. De voir de charmantes demoiselles tomber, elles aussi,
dans ses filets, semblent leur faire oublier le sort qu'il leur
promet.
Il
ne faut jamais désespérer de la Loire, elle a toujours un tour dans
son sac pour que le marin redresse la tête ! De cette histoire à ne
pas mettre entre toutes les oreilles, c'est bien la seule morale qui
vous soit permise d'ouïr ici.
Mâturement
vôtre.
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