Résilience.
Gaston,
encore jeune homme, était de ces mariniers qui, un soir de beuverie,
avait croisé des recruteurs de la Royale. Quelques chopines plus
tard, il avait signé ce que beaucoup de ses camarades plus vieux et
forcément raisonnables, pensaient être son arrêt de mort. Nous
étions en 1778 au moment où la France venait ouvertement d'entrer
en guerre contre nos meilleurs ennemis, les Anglais, pour aller
prêter main-forte aux insurgés américains.
A
peine le temps de se dégriser que Gaston avait déjà quitté sa
Loire et ses bateaux pour embarquer à bord du vaisseau : « Le
Palmier », gouverné d'une main de fer par le baron d'Arros. Ce
fut un Ardéchois, le capitaine André Amblard qui remarqua le garçon
pour son adresse à manier les bouts et son agilité de singe. Il
faut avouer que Gaston, quoique minot sur la rivière, avait déjà
acquis une grosse réputation de gabier expert.
Le
Capitaine Amblard savait reconnaître les hommes de valeurs et se
moquait de leurs origines. Lui qui avait également franchi tous les
échelons de la hiérarchie, voyait en ce Ligérien intrépide, un
soldat qui allait suivre son parcours. S'il se trompa sur l'envie de
Gaston de faire une carrière militaire, il n'eut pas à regretter la
confiance qu'il avait placée en lui.
Après
trois années de haute mer, de batailles et de blocus, la bataille
décisive allait mettre en pleine lumière Gaston et André. En ce
début de septembre de l'an de grâce 1781, François Joseph Paul de
Grasse était à la tête d'une armada de vingt-quatre vaisseaux
accompagnés de corvettes et de frégates. Face à eux, le redoutable
amiral Thomas Graves.
Le
choc eut lieu le 5 septembre et, de cette bataille furieuse, André
fit un morceau de bravoure, rédigeant ces cahiers de guerre
rassemblés dans « es mémoires d'un Capitaine ». Gaston
quant à lui en serait marqué toute sa vie ; au milieu de
cette bataille gigantesque, perché dans le grand hunier, notre gars
se bouchait en vain les oreilles pour atténuer les gueulements
épouvantables des soixante-quatorze canons de son navire.
Gaston
et André furent des héros anonymes de l'une des trop rares
victoires françaises sur la Royal Navy ; avoir participé à
la bataille de Chesapeake, était leur grand titre de gloire.
Heureux de rentrer entier au terme de cet épisode qui avait laissé
deux cent trente de ses compagnons au fond, Gaston, après ses cinq
années d'engagement, ne songeait plus qu'à retrouver sa Loire et la
tranquillité de ses chalands .
A
son retour, auréolé de cet exploit, il n'eut de cesse de raconter
et d'enjoliver sans cesse, ce fait d'armes qui avait décidé de la
victoire des insurgés en 1783. Bien vite pourtant ses collègues,
les oreilles saturées par cette aventure exotique : cette
bataille navale qui tournait en boucle dans la bouche du héros, le
boudèrent et le tinrent quelque peu à l'écart.
Le
pire pourtant pour lui furent les revers qu'il essuya du côté des
jupons. Lui qui savait la gent féminine sensible au prestige de la
guerre et de l'uniforme, s'imaginait charmer les demoiselles par son
récit sanglant et haletant. Résultat catastrophique : le grand
guerrier se retrouvait à chaque fois le bec dans l'eau, les petites
s'empressant de tourner les talons à son approche.
Le
pauvre Gaston sans rien comprendre à ces rebuffades qu'il prenait
pour de la jalousie ou de l'indifférence de femmes fragiles, en
rajoutait à chaque fois un peu plus dans la noirceur de sa bataille,
s'imaginant plus que jamais séduire celles qui passaient à
proximité de son bavardage belliqueux. Les dames s'envolaient aussi
vite que les oiseaux au premier coup de canon.
