L'orientation
ligérienne.
Il
était une fois une famille installée en bord de Loire. De
génération en génération, il y avait un rituel de passage, un
moment particulier dans la vie des enfants. C'est à cette étrange
occasion que se jouait le destin de chacun. Tout avait commencé il y
a si longtemps que nul désormais ne savait l'origine de cette
étrange liturgie familiale. Il se dit parfois, dans les soirées
autour de la cheminée que c'est un barde breton de la pointe de
Corsen qui était venu ici semer la curieuse pratique …
Au
seuil de l'adolescence, quand l'enfant cessait de l'être pour
laisser place à un futur adulte, le grand-père se chargeait de
celui qui allait être initié. L'ancêtre emmenait le long de la
rivière celui ou celle qui allait devoir faire un choix décisif.
Personne dans la famille n'en ayant soufflé mot, l'enfant pensait
aller à une partie de pêche, une balade ou une cueillette
quelconque.
L'ancien
et le jeune avaient alors une longue et profonde conversation. Des
propos s'y tenaient qui n'avaient pas souvent leur place autour de la
grande table ou lors des veillées. Il y avait de la gravité dans
cette sortie, une solennité que percevait immédiatement le plus
jeune. La voix du plus vieux était chargée d'émotion.
Puis,
quand les mots échangés avaient cessé de devenir utiles, le
grand-père se taisait, sortait son couteau de sa poche, le dépliait
lentement et choisissait avec soin un bois flotté de Loire.
Silencieusement, devant son petit-enfant interloqué, il creusait un
bateau tout pareil à ceux qui naviguaient sur la rivière.
Puis,
toujours sans dire un mot, lui qui avait été si loquace l'instant
d'avant, il prenait une branche bien droite qu'il fixait à la
verticale de ce petit bateau de fortune. Il sortait alors de sa
poche, ce qu'il avait préparé dans le secret de la demeure :
un joli mouchoir brodé marqué aux initiales de celui ou de celle
qui allait subir le rite de passage.
L'ancien
avait construit un petit bateau de Loire, un futreau armé pour
l'aventure navale. Il le posait alors doucement sur le flot et avant
de le laisser filer au gré du courant et des vents, il s'adressait à
nouveau à son petit-enfant : « Ce bateau, c'est ton destin.
Pour qu'il choisisse ton devenir, tu dois le charger de tous tes
rêves, de tes espoirs et de tes envies. Réfléchis bien ; ta
vie va prendre le cours que tu voudras bien lui donner ! ».
De
génération en génération, chacun comprenait le sens de ce propos
sentencieux. Aucun enfant n'avait jamais pris ces paroles à la
légères. Il y avait dans cette famille de lointaines et puissantes
croyances celtes, un respect sacré pour les éléments naturels et
surtout pour cette Loire qui était la source de bien des activités
familiales.
L'enfant
fermait les yeux, il mettait toute son énergie à se concentrer sur
cette petite maquette comme si sa vie même en dépendait (ce qui
était finalement le cas). Il tenait souvent la main de son ancêtre
au moment où celui-ci abandonnait l'embarcation aux fantaisies de la
rivière. C'est dans un silence profond que tous deux suivaient alors
des yeux le devenir du frêle esquif. De sa manière de naviguer
dépendrait l'orientation future du plus jeune …
Jamais
la Loire ne se trompa. Bien souvent la petite embarcation allait bon
train, filait en suivant le courant. Quand elle disparaissait au
loin, le grand-père et l'enfant savaient que les dés en étaient
jetés. Une fois encore, dans la famille, il y aurait un nouveau
voiturier d'eau, un batelier qui irait sur la rivière pour gagner sa
vie et tenter de ne pas la perdre.
D'autres
fois, plus rarement certes, il se passait des choses imprévues qui
faisaient basculer le destin de celui ou de celle qui se démarquerait
de la tradition familiale. Ainsi cette demoiselle qui vit le petit
bateau traverser de part en part la rivière, poussé par un vent du
sud, exceptionnellement puissant. Elle avait compris qu'elle
tiendrait le bac, devenant de ce fait, la première passeuse de
l'endroit et resterait vivre en ce pays qu'elle aimait tant !
Une
autre fois, le bateau n'alla pas bien loin. Il se brisa bien vite
contre un rocher qui affleurait là. Ni l'ancien ni son petit fils
n'y virent un mauvais présage, bien au contraire ils comprirent le
sens de ce message. L'enfant deviendrait charpentier de bord et sa
vie durant , réparerait les bateaux endommagés par les aléas de la
navigation, tout en construisant de temps en temps de magnifiques
embarcations.
Il
se dit qu'une fois, poussé par un puissant vent d'ouest, le petit
rafiot remonta le courant pour disparaître au loin. Il était allé
à l'envers de la marche ordinaire. C'était celui d' une petite
fille prénommée Marie-Madeleine. Son grand-père comprit qu'elle
aurait un destin très particulier. Elle devint en effet la première
historienne de la marine de Loire.
Plus
loin encore dans le temps, le petit bateau chavira et sombra
immédiatement. Les deux spectateurs eurent alors un curieux frisson
dans le dos mais l'enfant laissa bien vite passer ce moment de doute.
Il avait compris le message de la dame Liger. Il serait sauveteur,
consacrant sa vie à aller au secours de ceux qui seraient en
détresse sur la rivière.
Enfin,
il se trouva une maquette qui refusa obstinément de prendre les
flots. Le bateau resta sur le bord de la rive sans bouger. Il se
tenait à quelques centimètres de la berges, curieusement immobile.
Quelques années plus tard, le garçon concerné ouvrit le
premier-bateau lavoir de la région ; il avait compris lui
aussi, le message de la rivière.
Le
rituel se prolongea ainsi de génération en génération. Il se dit
qu'il continue encore mais que désormais les signes en sont bien
plus difficiles à décrypter. Pourtant, cette famille a encore
offert à la Loire un chanteur, une conteuse, un écrivain et une
animatrice du musée de la Loire. Je ne saurais vous dire ce que fit
le petit bateau ce jour-là. Les signes du destin sont de plus en
plus complexes à déchiffrer et la Loire aime à garder ses
mystères.
Quelle
morale faut-il retenir de cette histoire ? J'aurais tendance à
penser qu'il est parfois plus simple de suivre ses rêves et
d'observer les signes de son destin plutôt que de croire aux
injonctions des conseillers d'orientation. Mais je ne sais si lire
dans le cours de l'eau demeure une manière raisonnable de penser
l'avenir !
Perspectivement
leur.
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