jeudi 6 juin 2019

La canette abandonnée …

Carton rouge aux malotrus !



Il était une fois une petite canette en verre qui vivait heureuse en compagnie des siens. Blottie bien tranquillement dans son pack, elle coulait des jours heureux dans le dépôt d'une grande brasserie hollandaise. Elle avait mérité toutes les attentions d'une industrie plus soucieuse de la promotion de son produit que de sa fabrication. Elle savait qu'elle allait avoir une vie rapide au service d'une belle idée de la fête. Elle se trompait !

Bien vite, elle fut transbahutée à travers l'Europe, de hangars en hangars, profitant du va-et-vient incessant de gros semi-remorques qui sillonnent nos routes pour porter la bonne parole d'un commerce en mouvement. Elle finit son périple dans un rayon d'une modeste épicerie de quartier. Tout le monde ne peut prétendre aux rayons spécialisés de notre hyper-marché, ni même, honneur suprême, à une tête de gondole. Pourtant, elle allait se rattraper par la suite !

Elle avait le privilège d'appartenir à une grande famille. Pas moins de vingt-trois autres petites sœurs partageaient son fragile emballage de carton, avec poignée pour permettre un déplacement facile lors d'une bacchanale réussie. Elle se doutait que son contenu allait être avalé sans ménagement . Il n'était pas promis à la distinction du récipient en verre ; c'est dans un gosier, directement à son goulot, que sa bière serait vraisemblablement consommée.

On l'avait prévenue. La mode faisait désormais d'elle et de ses pareilles, les reines de la fête extérieure et impromptue. Un groupe allait s'emparer d'elles, elles iraient aux abords d'un lieu festif ; elles seraient bues à grandes lampées, elles seraient avalées sans autre plaisir que celui de la recherche de l'ivresse. Et c'est ce qu'il finit par advenir ! Notre héroïne allait boire la ciguë jusqu'à l'hallali. 
 
Ils n'étaient pas très jeunes ; il ne faut pas mettre tous les maux sur la seule jeunesse. Les travers sont équitablement partagés entre les générations. Il y avait des hommes et des femmes : nulle spécificité de genre dans ces comportements déviants. Ils étaient en bord de Loire, vous l'aviez deviné, sur les quais d'une grande ville, tout près du centre stratégique des soirées festives.

Notre canette fut prise au hasard par une main virile. Elle passa vraiment bien peu de temps en cette compagnie. Elle fut vidée plus vite qu'il ne faut pour l'écrire et termina sa course, d'un jet superbe, dans la rivière toute proche. Elle n'avait pas à se plaindre : elle aurait pu finir cendrier avant que de subir le même sort ou bien projectile contre les pavés de la berge.
Elle commença alors un trajet incertain. Flottant entre deux eaux, le culot respirant à peine quelques gorgées d'air pur, elle se maintint ainsi à flot une bonne centaine de mètres. Elle se frotta délicatement aux bateaux à quai, se trouva prise au piège quelques minutes de chaînes et de bouées avant d'aller affronter le passage d'un pont.

Elle fut bousculée, chahutée par les flots tumultueux. Elle se chargea de quelques gouttes d'eau ; elle flottait beaucoup moins bien et finit par couler quelques mètres plus loin. Elle termina son escapade sur un tapis de sable à quelque distance d'une berge en herbe. Elle allait finir là, oubliée des hommes, sans espoir de jamais revoir la terre ferme.

Pourtant, les hommes ne l'oublièrent pas. Plus tard, bien plus tard, elle fut réveillée de son sommeil profond par des bruits à l'entour. Un autre groupe, sans doute des plus jeunes cette fois, jetait dans la Loire tout ce qui lui passait sous la main Une grosse pierre vint la briser en mille éclats. Ainsi se termina la vie de notre canette inutile et vide.

Le temps passa encore. Elle gisait, éparpillée et sournoise. Elle finit par croiser le pied nu d'un enfant qui venait patauger dans l'onde claire. Elle se fit tesson tranchant et sans pitié. Une belle entaille, une plaie profonde qui vous saigne à plaisir. Le gamin hurla et dut être conduit bien vite aux urgences. Elle venait de se rappeler au souvenir de parents, qui, étrange raccourci de l'histoire, avaient participé à cette soirée bachique.

Depuis ce premier exploit, notre canette attend encore son heure. Elle ne désespère pas de blesser encore, de déchirer une plante de pied, juvénile de préférence. Elle a tout son temps. Elle sait attendre, elle n'a plus que ça à faire. Tôt ou tard, elle trouvera une nouvelle victime. Elle est l'une des innombrables autres bouteilles en verre qui jonchent nos rivières. Les hommes les ont jetées, dans un geste de mépris suprême ; elles leur rendront la monnaie de leur pièce, dans un jour ou bien dans dix ans !

De cette bien triste histoire, il ne faut retenir que la morale des saloperies qui jonchent nos cours d'eau. Si vous ne les recyclez pas, elles se rappelleront tôt ou tard à votre bon souvenir. Mais, comme elles n'ont pas de mémoire, il est fort probable que leur vengeance sournoise blesse un être innocent. On ne souille pas impunément l'onde pure ; la fable en son temps vous le disait déjà, vous l'avez, depuis, malheureusement oublié.

Cartonrougement vôtre. 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ?

  Partir À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ? Ces éternels prisonniers de leurs entraves Ils ont pour seules v...