L'histoire
Auguste le charron.
Nous
sommes, il y a bien longtemps, avant l'électricité et l'automobile.
La France est alors une nation rurale et, quelque part en Val de
Loire et Sologne, un petit village vit paisiblement à l'ombre de son
clocher. Toutes les maisons y sont bâties sur le même modèle.
Elles sont faites de briques rouges, de tuiles et de beaucoup
d'amour. Elles sont basses, avec un grenier en soupente auquel on
accède par une échelle posée sur le devant de la bâtisse.
Le héros involontaire de cette histoire se prénomme Auguste, comme
son père avant lui et son grand-père auparavant. Son fils a
respecté cette belle tradition qui marquait l'immuabilité de la
transmission alors. Auguste donc est charron de son état. C'est lui
qui ferre les chevaux de trait, qui recercle les roues des charrois,
qui fabrique charrues et outils pour travailler la terre.
Ce
jour-là, Auguste a été appelé pour ferrer les chevaux dans une
grande ferme entre Villemurlin et Viglain, le long de la petite
rivière du Bec d'Abble. Il sait qu'un charretier doit lui apporter
un lourd chargement de fer pour son ouvrage. Il a mandé à un gamin
du village de surveiller la venue du bonhomme sur la route de Sully
et de lui dire que l'échelle est posée sur la façade et qu'il n'a
qu'à tout ranger dans le grenier.
Le
gamin remplit sa mission. Il aperçoit le convoi, interpelle le
livreur et lui fait sa commission sans se soucier de le mener devant
la bonne maison. Il fait grand beau et le gamin a envie de courir la
lande. Hélas, le charretier habituel a eu un deuil dans sa famille
et s'est fait remplacer par un novice.
Inutile
de vous mener en bateau, vous avez déjà deviné les conséquences
de ce concours de circonstances. Le livreur occasionnel avança et
vit sur la place de l'église une bonne dizaine de maison avec la
porte du grenier ouverte et une échelle posée devant celle-ci.
Devant l'une des maisons pourtant, il y avait un tombereau et notre
homme pensa qu'il était chez le charron dont l'atelier, pour son
malheur, était de l'autre côté.
Il
maudit ce client négligent, absent pour l'aider à décharger sa
lourde commande. Il peinait grandement à porter sur l'épaule ses
blocs métalliques. L'échelle était instable et plusieurs fois il
manqua de se rompre le cou. Épuisé et fourbu, il terminait sa
besogne quand Auguste arriva à sa rencontre, l'air furieux.
« Mais
bougre d'âne, où as-tu mis ma commande, grand nigaud que tu es ? »
L'autre n'était plus en état de défaire ce qu'il avait fait à
grand peine et répondit sèchement : « A-t-on idée de
n'être point là quand on reçoit une livraison. J'ai remplacé le
père Gaston et j'ai fait comme le gamin m'a dit. Je vous souhaite le
bon soir et dépatouillez-vous comme vous pourrez ! » Sur ce,
le livreur remonta sur son siège, claqua le fouet et repartit en
laissant Auguste les bras ballant.
L'affaire
fit grand bruit dans le village d'autant plus que la marchandise
avait été livrée chez le seul mauvais coucheur du bourg. Un gars
qui vit d'un très mauvais œil Auguste pénétrer dans son grenier
pour récupérer son bien. Il y eut bel esclandre sur la place du
village et tout dut se calmer autour de quelques chopines dans le
troquet du coin.
Finalement
Auguste et quelques autres se mirent à l'ouvrage pour que tout
rentrât dans l'ordre. Mais la leçon avait été retenue. Le charron
passa la nuit à maudire le livreur et à s'interroger pour trouver
un moyen de remédier à cette bévue qui
pourrait bien se reproduire une autre fois. Les maisonnettes sont
toutes semblables, les échelles itou. Point de numéro ni d'enseigne
dans un pays ou chacun connaît son voisin et les autres, mais voilà
ce qui peut arriver quand un étranger vient de se mêler de nos
affaires !
Auguste,
qui avait connu un engagement militaire en Bretagne, se rappela que
la couleur des volets de bon nombre de maisons était définie par le
métier du propriétaire. Pour les marins, ils étaient bleu marine ;
pour les sauniers, gris , pour les paysans, jaunes. Une belle idée
que voilà dans ce code couleur. Il y a avait que quoi distinguer les
échelles et leurs propriétaires dans ce petit village solognot.
La
proposition d'Auguste recueillit l'adhésion de tous. Peindre son
échelle n'était pas une grosse contrainte et allait égayer un peu
le bourg. Le boucher, la charcutier et le tueur eurent droit au
rouge, les agriculteurs se virent attribuer le marron, les bûcherons
et les fabricants de balai eurent droit au jaune de nos genêts, le
gris revint au médecin, au notaire, et au garde champêtre, le
rebouteux reçut le vert, le charron se réserva le bleu.
Pour
Auguste, ce fut ainsi un mélange composé de bleu de Prusse, de
sulfate de baryte et de blanc de titane, qu'il utilisait également
pour peindre les machines agricoles. On ne faisait pas de vaines
économies en Sologne, ou bien ailleurs, en cette époque. L'utile
pouvait se joindre à l'agréable sans jamais contrarier le
raisonnable.
Ainsi
les gens de Villemurlin virent la vie en couleur et s'élevaient
dans leur grenier en sachant ce qu'ils faisaient. La chose aurait pu
durer ainsi, de génération en génération mais les turbulences de
l'histoire vinrent semer le désordre dans le bel agencement de la
vie locale. Ce fut d'abord la guerre de 70 qui vit les Prussiens
venir jusqu'au pont de Sully qu'ils brûlèrent sans pouvoir le
franchir. On avait tremblé dans la Sologne voisine.
Puis,
les échelles cessèrent d'être peintes par les jeunes gens. La
terrible ponction des hommes de la grande guerre fit qu'il n'y avait
plus grand monde pour tenir le pinceau. Dans bien des maisons, le
noir du deuil aurait sans doute eu la préférence des veuves et des
mères inconsolables. Seule la famille du charron continua à peindre
en bleu son échelle : une tradition à laquelle il convenait de
ne pas déroger chez eux autres.
Villemurlin
serait resté dans l'ombre si quelques conteurs ne s'étaient donné
rendez-vous pour une belle animation : « Berdigne, berdongne »
dont ils ont le secret. Nous étions en 2005 et l'histoire de
l'échelle bleue de la famille du charron fit florès ! Il y avait
sans doute dans la mémoire des gens du pays quelques réminiscences
du passé : chacun voulut peindre son échelle, en bleu, tout
comme le charron d'autrefois.
Ce
fut un mouvement unanime, un grand coup de pinceau dans la monotonie
du temps pour ce charmant village qui s'endormait dans
l'indifférence. Un petit rafraîchissement qui vous redonne bonne
mine. Villemurlin devint le village des échelles bleues ! Un livre
sur la vie de ce petit coin de Sologne redonna le goût aux gens
d'ici de savoir l'histoire de jadis. Un autre conteur se chargea
d'ajouter sa petite touche multicolore.
Ainsi
vont les légendes. Qu'elles soient vraies ou bien pas tout à fait
inexactes, elles apportent de la couleur à la vie. C'est bien là
l'essentiel. Si jamais vous passez par Villemurlin, vous verrez
partout des échelles bleues. Pensez donc à Auguste et à tous ces
anciens qui vécurent un jour ici.
Colorement
vôtre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire