jeudi 27 juillet 2023

Femmes de Loire : Madame de Sévigné

 

Madame de Sévigné





LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

 

À Blois, jeudi 9e mai.

… Mon fils est parti cette nuit d’Orléans par la diligence, qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin à la poste. Voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark.

Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j’y ai fait mettre le corps de mon grand carrosse, d’une manière que le soleil n’a point entrée dedans : nous avons baissé les glaces ; l’ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; celle des portières et des petits côtés nous donne tous les points de vue qu’on peut imaginer. Nous ne sommes que l’abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l’air, bien à notre aise ; tout le reste, comme des cochons sur la paille. Nous avons 1680 mangé du potage et du bouilli tout chaud : on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, comme le Roi et la Reine : voyez, je vous prie, comme tout s’est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois que le cœur étoit à gauche : en vérité, ma fille, le mien, ou à droit ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n’ai point de peur, j’y pense à ma chère enfant, je m’entretiens de la tendre amitié que j’ai pour elle, de celle qu’elle a pour moi, de la sensibilité que j’ai pour tous ses intérêts, des ordres de la Providence qui nous sépare, de la tristesse que j’en ai ; je pense à ses affaires, je pense aux miennes ; tout cela forme un peu l’humeur de ma fille, malgré l’humeur de ma mère, qui brille tout autour de moi. Je regarde, j’admire cette belle vue qui fait l’occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante et treize ans, s’embarque encore sur la terre et sur l’onde pour mes affaires ... .

Je voudrois bien causer avec quelqu’un ; je viens d’un lieu où l’on est assez accoutumé à discourir : nous parlons, le bon abbé et moi, mais ce n’est pas d’une manière qui puisse nous divertir. Nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter : il n’y a pas beaucoup d’ex voto pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance : il y auroit plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin nous sommes arrivés ici de bonne heure ; chacun tourne, chacun se rase, et moi j’écris romanesquement sur le bord de la rivière, où est située notre hôtellerie : c’est la Galère ; vous y avez été.

J’ai entendu mille rossignols ; j’ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n’ose vous dire, ma 1680 fille, la tristesse que l’idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées : vous le comprenez bien et à quel point je souhaite que cette santé se rétablisse ; si vous m’aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi : cet endroit est une pierre de touche. Bonsoir, ma très-chère ; adieu jusqu’à demain à Tours.

À Tours, vendredi 10e mai.

Toujours, ma fille, avec la même prospérité. Je n’ai jamais rien vu de pareil à la beauté de cette route. Mais comprenez-vous bien comme notre carrosse est mis de travers ? Nous ne sommes jamais incommodés du soleil ; il est sur notre tête, le levant est à la gauche, le couchant à la droite, et c’est la cabane qui nous en défend. Nous parcourons toute cette belle côte, et nous voyons deux mille objets différents, qui passent incessamment devant nos yeux, comme autant de paysages nouveaux, dont M. de Grignan seroit charmé : je lui en souhaiterois un seulement à l’endroit que je dirois.

On attendoit, le lendemain de mon départ, la belle Fontanges à la cour : c’est au chevalier présentement à faire son devoir ; je ne suis plus bonne à rien du tout : si vous ne m’aimiez, il faudroit brûler mes misérables lettres avant que de les ouvrir. Adieu donc, ma très-aimable enfant ; adieu, Monsieur de Grignan. 


 


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