De la confusion des genres.
Il
était une fois un fort étrange marinier, capitaine énigmatique,
personnage secret et taiseux. Bon nombre de ses collègues, tout
comme les hommes d'équipage, murmuraient des choses peu agréables
derrière son dos. Vous savez que les hommes sont méchants, il n'en
va pas différemment chez les navigateurs; la jalousie ou
l'ignorance, le soupçon ou le mépris se nourrissent de petits riens
qui prennent toujours d'immenses proportions.
Lilian,
car c'est ainsi qu'il se faisait appeler, était nimbé de mystère.
Qui était cet étrange personnage? Nul ne pouvait prétendre le
savoir tant il restait à l'écart de tous. Jamais il ne s'aventurait
dans une taverne, jamais il ne partageait les jeux et les fêtes de
ses compagnons de voyage. Toujours seul, toujours en retrait, il n'en
était pas pour autant moins respecté pour sa connaissance du
métier, sa science de la navigation et la justesse de ses propos.
Lilian
avait une originalité qui ne faisait qu'attiser la suspicion. Notre
homme ne se commettait jamais à vider sa vessie sur le pont comme il
était de coutume à bord. Pour anecdotique que puisse être cette
remarque, elle nourrissait bien des phantasmes, d'autant plus que
l'époque était alors soumise à une sexualité normative. Beaucoup
disaient sous le manteau qu'il devait être bougre ou bien sodomite.
Des crimes abominables en ces temps pas si lointains …
Par contre, une autre originalité du capitaine Lilian avait fait
bien vite le tour de notre Loire. Le fier capitaine arborait un
magnifique chapeau de feutre, un grand couvre-chef comme jamais on
n'en avait encore vu sur nos bateaux. Petit à petit, il se trouva
même des collègues pour l'imiter et porter pareil ornement lors des
célébrations marinières. Si Lilian revenait en bord de Loire de
nos jours, il rirait sous cape de voir que sa mode est devenue
tradition revendiquée par ceux qui jouent à être mariniers. Mais
ceci est une autre histoire …
Le
chapeau du gars Lilian était connu sur les bateaux, sur les quais,
dans tous les lieux où l'on négocie les contrats des voyages sur
l'eau. Il faut dire que jamais il ne s'en séparait, portant toujours
dessus sa tête, ce magnifique ornement. Les rumeurs allaient bon
train; les uns prétendaient qu'il était affligé d' une vilaine
pelade, d'autres qu'il devait avoir une bosse sur le crâne. Toutes
les hypothèses les plus absurdes virent le jour à ce propos. Il se
trouva même, un jour, un plus imbécile que les autres pour affirmer
lui avoir vu une paire de cornes. Le vin n'aide pas à la modération
!
Lilian
malgré tout avait réputation solide en matière de navigation et
c'était bien là l'essentiel pour les marchands, plus soucieux de
leur cargaison que des mœurs d'un batelier, fût-il capitaine.
Lilian avait toujours désiré naviguer, avait tout appris du
métier, savait tout faire sur un bateau et pouvait en remontrer à
n'importe quel homme d'équipage. De qui tenait-il autant de
connaissances ? Comment ce si jeune homme avait-il pris le temps
d'emmagasiner autant de savoir ? Encore autant d'énigmes qui
collaient à ses pas !
Un
jour pourtant le masque tomba et la vérité éclata au grand jour.
Elle fut si spectaculaire, provoqua tant de surprise et d'émoi que
toute la marine de Loire en fut durablement affectée. Mais loin de
détruire l'image de notre personnage, elle l'éleva bien au-dessus
de sa condition habituelle, en fit une icône, une référence qui
bouleversa pour longtemps les mentalités de la marine de Loire.
C'est
de cette histoire bien courte que je vais finalement vous divertir.
Le prologue pour long et fastidieux qu'il ait pu vous paraître,
n'en était pas moins nécessaire. Il faut comprendre les tenants et
les aboutissants de l'affaire pour en mesurer les conséquences
ultérieures. Vous êtes maintenant au fait du contexte, je vous en
livre le dénouement.
Un
jour que le temps était fort mauvais, Lilian, dans le souci de
respecter un contrat avait demandé qu'on prît la route malgré un
temps et une Loire à ne pas sortir un bateau lourdement chargé.
Tel était son art dans la navigation, si grande était la confiance
en son jugement, qu'aucun des hommes de l'équipage ne s'était
étonné de la folie du capitaine.
