Un
petit goût de silex
Il
était une fois une jeune et belle servante qui s’était louée
pour travailler chez des maîtres, vignerons opulents, installés
entre Bué et Menetou Ratel, près de Sancerre, là sans doute où
l’on fait le meilleur des vins blancs de Loire. La Rouline, tel
était son sobriquet, était vaillante en diable pour les travaux des
vignes comme pour ceux de la maison.
Mais
c’est surtout dans le secret de l’alcôve qu’elle mettait le
plus de cœur à l’ouvrage, en comblant de mille et une caresses,
le fils du domaine, un solide galopin qui avait trouvé tout son
contentement avec cette sacrée luronne. C'eût été le bonheur
parfait si, par malheur, le ventre de la pauvrette ne s'était mis à
gonfler.
Nous
étions juste au sortir des effroyables événements de l’année de
peu de grâce, 1572. À partir du 3 janvier, les habitants de
Sancerre,ville perchée sur son piton rocheux qui domine la Loire,
résistèrent vaillamment, à l'initiative de leur maire,au siège
des troupes catholiques. Ce bastion huguenot était peuplé de
Berrichons, gaillards réputés tout autant pour leur bravoure que
leur obstination. « Plus têtu qu’un âne », dit-on des
gens de ce beau pays ; et l’on a bien raison.
L’affaire
pourtant tourna au drame en dépit de l'incontestable détermination
des assiégés. On évoque encore, dans les livres d’histoire, la
journée du 19 mars ; quand la troupe, sous les ordres du Comte
de la Châtre, avait établi une brèche dans les remparts. C’était
sans compter sur l’adresse diabolique des vignerons protestants,
réfugiés derrière les remparts et qui, avec leurs frondes,
taillèrent en pièce la soldatesque. Depuis ce jour, on évoque avec
admiration les arquebuses de Sancerre qui n’étaient que frondes
lançant des cailloux.
Hélas,
le 19 août, la ville avait été réduite à la capitulation par
les affres de la privation et de la famine. Le maire, instigateur de
la résistance, Guillaume le Bailli-Johanneau, fut jeté vivant dans
un puits. Il n’est pire trépas pour un Sancerrois. Il aurait sans
aucun doute préféré périr noyé dans un foudre de vin de pays.
Mais, revenons à notre histoire, qui, elle aussi, fit couler
beaucoup de salive.
La
grande ferme vigneronne faisait face au Carroy de Marloup. C’est là
que, disait-on dans la contrée, à minuit, les soirs de pleine Lune,
tous les sorciers et les birettes du Berry se réunissaient pour leur
grand Sabbat. C’est sans aucun doute par une nuit de Sabbat que
Jean, le fils de la maison, engrossa la pauvre Rouline ; il ne
pouvait en être autrement.
La
pauvrette cacha son forfait aussi longtemps qu’elle le put,
travaillant en dépit des nausées et de la fatigue, jusqu’au jour
où son état ne laissa aucun doute dans l’esprit du maître.
L’homme, un catholique sévère, la chassa dans l’instant, sans
même chercher à comprendre quel était l’auteur de la chose.
Jean, pleutre, et redoutant surtout la colère paternelle, se garda
bien d’avouer sa responsabilité.
La
Rouline n’avait plus qu’à faire son baluchon et quitter dans
l’instant cet emploi. Elle était déshonorée et portait son
péché de manière si visible que tout le pays en était informé.
Pour elle, l’avenir était bien sombre : elle serait
fille-mère : la risée des bigotes et des notables. Personne ne
l'emploierait dorénavant.
Elle en était à se lamenter quand elle fut rattrapée par le sort,
lui qui ne l’avait jamais favorisée . Le vigneron constata la
disparition de chandeliers d’argent qui trônaient habituellement
sur la maie de la grande pièce de vie. Dans son esprit, comme dans
celui des juges, ce larcin ne pouvait être que le fait de la
pauvrette, pour se venger ou bien tenter de subvenir à ses futurs
besoins.
L’enquête
fut rondement menée. Le pouvoir royal, qui retrouvait sa légitimité
en ce territoire, profita de l’aubaine pour démontrer son autorité
et sa sévérité. Bien que les pièces à conviction ne fussent pas
retrouvées et, en dépit des dénégations incessantes de la
Rouline, la sentence tomba, impitoyable : la pendaison.
