Carton
rouge aux malotrus !
Il
était une fois une petite canette en verre qui vivait heureuse en
compagnie des siens. Blottie bien tranquillement dans son pack, elle
coulait des jours heureux dans le dépôt d'une grande brasserie
hollandaise. Elle avait mérité toutes les attentions d'une
industrie plus soucieuse de la promotion de son produit que de sa
fabrication. Elle savait qu'elle allait avoir une vie rapide au
service d'une belle idée de la fête. Elle se trompait !
Bien
vite, elle fut transbahutée à travers l'Europe, de hangars en
hangars, profitant du va-et-vient incessant de gros semi-remorques
qui sillonnent nos routes pour porter la bonne parole d'un commerce
en mouvement. Elle finit son périple dans un rayon d'une modeste
épicerie de quartier. Tout le monde ne peut prétendre aux rayons
spécialisés de notre hyper-marché, ni même, honneur suprême, à
une tête de gondole. Pourtant, elle allait se rattraper par la suite
!
Elle
avait le privilège d'appartenir à une grande famille. Pas moins de
vingt-trois autres petites sœurs partageaient son fragile emballage
de carton, avec poignée pour permettre un déplacement facile lors
d'une bacchanale réussie. Elle se doutait que son contenu allait
être avalé sans ménagement . Il n'était pas promis à la
distinction du récipient en verre ; c'est dans un gosier,
directement à son goulot, que sa bière serait vraisemblablement
consommée.
On
l'avait prévenue. La mode faisait désormais d'elle et de ses
pareilles, les reines de la fête extérieure et impromptue. Un
groupe allait s'emparer d'elles, elles iraient aux abords d'un lieu
festif ; elles seraient bues à grandes lampées, elles seraient
avalées sans autre plaisir que celui de la recherche de l'ivresse.
Et c'est ce qu'il finit par advenir ! Notre héroïne allait boire la
ciguë jusqu'à l'hallali.
Ils
n'étaient pas très jeunes ; il ne faut pas mettre tous les
maux sur la seule jeunesse. Les travers sont équitablement partagés
entre les générations. Il y avait des hommes et des femmes :
nulle spécificité de genre dans ces comportements déviants. Ils
étaient en bord de Loire, vous l'aviez deviné, sur les quais d'une
grande ville, tout près du centre stratégique des soirées
festives.
Notre
canette fut prise au hasard par une main virile. Elle passa vraiment
bien peu de temps en cette compagnie. Elle fut vidée plus vite qu'il
ne faut pour l'écrire et termina sa course, d'un jet superbe, dans
la rivière toute proche. Elle n'avait pas à se plaindre : elle
aurait pu finir cendrier avant que de subir le même sort ou bien
projectile contre les pavés de la berge.
Elle
commença alors un trajet incertain. Flottant entre deux eaux, le
culot respirant à peine quelques gorgées d'air pur, elle se
maintint ainsi à flot une bonne centaine de mètres. Elle se frotta
délicatement aux bateaux à quai, se trouva prise au piège quelques
minutes de chaînes et de bouées avant d'aller affronter le passage
d'un pont.
Elle
fut bousculée, chahutée par les flots tumultueux. Elle se chargea
de quelques gouttes d'eau ; elle flottait beaucoup moins bien et
finit par couler quelques mètres plus loin. Elle termina son
escapade sur un tapis de sable à quelque distance d'une berge en
herbe. Elle allait finir là, oubliée des hommes, sans espoir de
jamais revoir la terre ferme.
Pourtant,
les hommes ne l'oublièrent pas. Plus tard, bien plus tard, elle fut
réveillée de son sommeil profond par des bruits à l'entour. Un
autre groupe, sans doute des plus jeunes cette fois, jetait dans la
Loire tout ce qui lui passait sous la main Une grosse pierre vint la
briser en mille éclats. Ainsi se termina la vie de notre canette
inutile et vide.
Le
temps passa encore. Elle gisait, éparpillée et sournoise. Elle
finit par croiser le pied nu d'un enfant qui venait patauger dans
l'onde claire. Elle se fit tesson tranchant et sans pitié. Une belle
entaille, une plaie profonde qui vous saigne à plaisir. Le gamin
hurla et dut être conduit bien vite aux urgences. Elle venait de se
rappeler au souvenir de parents, qui, étrange raccourci de
l'histoire, avaient participé à cette soirée bachique.
Depuis
ce premier exploit, notre canette attend encore son heure. Elle ne
désespère pas de blesser encore, de déchirer une plante de pied,
juvénile de préférence. Elle a tout son temps. Elle sait attendre,
elle n'a plus que ça à faire. Tôt ou tard, elle trouvera une
nouvelle victime. Elle est l'une des innombrables autres bouteilles
en verre qui jonchent nos rivières. Les hommes les ont jetées,
dans un geste de mépris suprême ; elles leur rendront la
monnaie de leur pièce, dans un jour ou bien dans dix ans !
De
cette bien triste histoire, il ne faut retenir que la morale des
saloperies qui jonchent nos cours d'eau. Si vous ne les recyclez pas,
elles se rappelleront tôt ou tard à votre bon souvenir. Mais, comme
elles n'ont pas de mémoire, il est fort probable que leur vengeance
sournoise blesse un être innocent. On ne souille pas impunément
l'onde pure ; la fable en son temps vous le disait déjà, vous
l'avez, depuis, malheureusement oublié.
Cartonrougement
vôtre.
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