Le
martinet noir
Il
était une fois un bateau de Loire transportant des personnages
importants. Gens de haute lignée, ils allaient de châteaux en
châteaux pour faire la fête et grands banquets. La vie leur était
facile : ils avaient à leur service des valets et des écuyers,
des larbins et des serviteurs. Ceux-là faisaient la route à pied ;
l'embarcation n'était réservée qu'à cette belle noblesse en mal
de sensations fortes.
La
Loire est la rivière royale, rien de plus naturel en somme qu'elle
ouvrît son lit à un tel équipage. Seul le voiturier et ses trois
hommes d'équipage représentaient ce tiers-état, bien peu respecté
par une noblesse de cour aux mœurs dissolues et au mépris hautain.
Si nous étions sorti de l'époque féodale, la vie n'était pourtant
pas facile pour les manants et les croquants, les gens de peu et de
modeste condition.
Plus
d'une fois, lors de ce voyage aux mille et une étapes, les matelots
avaient serré les poings et les dents pour se retenir de répliquer
à une invective ou un propos insultant. La jeunesse et l'insouciance
des passagers ne justifiaient en rien de manquer ainsi de respect à
ceux qui s'arqueboutaient sur la bourde ou la piautre pour le bon
plaisir d'oisifs dédaigneux.
L'équipage
soufflait quand la méchante troupe descendait du bateau pour aller
envahir une belle demeure et y célébrer durant quelques jours des
agapes sans fin. C'était alors au tour de la domesticité de subir
les avanies des capricieux insouciants. Chacun avait sa part de
misère ; seuls les barons, ducs, princesses et vicomtesses à
la particule ridicule ignoraient ce que signifiaient la peine et le
labeur.
Pourtant,
vers le 25 avril de cet an vraiment de grâce, tout bascula pour eux.
Alors que les martinets noirs étaient revenus dans le ciel ligérien
pour annoncer le retour des beaux jours, un étrange personnage fit
son apparition sur les rives de la Loire. L'homme était un de ces
sages qui vont sur les chemins. Celui-ci avait dans son allure une
dignité et une prestance qui imposaient le silence à son approche.
Il
était grand et mince, avait le visage clair et des yeux si sombres
qu'ils semblaient vous percer au plus profond de l'âme. Il acceptait
les offrandes qu'on lui faisait spontanément. Ni mendiant ni
pèlerin, ni trimard ni vagabond, il se dégageait de sa personne
comme une aura mystérieuse empreinte de mysticisme. Il avait
toujours, depuis ce jour où on le vit apparaître, un martinet noir
accroché à son épaule. Ce détail, plus que tous les autres,
intriguait et inquiétait ...
L'homme
avait remarqué le manège de la troupe frivole. Il avait entendu les
plaintes de ceux qui avaient eu à subir ses exigences et ses
remarques acerbes. Que ce soit sur terre ou bien sur l'eau, jamais
son comportement n'était conforme à ce qu'on était en droit
d'attendre de jeunes gens, tous issus de bonnes et nobles familles.
Quand cette jeunesse détestable passait à proximité de lui, son
compagnon ailé se mettait à pousser des cris perçants qui vous
glaçaient le sang.
Plus
il suivait le parcours de ces bouffis d'orgueil , plus cet étrange
personnage désapprouvait leur inconduite, leurs frasques et leurs
propos vis-à-vis de ceux qui les servaient. Un mois durant, en
effet, au cours de leurs déplacements, en les observant
attentivement, il avait compris que rien ici-bas ne leur ferait
atteindre à la sagesse et à la modération. Il guettait son heure.
Le martinet noir, désormais, à leur approche, s'envolait et
continuait à crier en tournoyant autour d'eux !
C'est
une escale au château de Chaumont sur Loire qui servit de prétexte
à son intervention. Les muscadins et leurs damoiselles énamourées
s'étaient conduits plus mal encore qu'à l'accoutumée. Ils avaient
fait une partie de colin-maillard dans le jardin de cette agréable
bâtisse qui domine la Loire de sa grâce magnifique. Nul de ces
histrions n'avait songé à admirer, de là, une vue aussi imprenable
que magnifique.
Leur
jeu terminé, les étourdis et insouciants nobliaux avaient laissé
le jardin en un désordre indescriptible. Les jardiniers avaient bien
voulu protester alors qu'il en était encore temps mais le plus
intrépide des noceurs avait souffleté un vieil homme en guise de
réponse. La joyeuse troupe avait achevé ensuite de détruire ce
qui restait encore debout.
Notre
mystérieux marcheur des rives avait assisté à la scène. Il avait
rasséréné les ouvriers de la terre, leur promettant qu'un jour,
leur jardin serait le plus beau du pays, qu'il y viendrait des
milliers de visiteurs admirer un spectacle unique et sans cesse
renouvelé d'année en année. Pour l'heure, leur peine allait avoir
sa vengeance : il se disposait à punir comme il se doit ceux
qui foulent au pied le travail des hommes et celui de la nature ….