Voilà
le chaland qui prend la rivière à la remonte. Le vent était
favorable, les grandes voiles gonflées de galerne profitaient de
leurs trois cents mètres carrés pour pousser le lourd chargement
vers sa destination. Personne ne vit vraiment ce qui se passa. Quelle
maladresse avait pu commettre ce capitaine si prudent ? Toujours
est-il, qu'au passage du pont de Blois, Lilian glissa et passa par
dessus bord.
La
mésaventure était en cette époque souvent fatale. La plupart des
mariniers d'alors ne savaient pas nager. La rivière était si haute
et agitée que beaucoup eussent péri noyés. Lilian en cela se
montrait encore différent des autres par un talent supplémentaire:
la nage n'avait aucun secret pour lui. Il réapparut plus bas sur la
rive, sain et sauf mais trempé comme soupe et déchapeauté …
C'est
ce petit détail anodin qui fit de l'histoire une légende qui court
encore aujourd'hui sur nos quais. Nulle corne, ni bosse, pas plus de
pelade que de trous ou de cornes dans la tête mais à la place du
chapeau, une coiffure d'algues qui ondulaient en vagues chaloupées.
Le vent se hâta de les sécher et révéla une tignasse
flamboyante, rousse à vous damner, des cheveux longs et soyeux qui
se déployaient en anneaux mordorés.
Sous
le nom de Lilian se cachait une femme , Lilith, qui avait depuis de
si longues années, dissimulé sa féminité pour aller sur l'eau.
Son père, batelier de son état, lui avait tout enseigné de
son art en dépit de l'interdiction de naviguer qui pesait sur les
femmes. Ce brave homme avait décelé et favorisé les dons de sa
fille et cette envie irrépressible de se démarquer des autres
femmes.
Dans
le plus grand secret, il lui avait transmis ses savoirs et bien plus
qu'il ne le fallait afin qu'elle puisse affronter un monde si hostile
aux gens de son sexe. C'est ainsi que, les années venant, Lilith
s'était donné une allure d'homme en comprimant sa poitrine sous une
bande parfois bien douloureuse à supporter. Elle s'était fabriqué
ce grand chapeau car si elle voulait bien endurer tous les sacrifices
pour réaliser son rêve, il n'était pas question pour elle de
renoncer à ses cheveux de feu.
Le
pot au rose était découvert; le secret était dévoilé, mettant
fin aux rumeurs les plus sordides et aux propos les plus scabreux.
L'équipage resta médusé quelques secondes mais transporté par la
joie de revoir le capitaine vivant, poussa des hourras retentissants.
Venant à sa rencontre, les hommes la portèrent en triomphe sur le
bateau. Lilith était leur capitaine et gare à qui viendrait lui
interdire d'exercer son métier! Ils étaient si fiers d'elle, qu'ils
auraient pu commettre bien des vilainetés.
La
confrérie des marchands apprit bien vite la nouvelle car
l'information avait fait le tour de tous les ports à une vitesse
incroyable. Certes, quelques vieux bourrus y trouvèrent à redire
mais la majorité reconnut les mérites de la dame et lui accorda
aussitôt le droit de poursuivre ce métier qui lui collait à la
peau tout autant que son chapeau.
A
partir de ce jour, les femmes furent admises sur les bateaux de
Loire. Le métier pour rude et difficile qu'il puisse être, en
attira quelques-unes. Quand nombre de confréries interdisaient la
pratique professionnelle aux dames, les mariniers avaient franchi le
pas de l'ouverture et de la tolérance. De cette aventure étonnante,
il resta le chapeau d'apparat et la coutume qu'adoptèrent ces gars
aux manières souvent si déplaisantes, de bouter leur couvre-chef
devant les dames de rencontre.
Ils
avaient pris cette habitude pour honorer Lilith et lui montrer tout
le respect qu'ils portaient à sa détermination et son courage.
Quand, l'âge avançant, cette dernière cessa d'être capitaine et
d'aller sur l'eau, ils firent de même pour toutes les autres femmes
qu'ils croisèrent en action. Un peu de distinction dans ce monde de
brutes ne peut pas nuire. Ils s'étaient montrés galants avec
Lilith, ils le furent envers toutes les commères.
Il
ne peut y avoir de morale à cette fable puisqu'elle légitime ce qui
n'aurait jamais dû cesser d'être. Il n'existe aucune activité qui
justifie de distinguer les hommes des femmes et point ne devrait être
besoin d'un conteur pour faire entendre cette parole de raison. Si,
par extraordinaire, il y avait encore de par ce monde des hommes pour
prétendre le contraire, il serait bien utile de les faire gabiers,
de les envoyer tout en haut d'un mât, la seule place qui convient à
une voile !
Féministement
vôtre.
Photographies de
Karine Chesné
Michèle Lesigne
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