mercredi 31 juillet 2019

Le conte courant.



À Marcel Marceau 

 

Il était une fois, Marceau, un raconteur d’histoires, un diseur de sornettes qui aimait à manger ses mots. L’appétit lui vint en narrant : drôle de manière de remercier ceux qui buvaient ses paroles. Devant ce flot inaudible de propos désarticulés, de phrases incomplètes, de récits démembrés, les auditeurs, pourtant, ne s’enfuyaient pas à toutes jambes. Il y avait dans ce verbiage incompréhensible quelque chose de magique : un étrange envoûtement saisissait ceux qui écoutaient le conteur pressé.

Sa voix devait les charmer car vraiment aucun sens ne pouvait être tiré de la folle succession de mots avalés, triturés, déformés, malaxés et régurgités de manière anarchique. La syntaxe y perdait son latin, le lexique se couvrait de nouveaux termes ; des sonorités incongrues surgissaient de la gorge du parleur incertain. Le conte allait grand train, il filait à la vitesse du vent, il dévalait à grand fracas d’interjections et d’onomatopées.

Le récit n’avait plus d’importance ; le conteur était bruiteur, compositeur d’une mélodie de syllabes mêlant diphtongues éraillées et consonnes gutturales qui avait un charme étrange sur ceux qui s’étaient regroupés autour du babilleur. Plus celui-ci perdait haleine à ainsi prolonger sa logorrhée folle, plus les spectateurs ouvraient de grands yeux, exprimant une émotion intense, faite de peurs, de joie et de fous rires. Il faut bien reconnaître que le spectacle à lui seul justifiait l’enthousiasme de ces gens.

L’homme gesticulait, sautait, se roulait par terre, dansait une folle farandole, mimait une histoire que sa bouche ne permettait pas de comprendre, tout en lui donnant miraculeusement une présence tangible, une véracité extrême. Il était pantin bruyant, danseur à la mélodie vocale, cinémascope sans écran. Il avait inventé un genre : l’épopée corporelle et il faut avouer que son succès était largement mérité.

C’est alors que survint le drame : alors qu'il était au sommet de sa gloire dans une aventure épique, un récit plus haletant que les autres, le conteur buta sur un son qui refusait de s’épanouir comme les autres. Il lui resta en travers de la gorge alors que les suivants se pressaient déjà pour jaillir à leur tour. Ce fut un bouchon qui devint barrage, un embouteillage qui étouffa le beau parleur. Il se congestionna, se figea, cessa sa transe pour tomber comme une feuille morte, lentement, très lentement, comme s’il se mettait soudain à flotter dans un univers de points de suspension.

Ce que les spectateurs prirent pour une chute, était en fait l’agonie d’un homme qui avait dit son dernier mot. C’en était fini des contes courants, des histoires haletantes, des aventures au pas de charge. Le silence qui suivit saisit les personnes qui assistèrent à ce moment incroyable. Après de longues secondes d’inquiétude, ils virent Marceau se relever sans un mot, sans un soupir. Il semblait désormais incapable d’émettre le moindre son …

Il était livide, pâle et les traits creusés. Une larme coulait sur sa joue. Le conteur avait compris qu’il était devenu muet. Malgré tout, il avait en lui cette histoire qu’il devait achever : il en exprimait un besoin irrépressible. Qui n’a jamais raconté une histoire, ne peut comprendre le drame que constitue un récit interrompu pour une raison quelconque ; un incident, un importun, un bruit parasite, une maladresse …

Il lui fallait finir. Sans ces mots qui dévalaient de sa bouche, son corps trouva une nouvelle maîtrise, une grâce miraculeuse. Lentement, majestueusement, il se mit à traduire en gestes amples, éloquents, envoûtants, une aventure à laquelle ses mimiques expressives donnaient véritablement vie. Marceau venait d’inventer le mime : l’art le plus élaboré du discours, la forme la plus aboutie du conte.

Lui qui avait été jacasseur impénitent, lui dont les mots s’entrechoquaient, lui qui avait été un ouragan de sons se transformait alors en un Pierrot lunaire, un être de rêve et de songe. Il planait devant les spectateurs sidérés. Jamais émotion ne fut plus forte ; sans un mot, Marceau racontait la plus belle, la plus grande, la plus extraordinaire histoire. Le conte avait cessé de courir, il enveloppait les auditeurs, les prenait par le cœur, les emportait dans des contrées merveilleuses où chacun pouvait enfin prendre le temps de regarder une histoire en silence.

Il n’est plus grand talent que de raconter une épopée sans un mot, sans une image. Marceau avait atteint le sublime, l’expression la plus aboutie de la sensibilité. Il méritait bien ce petit récit, écrit avec de pauvres mots. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir l’immense talent de traduire avec son corps les mots qui se bousculent dans la tête … Le mime va à contre-courant de cette société qui court à sa perte !

Mimiquement sien.


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