C'est
pas la Loire à boire ...
Il
fut autrefois, en une folle et terrible année, grande et violente
inondation en notre pays de Loire. Nous étions en septembre de
l'année 1866, les gens d'ici en avaient déjà soupé des folies de
la dame Liger. Deux crues récentes et violentes avaient saccagé
notre Val et laissé bien des tourments dans les mémoires de ceux
qui en eurent à pâtir !
1846,
1856 dix ans déjà et une loi des séries qui hantait les esprits
depuis le début de l'année. Chacun regardait les levées,
s'enquérait de leur état, priait Dieu, maître des lieux et le
Grand Saint Nicolas, le patron de tous les gueux de Loire. La peur
était dans l'air, les pluies étaient regardées d'un mauvais œil,
les fluctuations du fleuve alimentaient toutes les conversations.
Pourtant,
les optimistes, comme toujours, étaient les plus nombreux. Il y
avait d'ailleurs tant à faire. Les filets de barrages avaient planté
leur décor. Le saumon et l'alose ne manquaient pas. Les bateaux
sillonnaient le pays, la vapeur n'en était qu'à ses balbutiements.
La vie de chaque côté de fleuve allait son train. Qu'on fut en
Berry ou bien en Gaule, la Loire était la compagne de tous les
jours, il fallait faire avec.
Puis
un jour, la dame se mit à gronder. Une rumeur enflait, ses eaux se
faisaient sombres, il y avait une tension palpable d'autant qu'il
avait beaucoup plu depuis quelques jours. D'heures en heures, on
voyait l'eau monter, on devinait une force plus grande de minute en
minute. La Loire charriait, tout ce qui traînait sur sa course folle
subissait sa folie dévastatrice. Chariots, arbres, vaches, paille,
outils et objets n'étaient que des épaves dérivant au fil de sa
colère.
Des
nouvelles mauvaises venaient des villages et des villes de l'amont.
La rumeur enflait plus vite encore que le fleuve. Ici on annonçait
une digue qui cédait, là une brèche laissait passer les flots
comme un torrent furieux. Gien avait déjà les pieds dans l'eau et
des fermes ne donnaient plus signe de vie.
Cette
fois, à n'en point douter, le mal des eaux allait encore frapper.
L'avancée inexorable de la bête aqueuse, personne n'y pouvait rien.
Nulle force humaine, nulle protection ne pouvait l'entraver. Il
fallait s'ensauver tant que c'était possible, emporter maigres
affaires et trouver hauteur à portée de sabots. C'était la
débandade et le malheur prend toujours un malin plaisir à vous
surprendre en pleine nuit.
Il
en fut ainsi dans ce petit coin de la Loire, en Berry, entre Orléans
et Jargeau. La digue avait rompu laissant un grand espace où
s'enhardissaient des flots qui prenaient possession de toute la
campagne. Les eaux du Loiret et de la Loire avaient une fois encore
célébré leur union, ce mariage de sinistre ravage. Les fermes
avaient bien plus que les pieds dans l'eau, il fallait trouver refuge
au faitage ou tout abandonner.
Bien
avant la panique, une bande de joyeux drilles avait décrété de
vider bien plus de chopines qu'il était raisonnable lors d'une
partie prétendument de pèche et surtout de jurons, de blagues et de
mangeailles. Ils avaient entrepris de mener grand train sur une toue
cabanée. Après deux jours et une nuit de noce et de ripaille, nos
gougnafiers, la bedaine débordante avaient sombré dans un profond
sommeil de bordée.
Le
ronflement de tous ces sonneurs couvrait, on se demande encore
comment, le tumulte des flots et de la toue brinqueballée en tous
sens. Heureusement pour eux que c'est un pas moins saoul que les
autres qui avait amarré le rafiot, si mal que les liens se défirent
pour laisser aller la toue au hasard de sa destinée.
Chacun
sait ici bas qu'il y a un bon dieu pour les ivrognes et ceux-là
bénéficièrent plus que les autres de la clémence du maitre des
cieux. Est-ce parce qu'ils vouaient une dévotion sans borne au sang
de notre seigneur ? Nul ne le saura jamais. Pourtant ils eurent bien
de la veine et grande chance de se retrouver embarquer au travers
d'une brèche de la levée. Si leur bateau était resté sur la
Loire, il y a fort à parier que jamais plus nos gaillards auraient
eu chopines à re-boire !
Mais
n'allons pas si vite en besogne. La Loire occupe désormais tout le
val et propose un immense paysage de désolation et de destruction.
Les bêtes sont noyées, les fermes abandonnées quand c'était
encore possible. Au milieu d'une vaste étendue d'eau et de débris,
un bateau de bois flotte au hasard avec un étrange bruit à
l'intérieur de sa cabane.
C'est
au petit matin de cette nuit de folie que le premier dormeur ouvre un
œil vitreux sur le désordre du lieu. Une migraine à vous briser la
tête chagrinait ce personnage à la mine rubiconde. Il se décida à
changer l'atmosphère de la pièce qui sentait la porcherie tout en
s'offrant une bonne gorgée d'air. Le spectacle qui se présenta à
ses yeux encore embués de vapeurs alcooliques lui fit un choc qui le
menaça d'apoplexie.