Le
pauvre garçon devint aussi malheureux que les pierres. C'est qu'il
avait pris de l'âge à bourlinguer ainsi sur la mer océane et,
tandis que beaucoup de ses compagnons avaient convolé, lui restait
vieux gars et en éprouvait, au fil du temps, une grande amertume. Il
s'enfonçait dans son récit, précisément celui qui le rendait
insupportable à ceux et celles qui n'avait pas quitté la douceur de
la Loire.
Ainsi
se morfondait notre pauvre Gaston. Quand trouverait-il une gentille
petite femme qui ne relèverait pas ses jupons pour s'enfuir à son
approche ? Cependant tout n'était pas perdu pour le cœur en
détresse : une demoiselle, redoutant de coiffer bientôt Sainte
Catherine, aurait bien trouvé à son goût ce diable de bavard s'il
n'était pas flanqué de cette histoire à dormir debout. Prénommée
Agnès, elle était donc destinée à épouser un Gaston.
Agnès,
un jour, se donna le courage de supporter, toute une soirée, le
récit sans cesse répété du pauvre Gaston. Au terme d'une bataille
qui n'en finissait pas de se gagner, le marinier lui avoua, enfin,
une passion folle et la pria de revenir le voir le lendemain ;
ce que fit Agnès qui avait bien de la patience.
Gaston
ne lui susurra que deux ou trois mots gentils avant de recommencer sa
litanie navale. C'est alors que, sans lui permettre d'aller plus loin
dans l'horreur des canonnades, Agnès en lui touchant délicatement
le bras, déclara : « Mon cher Gaston, vous dites me trouver
charmante et avoir un peu d'amour dans votre cœur pour moi. Je n'en
crois rien. En réalité, c'est de ce guerrier, resté sur les
navires de sa majesté, que vous êtes follement épris. Cessez de
parler de votre guerre et vous découvrirez l'amour ! »
Sans
un regard pour le bavard, Agnès s'en alla. Gaston passa la soirée,
seul, à ressasser cette incroyable réflexion. Amoureux du soldat
qui persistait dans son souvenir, amoureux de ce passé glorieux qui
le rendait aveugle à son présent de simple batelier ! Elle
n'avait pas tort ; jamais personne ne lui avait tenu pareille
parole de vérité.
De
ce jour, si sa mémoire resta indemne, sa langue n'évoqua plus
jamais cet épisode qui lui avait mis toute la Loire à dos. Gaston,
redevenu charmant compagnon, ne laissa pas son Agnès coiffer Sainte
Catherine et fut pour elle le meilleur des maris. Ils passèrent bien
des années ensemble, eurent des enfants et des petits-enfants.
Agnès
sur le tard cependant, demanda à Gaston de transmettre aux siens le
souvenir de son passé lointain mais il n'en voulut jamais rien
savoir. Il garda à jamais, dans la gibecière de sa mémoire, ce
récit qui se perdit dans les sables de la Loire. Il en avait trop
parlé à son retour et désormais, la Révolution puis l'Empire
avaient appris aux gens raisonnables à se défier des aventures
guerrières.
Quand
il mourut, au terme d'une belle vie de marinier et de bon mari, il
emporta dans la tombe ce qui avait fini par être oublié de tous le
long de la rivière. Il fallut qu'un Capitaine, quelque part en
Ardèche, couchât sur le papier son récit picaresque, pour que je
puisse ici vous restituer une part bien mince de l'aventure de cet
incroyable flibustier de Loire.
À
trop parler, on finit par ne plus être écouté. Gaston, grâce à
Agnès, l'avait compris à temps. Il est possible que votre serviteur
n'ait pas la sagesse de ce brave garçon. Je vais me taire pour que
vous ne me tourniez point le dos. J'entends le canon qui tonne, je
vois la mer qui se couvre de sang ; il est plus que temps que je
ferme mon clapet …
Belliqueusement
vôtre.
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