À
Marcel Marceau
Il
était une fois, Marceau, un raconteur d’histoires, un diseur de
sornettes qui aimait à manger ses mots. L’appétit lui vint en
narrant : drôle de manière de remercier ceux qui buvaient ses
paroles. Devant ce flot inaudible de propos désarticulés, de
phrases incomplètes, de récits démembrés, les auditeurs,
pourtant, ne s’enfuyaient pas à toutes jambes. Il y avait dans ce
verbiage incompréhensible quelque chose de magique : un étrange
envoûtement saisissait ceux qui écoutaient le conteur pressé.
Sa
voix devait les charmer car vraiment aucun sens ne pouvait être tiré
de la folle succession de mots avalés, triturés, déformés,
malaxés et régurgités de manière anarchique. La syntaxe y perdait
son latin, le lexique se couvrait de nouveaux termes ; des
sonorités incongrues surgissaient de la gorge du parleur incertain.
Le conte allait grand train, il filait à la vitesse du vent, il
dévalait à grand fracas d’interjections et d’onomatopées.
Le
récit n’avait plus d’importance ; le conteur était
bruiteur, compositeur d’une mélodie de syllabes mêlant
diphtongues éraillées et consonnes gutturales qui avait un charme
étrange sur ceux qui s’étaient regroupés autour du babilleur.
Plus celui-ci perdait haleine à ainsi prolonger sa logorrhée folle,
plus les spectateurs ouvraient de grands yeux, exprimant une émotion
intense, faite de peurs, de joie et de fous rires. Il faut bien
reconnaître que le spectacle à lui seul justifiait l’enthousiasme
de ces gens.
L’homme
gesticulait, sautait, se roulait par terre, dansait une folle
farandole, mimait une histoire que sa bouche ne permettait pas de
comprendre, tout en lui donnant miraculeusement une présence
tangible, une véracité extrême. Il était pantin bruyant, danseur
à la mélodie vocale, cinémascope sans écran. Il avait inventé un
genre : l’épopée corporelle et il faut avouer que son succès
était largement mérité.
C’est
alors que survint le drame : alors qu'il était au sommet de sa
gloire dans une aventure épique, un récit plus haletant que les
autres, le conteur buta sur un son qui refusait de s’épanouir
comme les autres. Il lui resta en travers de la gorge alors que les
suivants se pressaient déjà pour jaillir à leur tour. Ce fut un
bouchon qui devint barrage, un embouteillage qui étouffa le beau
parleur. Il se congestionna, se figea, cessa sa transe pour tomber
comme une feuille morte, lentement, très lentement, comme s’il se
mettait soudain à flotter dans un univers de points de suspension.
Ce
que les spectateurs prirent pour une chute, était en fait l’agonie
d’un homme qui avait dit son dernier mot. C’en était fini des
contes courants, des histoires haletantes, des aventures au pas de
charge. Le silence qui suivit saisit les personnes qui assistèrent à
ce moment incroyable. Après de longues secondes d’inquiétude, ils
virent Marceau se relever sans un mot, sans un soupir. Il semblait
désormais incapable d’émettre le moindre son …
Il
était livide, pâle et les traits creusés. Une larme coulait sur sa
joue. Le conteur avait compris qu’il était devenu muet. Malgré
tout, il avait en lui cette histoire qu’il devait achever : il
en exprimait un besoin irrépressible. Qui n’a jamais raconté une
histoire, ne peut comprendre le drame que constitue un récit
interrompu pour une raison quelconque ; un incident, un importun, un
bruit parasite, une maladresse …
Il
lui fallait finir. Sans ces mots qui dévalaient de sa bouche, son
corps trouva une nouvelle maîtrise, une grâce miraculeuse.
Lentement, majestueusement, il se mit à traduire en gestes amples,
éloquents, envoûtants, une aventure à laquelle ses mimiques
expressives donnaient véritablement vie. Marceau venait d’inventer
le mime : l’art le plus élaboré du discours, la forme la
plus aboutie du conte.
Lui
qui avait été jacasseur impénitent, lui dont les mots
s’entrechoquaient, lui qui avait été un ouragan de sons se
transformait alors en un Pierrot lunaire, un être de rêve et de
songe. Il planait devant les spectateurs sidérés. Jamais émotion
ne fut plus forte ; sans un mot, Marceau racontait la plus
belle, la plus grande, la plus extraordinaire histoire. Le conte
avait cessé de courir, il enveloppait les auditeurs, les prenait par
le cœur, les emportait dans des contrées merveilleuses où chacun
pouvait enfin prendre le temps de regarder une histoire en silence.
Il
n’est plus grand talent que de raconter une épopée sans un mot,
sans une image. Marceau avait atteint le sublime, l’expression la
plus aboutie de la sensibilité. Il méritait bien ce petit récit,
écrit avec de pauvres mots. Il n’est pas donné à tout le monde
d’avoir l’immense talent de traduire avec son corps les mots qui
se bousculent dans la tête … Le mime va à contre-courant de cette
société qui court à sa perte !
Mimiquement
sien.
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