Quand
il retrouva ses esprits, il se hâta de prévenir sa troupe de
compères. Nous ne nous attarderons pas sur les flots de jurons qui
accompagnèrent le réveil de ces messieurs très pâteux. La décence
et le cours de notre histoire se passeront très bien de cette petite
omission. La chose n'aurait d'ailleurs aucune incidence si quelques
saillies n'attestèrent de l'incompétence marinière de ce
déplorable équipage.
Nul
marin sur cette toue. Des chenapans et des boit sans soif qui avaient
choisi ce bateau pour trouver refuge à leurs bacchanales honteuses.
Le navire allait tant bien que mal, tanguait et heurtait tout ce qui
trainait par là. Les têtes de nos trimadeurs suivaient le même
mouvement que l'embarcation.
Que
ces ivrognes notaires puissent périr par là où ils n'ont jamais
pêché, l'aventure aurait fait sourire bien de leurs connaissances
si le pays n'avait été dans un tel embarras. Partout alentour, des
images de désolation ; de l'eau aussi loin que pouvaient porter les
yeux et bien assez profonde pour noyer un gars qui ne sait pas nager.
Il
fallut pourtant rester cinq jours et autant de nuits au milieu de
nulle part à tourner en rond. Nos larrons qui en avaient fini de
leur foire n'avaient qu'une bourde dont ils ne savaient que faire
pour se tirer de ce mauvais pas. Ils avaient beau beugler comme des
veaux qu'on mènent à l'abattoir, personne ne se présentait à
l'horizon pour les tirer de ce mauvais pas.
Pire
même, ils s'étaient conduits comme des gorets lors de leurs deux
jours de ripaille et n'avaient plus rien à manger ni même à boire.
Ils avaient la gorge en feu, il ne pouvait pas en être autrement.
Petit à petit des idées mauvaises s'installèrent dans les esprits
malades de ces démons en manque.
C'est
au quatrième jour que l'idée vint au plus costaud qu'il leur
faudrait manger le plus faible de la bande pour espérer se sortir
vivant de ce guêpier. La brume qui couvrait ce qui maintenant était
un fleuve, le vent qui tournicotait dans leurs têtes tourmentées,
le manque de tout et la folie qui les prenait firent vite leur
ouvrage tout autant que les abus précédents.
Au
cinquième matin, la décision était prise. Mais s'il est facile de
se persuader que manger un des siens est l'ultime solution, on ne
pense pas aux multiples interrogations qui suivent pareille solution.
La plus simple car la plus ancrée dans l'esprit humain consiste à
se demander comment tuer son prochain. Là, les propositions ne
manquent pas et chacun a sa petite idée sur la chose à l'exception
notable de celui que sa frêle constitution a désigné comme victime
expiatoire.
Non,
nos gaillards avaient des tourments bien plus pratiques. Pour
ivrognes et potentiels assassins qu'ils étaient, ils étaient malgré
tout des gars des bords de Loire, gastronomes et gourmets en toutes
circonstances. La polémique grandit sur la manière d'accommoder le
matelot. Périr n'est rien si c'est pour finir fort bien accommodé.
Le
débat fit rage, ils faillirent en venir au main. Si tous les goûts
sont dans la nature, ils l'étaient tout autant sur ce maudit rafiot.
En chaque assassin sommeille un cuisinier, les cordons bleus
faisaient assaut de joutes verbales pour emporter le morceau. Il a
fallu des palabres et des coups de sang pour enfin trouver un terrain
d'entente.
Ces
maudits ligériens étaient, malgré les circonstances, des gens de
la Loire. C'est dans ces coups de temps là qu'on aime à se
retrouver sur ses valeurs, se conforter avec les traditions locales.
C'est en matelote que devait finir le pauvre diable qui voyait sa
dernière heure sonner. Il faut lui reconnaître courage et fierté.
Il fut ravi de savoir à quelle sauce il serait préparé, son plat
préféré, il n'y a pas plus beau trépas pour son digne sacrifice !
Va
mon gars, on va t'accommoder aux petits oignons dit celui qui avait
osé cette terrible idée.
Au moment de plonger le couteau au cœur
de celui qui allait tenir le rôle de l'anguille dans la marmite, un
plus malin que les autres fit remarquer à la cantonade qu'il y avait
belle lurette que les réserves de blanc étaient épuisées. Ce fut
la nouvelle décisive, la remarque qui fit que ces malheureux en
restèrent au seul stade des intentions. Pas de vin blanc, pas de
matelote, ceci ne mérite aucune exception !
Bien
sûr personne ne souffla mot de ce qui faillit se passer quand
quelques heures plus tard, des secours vinrent fort à propos, tirer
de ce mauvais pas ces marins d'eau douce et de manières déplorables.
Pourtant, au fil de leurs nouvelles beuveries, la nouvelle finit bien
par transpirer et fit bientôt le tour de tout le pays. Personne en
bord de Loire ne leur en tint jamais rigueur, bien au contraire
d'ailleurs !
Jamais
vous ne verrez ici, personne sérieuse pour oser prétendre faire une
matelote avec autre chose que des oignons du Val et un notre bon
petit vin blanc de Loire. C'est parce qu'ils respectèrent cette sage
prescription que nos amis purent, longtemps encore, lever la chopine
et boire à votre santé. Retenez bien cette leçon d'ici ou il vous
en cuirait à petits bouillons !
Bacchanalement
leur.
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