L'homme
était si sentencieux en prononçant ces paroles qu'aucun des
serviteurs du château ne songea à les mettre en doute . Ils se
turent et reprirent leur travail, certains que le curieux prophète
allait leur rendre justice d'une manière qui serait appropriée à
l'injure qu'ils venaient de subir. La suite leur prouverait qu'ils
avaient eu raison de lui faire confiance.
Quand,
après deux jours de beuveries et de banquets, la bande scélérate
voulut remonter à bord de son embarcation, elle trouva, couché en
travers de la passerelle, ce grand escogriffe que personne n'avait
même remarqué jusqu'alors. Le plus impertinent de ces lurons voulut
le rudoyer de quelques coups du pommeau de sa canne. Aussitôt, le
martinet noir vint tournoyer autour de lui, cherchant manifestement à
lui crever les yeux.
Le
muscadin essaya de se défendre avec sa canne mais, comme par magie,
elle se transforma en un serpent redoutable qu'il lâcha
immédiatement dans un cri d'effroi. Toute la compagnie se dispersa ;
le courage n'étant pas la vertu première de ces écervelés
irrespectueux. C'est alors que l'homme couché se leva, appela le
martinet qui cessa d'agresser le piteux vicomte et vint se poser sur
son épaule.
Le
calme manifestement revenu, ceux que la peur avait éparpillés
s'étaient à nouveau regroupés, se sentant manifestement plus forts
quand ils faisaient masse. C'est encore le vicomte discourtois qui
prit la parole, demandant sur-le-champ à ce manant de laisser le
passage à ses compagnons ainsi qu'à sa noble personne. Le ton était
sans appel, piquant et dédaigneux comme il convient à un puissant
de s'adresser au menu fretin.
Le
grand échalas au martinet perché s'écarta, un sourire sur le coin
des lèvres et, dans les yeux, des éclairs qui auraient dû alerter
des êtres plus attentifs aux autres. La troupe monta gaillardement
sur le vaste chaland pour se rendre à l' étape suivante. L'équipage
faisait grise mine : il n'était pas ravi, c'est le moins que
l'on puisse dire, de retrouver ces maudits !
C'est
alors que le personnage, s'adressant aux mariniers et à leur facteur
d'un ton qui n'admettait aucune contradiction, leur ordonna de
descendre ; ce qu'ils firent sans sourciller. Il y avait dans
l'ordre comminatoire de cet inconnu ce je ne sais quoi
d'indéfinissable qui exige l'obéissance sur le champ.
Alors,
d'un coup de talon, il repoussa la passerelle, libéra les dernières
amarres et d'une voix de tonnerre, les bras tendus vers le ciel,
l'homme proféra des paroles qui résonnent encore sur la Loire.
« Vous qui ne respectez rien ni personne, vous qui vous pensez
au-dessus des hommes et de la nature, je confie votre destinée à la
Loire et à son bon vouloir. Malheur à celui ou celle d'entre vous
qui voudra descendre du navire avant que le martinet n'ait posé le
pied sur la rive. Je vous le confie, il sera votre ange gardien, si
je puis le nommer ainsi. Bon vent et rendez-vous au quatre cents
diables si vous êtes encore de ce monde ! »
Le
martinet alla se percher au sommet du girouet. Il considérait d'un
air méprisant ses nouveaux compagnons dont aucun n'avait songé à
regarder comment allait la manœuvre sur un tel bateau. Les dés
étaient jetés : ils devaient apprendre ou bien périr au
premier obstacle venu. La peur est souvent bonne conseillère et ils
comprirent bien vite comment guider leur grande embarcation.
Ils
n'étaient pas arrivés à Amboise, étape suivante de leur périple
des châteaux et des fêtes, que le maniement de la bourde et de la
piautre n'avait plus de secrets pour eux. C'est au terme d'un
accostage des plus réussis, pour des débutants, que la folle troupe
aborda les quais de la cité. Le fameux vicomte, toujours le plus
prompt à se mettre en avant, se moquant éperdument de la
recommandation du sinistre personnage, sauta gaillardement sur le
pierré avant la fin de la manœuvre. Le martinet étant encore sur
la vergue : il n'avait manifestement pas respecté la
malédiction du vagabond.
Dans
l'instant où il mit pied à terre, le pauvre garçon tomba en
poussière ! Ainsi, à la stupeur générale de ses acolytes, il
s'avérait que les propos du maître du martinet n'étaient pas des
paroles en l'air. Nul ne souhaita vérifier à son tour la véracité
de la menace. Il fallait que l'oiseau quittât son perchoir et allât
se poser sur le quai …
Pour
être de grands personnages ils n'en étaient pas moins d'une
inculture totale en ce qui concerne les habitudes des animaux comme
de toutes les choses de la nature. L'éducation dans un palais ne
permet pas de se familiariser avec son environnement ; aucun d'eux ne
savait que le martinet ne va jamais à terre.