La
justice cependant avait quelque humanité. La Rouline portait un
enfant. Il lui fut accordé un délai avant son exécution pour aller
jusqu’au terme de sa faute. Imaginez les tourments de la future
mère : à l’inconfort de la geôle s’ajoutaient les
cauchemars suscités par sa fin prochaine et le désespoir de ne
jamais voir grandir son enfant. On ne peut imaginer parturiente plus
en souffrance que cette pauvrette.
Quand
les douleurs la prirent, elle savait que sa fin était proche. La
justice de l’époque ne s’embarrassait pas de considérations
humanitaires. La justice divine non plus, car l’enfant était mort-
né. Voilà qui résolvait également le sort de ce pauvre petit
ange. Sans lui laisser le temps de revenir de ses couches, le
bourreau vint s’emparer de la Rouline pour faire un office qui
n’avait que trop tardé.
On
conduisit la malheureuse sous un énorme chêne. Celui-ci faisait
l’admiration de tous, tant il était beau, haut, puissant. C’est
sous cet arbre qu’une corde fut accrochée pour que la justice
puisse passer. Devant une foule silencieuse, la Rouline rendit son
dernier souffle. On se signa, certains crachèrent sur le sol et
d’autres dirent d’étranges malédictions. La nuit qui approchait
serait celle de la pleine Lune ; il y avait de quoi s’inquiéter
dans ce coin du Berry où les superstitions font florès.
Est-ce
le cri du loup cette nuit-là sur les hauteurs de Bué, la crainte du
Sabbat ou bien le remords et la culpabilité qui poussèrent le
responsable de ce drame à venir sous le chêne à la minuit ? Nul ne
le saura jamais. Jean portait son fardeau, sa lourde conscience et le
poids, à la fois du péché de chair, de sa lâcheté et de ses
mensonges, car, abjection effroyable, c’est lui qui avait dérobé
les chandeliers pour que la Rouline fût accusée. Il pensait ainsi
se mettre à l’abri de tout aveu en ce qui concernait la rondeur
du ventre de la servante de son père.
C’est
un garçon totalement désemparé, détruit et plein de repentance
qui s’agenouilla sous l’arbre pour demander pardon au maître des
cieux. Une chouette s’envola du chêne ; il en fut effrayé.
Mais pire encore, il sentit une présence derrière son dos :
une main se posa sur son épaule, une main vieille, ridée, puissante
aux ongles terrifiants.
Jean
était incapable de se retourner. Il venait de faire sous lui ;
il était totalement décomposé. La mystérieuse présence s’exprima
une autre fois. De son autre main, elle tendit, devant les yeux du
larron, une corde en chanvre. Un nœud coulant y avait été préparé.
Jean n’eut pas besoin d’autres explications, il se leva et
réalisa ce qu’on lui enjoignait de faire. Il rejoignit La Rouline,
à l’heure où habituellement, il jouissait d’elle...
Quand
ses pieds cessèrent de s’agiter, le bruit d’une cordelette qui
fend l’air se fit entendre. Puis un sifflement le remplaça, bref
et soudain. Un choc s’en suivit et la tête du pendu reçut une
pierre. Au loin, une ombre s’enfuyait ; elle avait à la main
une fronde. Elle disparut dans la nuit, s’envola ou bien se dissipa
dans un rire sardonique.
Au
loin, les douze coups de la minuit sonnèrent. Les sorciers et les
birettes se regroupèrent alors et firent une folle farandole autour
du chêne et de ce corps qui se balançait sous leurs yeux. De cette
nuit-là, l’arbre cessa de croître. Il s’étiola au fil des
années, se transformant progressivement un vieux tronc stérile et
creux. Le souvenir de cette nuit de sinistre mémoire disparut dans
la région et seul, l’étrange nom de Châgne à la Rouline
persista jusqu’à nous.
Certains
prétendront que ce récit est né d’un abus de vin blanc. Laissons
parler les mauvaises langues ; c’est la jalousie ou
l’ignorance qui les fait agir ainsi. Reconnaissons cependant que,
si ce blanc d’ici est d'une telle délicatesse, il la doit à son
terroir rempli de silex, ceux-là même qui étaient projetés dans
les frondes de Sancerre.
Frondement
vôtre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire