La Chasse aux miséreux
Jean Miel : le mendiant
Il
était une fois une ville bourgeoise riche et prospère. Elle
fondait sa richesse sur le commerce au travers d'une marine de Loire
qui transportait presque toutes les marchandises du royaume. En cette
ville, était le prévôt des marchands, personnage puissant et
opulent. Il tenait l'Argenterie, cette grande institution qui, sous
l'impulsion de Charles VII et Jacques Cœur, était devenue le
supermarché des produits de luxe pour les grands du pays.
Notre
prévôt possédait une telle fortune qu'il pouvait prétendre
rivaliser avec le roi Il faisait métier du commerce et de l'usure,
cette position lui donnant un pouvoir considérable sur tous ceux qui
étaient ses débiteurs. C'est ainsi que bien vite, il s'arrogea sur
la ville des droits dignes d'un seigneur, se permettant d'établir
décrets et taxes.
Le
Prévôt s'ennuyait cependant. La richesse finit par lasser quand
elle offre tout ce qu'on désire et même ce à quoi on ne songeait
même pas mais que d'autres, par flagornerie, esprit courtisan ou
intérêt, viennent vous proposer. Il avait ouï dire que, dans sa
ville, vivait un mendiant, homme de peu qui était connu de tous pour
sa bonne humeur et sa joie de vivre.
C'était
un sujet d'interrogation pour notre prévôt. Comment pouvait-il être
heureux, cet homme qui ne possédait rien ou si peu ? Il voulut
s'enquérir du secret de ce personnage qui, chose insupportable,
semblait plus respecté que lui dans sa propre cité. Il décida un
soir de se grimer en vagabond et d'aller voir de ses yeux ce qui
rendait heureux ce pauvre homme.
Le
prévôt frappa à la porte de la masure du mendiant : une
cabane de planches disjointes, installée sur les quais, à la merci
des fantaisies de la Loire et du vent. Le mendiant s'était préparé
un brouet : une soupe épaisse pour unique repas. Accueilli
comme un roi, le faux vagabond se vit offrir de partager le repas du
mendiant.
Le
prévôt n'en revenait pas, lui si prompt à faire donner du bâton
aux quémandeurs qui ne manquaient pas de se presser devant sa
demeure. Il partagea ce repas et s'enquit de l'origine de ce plat.
Diogène, le mendiant comprit la préoccupation du vagabond et lui
avoua que c'était le salaire de sa journée de labeur : il
avait proposé ses services à un pêcheur de Loire dont, toute la
journée, il démêla ses filets.
Le
lendemain, le prévôt qui avait retrouvé sa tenue et son statut,
édicta un décret interdisant aux pêcheurs de sa ville d'employer
des hommes de peine à la journée. Il leur fallait désormais
trouver compagnons ou se débrouiller seul. Ce mauvais homme, se
disait qu'ainsi le mendiant serait moins heureux.
Il
voulut s'en rendre compte quelques jours plus tard. Vêtu des mêmes
loques, il se présenta à la cabane. Cette fois, c'était le fumet
d'un bon ragoût qui embaumait la modeste demeure. Diogène offrit
une nouvelle fois le partage de sa pitance à ce visiteur à la
triste mine et, une fois encore, il dut lui expliquer comment il
avait gagné de quoi casser la croûte.
Au
matin, il avait rendu visite aux mariniers. Sur le quai, des calfats,
gens de peine qui enduisent de goudron la coque du navire, avaient
besoin d'un assistant pour passer la journée à chauffer cette
affreuse mélasse, sans cesser de la tourner. Il avait fait ce
travail repoussant et avait bien mérité son ragoût.
Le
lendemain, le prévôt à nouveau édictait une règle interdisant à
qui n'était pas calfat de venir travailler sur le pierré sous
prétexte que les corporations devaient rester figées. L'homme
puissant voulait abattre le simple, celui qui se contentait de si peu
et qui pourtant lui disputait la renommée et le respect dans sa
propre ville.
Quelques
jours passèrent ; à nouveau le prévôt se grima pour se
rendre compte des conséquences de ses décisions sur cet homme dont
le bonheur lui semblait intolérable. Diogène, ce mendiant bien
nommé car chaque jour il quémandait un travail nouveau à qui
voulait bien lui offrir sa pitance vespérale, reçut avec un curieux
sourire son visiteur du soir.
Une
fois encore, il partagea le fruit du travail du jour. Il avait aidé
au déchargement des tonneaux d'un train de bateaux qui venait
d'Orléans. Mais le mendiant qui n'était pas dupe, ne s'arrêta pas
en si bon chemin dans ses explications. Il fit la longue liste de
tous les travaux qui pouvaient, au fil des saisons, lui procurer
chaque soir de quoi manger.
Le
prévôt, se rendant compte qu'il était démasqué, coupa court à
cette longue énumération des petits travaux dédaignés par tous et
qui ne rebutaient pas le mendiant jovial. Il demanda à son hôte les
raisons de cette litanie sans fin. Diogène lui dit alors :
« Monsieur le Prévôt, j'ai dévoilé vos manigances. Vous
voulez savoir comment peuvent survivre ceux que la providence n'a pas
dotés d'un métier ou bien d'une fortune, d'une bonne naissance et
d'une position sociale. Vous voulez sans doute extirper la pauvreté
de votre cité car vous considérez qu'elle fait tache à votre
richesse !
Rassurez-vous,
vous êtes un précurseur : dans l'avenir, beaucoup des vôtres
voudront chasser les miséreux des grandes villes. Ne plus voir les
pauvres sera leur idée fixe. Comme si la misère était
contagieuse ! Ne vous y trompez pas : la présence des
humbles et des démunis est la seule qui puisse vous donner
l'illusion de votre puissance. Sans nous, une cité de riches
deviendrait bien vite une jungle aseptisée, un espace inhumain et
impitoyable.
Laissez-nous
survivre dans votre ombre et vous aurez au moins le bonheur de vous
sentir supérieurs. C'est ce que vous avez à retenir de cette
expérience et il ne sert à rien de vouloir m'effacer.
Rappelez-vous : c'est ma présence qui justifie votre puissance.
Quant à moi, je suis heureux de ne pas subir les tourments qui vous
rongent et jamais l'argent ne me servira de substitut au bonheur ! »
Le
prévôt rentra dans sa demeure et fit chaque jour porter un repas à
ce Diogène qui lui avait appris à ouvrir les yeux ; cette
leçon en effet valait bien un plat chaud. Et puis, en cette bonne
ville de Tours, Saint Martin avait montré la voie du partage.
A
notre époque encore, bien des puissants ne supportent pas le
spectacle de la misère autour d'eux, misère qu'ils aggravent
encore chaque jour pour satisfaire leur appétit de richesse au
détriment de tous les autres. Qu'ils imitent le prévôt des
marchands et se donnent la peine de rendre visite aux exclus de leur
si belle société et qu'ils donnent la moitié de leur manteau à
ceux qui ont froid ! Je connais ici des notables à qui cette
recommandation serait salutaire pour la sauvegarde de leur âme.
Partageusement
sien.
Gilbert Alexandre de Severac : le mendiant
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