Ils
eurent beau lui lancer du pain, l'appeler, l'amadouer ou le menacer,
l'oiseau volait et revenait immanquablement se percher le plus haut
possible pour échapper aux plaintes des matelots d'occasion. Les
trois jours de la fête, ils les passèrent à quai, loin des agapes
et des musiciens. La menace était trop redoutable pour tenter le
diable.
Ils
partirent d'Amboise ; le redoutable pont de Tours les attendait.
Personne n'avait souhaité monter à leur bord ; ce qu'il était
advenu du vicomte avait suffi à effrayer le plus redoutable
marinier. Ils devaient se débrouiller seuls et espérer que dans la
ville de Saint Martin, le martinet allait se décider à se dégourdir
les pattes.
Il
y a de la chance toujours pour la canaille. Le bateau franchit
l'obstacle sans encombre. Puis, voulant accoster en aval de celui-ci
pour espérer enfin sortir de cette prison aquatique, nos pitoyables
héros comprirent alors que se poser sur la berge le nez au courant
n'était pas la bonne procédure. L'expérience ne s'acquiert que
dans la nécessité : ils le découvraient à leurs dépens.
Tout ce savoir marinier ne leur était pourtant d'aucune utilité :
ils ne pouvaient pas faire commerce sur un navire dont il est
impossible de sortir.
À
cette escale, une fois encore, le martinet resta sourd à leurs
plaintes. Perché ou bien volant en l'air, l'oiseau ne posait
jamais les pattes sur le sol. Cette fois encore, il fallut repartir
sans avoir pu parcourir les rues d'une ville, pourtant si
accueillante. Un rendez-vous se présentait à eux dans la forteresse
de Langeais. La fille aînée de la duchesse était à bord et elle
espérait pouvoir retrouver sa chère mère.
Au
pied du château, le martinet avait pris son envol pour se poster sur
les créneaux d'une tour. La fille de la duchesse n'y pouvant plus
tenir, crut que cela équivalait à poser les pattes à terre. Contre
l'avis de ses camarades, elle descendit de leur prison flottante.
Elle connut dans l'instant le sort terrible du vicomte. Elle se
volatilisa sous les yeux d'une mère qui se ne remit jamais d'un tel
chagrin. Non, le vagabond ne les avait pas trompés : son
maléfice était des plus redoutables.
Les
pauvres comparses repartirent, la mort dans l'âme et ainsi, d'étapes
en étapes, ils se sentirent de plus en plus englués dans un piège
mortel. Le martinet, toujours en l'air, ne se posait jamais. Ils
étaient condamnés à une mort lente, sur un bateau qui serait leur
tombe. Heureusement pour eux, dans leur malheur, les braves gens
dont, il y a peu, ils moquaient sans honte ni mesure, leur faisaient
parvenir des paniers de victuailles …
Le
temps passa, le bateau allait d'étapes en étapes dans une avalaison
insensée. Pourquoi ne restait-il pas en place ? C'est un mystère
qu'il ne nous appartient pas de comprendre ici. C'est au premier août
que le navire doubla Paimbœuf et laissa derrière lui notre Loire.
C'est aussi en ce jour que le martinet rejoignit ses congénères
pour sa longue migration annuelle. Étrange coïncidence que ne
remarquèrent même pas les malheureux, qui n'étaient plus que
l'ombre de la joyeuse troupe du départ.
Que
se passa-t-il ensuite ? Nul ne le saura jamais. Ce fut le 25 avril de
l'année suivante que le martinet retrouva le navire perdu au milieu
des flots. Un silence terrifiant l'accueillit. Plus aucune trace des
jeunes gens insouciants d'alors. Perdus à jamais, ils avaient
préféré la disparition dans les eaux profondes de l'Océan, à la
malédiction du vagabond.
Le
martinet n'en fut pas surpris et s'envola dans l'instant pour
rejoindre son maître. Quand il vint se poser sur son épaule, il lui
fit comprendre en quelques cris aigus que la sentence était
accomplie. L'homme n'en fut ni heureux ni soulagé. Il savait que
cette aventure ne servirait jamais de leçon et qu'il retrouverait
encore bien des fois sur son chemin des humains arrogants et
méprisants à l'égard des plus humbles.
Il
lui faudrait encore, des siècles durant, punir ceux qui dépassaient
les limites de la bienséance et du respect. La menace du martinet
n'avait jamais infléchi les plus vilains. Il le savait mais
continuait son chemin car telle était sa mission qui risquait de ne
jamais connaître de fin.
Si
vous êtes de ceux qui risquent de déclencher le courroux du
vagabond au martinet, si vous avez un peu d'humanité, ne le
contrariez pas et apprenez à voir dans ceux que vous prenez pour des
marauds, des sacripants et des foutriquets, vos semblables en
humanité. Vous ne deviendrez alors jamais homme politique et vous ne
vous en porterez que mieux !
Scélératement
leur.
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