lundi 16 mai 2022

Un bec hors de l'eau - chapitre 9 -

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18 mai 2022

Pousser des cris d’orfraie


« L’oiseau rassasié et l’oiseau affamé ne peuvent voler ensemble »






La pression du divisionnaire une fois de plus pousse notre hédoniste de l’enquête à petit pas, à prendre des mesures plus conformes à la déontologie policière. Ignace n’a pas réussi à convaincre son supérieur que ses pérégrinations avaient une quelconque utilité pour résoudre l’enquête. Le grand patron a poussé des cris d’orfraie, titillé sans doute par le préfet, lui-même chatouillé par les élus locaux. Grillepain a une irrépressible envie de voler dans les plumes de cette jolie bande de perdreaux dont aucun n’est de l’année. Il craint les miasmes qu’il risque de soulever. La Loire est très basse, elle a naturellement une odeur de vase qu’il convient de ne pas remuer.


Toujours attentif aux idées saugrenues qui lui passent par la tête, le commissaire veut en savoir plus sur l’expression qui lui a chatouillé l’esprit. Il découvre une explication qui le conforte dans ses choix : « L’expression date du XVIe siècle. L'orfraie est un rapace dont les cris ne sont pas stridents. Il s'agit d'une allusion à la chouette qui effrayait les superstitieuses de tous poils la nuit par ses hurlements, et ainsi d'une confusion entre l'orfraie et la chouette qui effraie ! »

Il ne fait pas de doute pour lui qu’au-delà des apparences, il y a bien des confusions à ne pas commettre et des écueils à éviter dans la gestion de ce dossier épineux. C’est digne d’une navigation sur la Loire, avec une multitude de pièges à déjouer, des bancs de sable où l’on risque de s’engraver, de ponts sous lesquels il est possible de sombrer. Le jeu des faux-semblants est à l’œuvre, une vraie partie de poker moqueur.


Qu’importe ses convictions ! Il va devoir convoquer sans trop tarder les suspects idéaux, ceux-là même que toute la coterie des barriques rêve de voir réduits au silence. Il convoque donc les quatre agités du bocal au commissariat pour une confrontation qu’il devine haute en couleurs. Voilà à n’en point douter de bons clients, pas nécessairement pour la manifestation de la réalité mais plus certainement pour passer un délicieux moment. Des plaisirs rares dans un métier où les virtuoses de la répartie ne sont pas légion !


Les quatre témoins arrivent en début d’après-midi. Le divisionnaire en personne assiste aux premiers interrogatoires, visant simplement à établir leur fiche signalétique. Curieuse pratique au demeurant car leurs fiches personnelles sont largement renseignées dans la maison. La société est sous surveillance désormais, le méchant virus asiatique a eu cet effet bénéfique de briser toutes les réserves pour ouvrir les voies de la centralisation de toutes les données personnelles. Une formidable aubaine pour les enquêteurs mais aussi pour les marchands de n’importe quoi.


Ignace met tout d’abord Gaétan Desjoutes sur le grill. Il ne l’a vu que très rapidement à Mardié, l’homme semblait en savoir plus long qu’il ne le laissait entendre. Le policier l’attaque bille en tête, manière de relever la première mêlée pour fixer un climat de franche camaraderie entre les protagonistes. Il adorait commander cette stratégie très élaborée à son paquet d’avant ...


  • J’aimerais savoir ce que vous faisiez le 8 mai dernier.

  • Le matin, je suis allé au marché de Saint Jean de Braye acheter des produits de la pisciculture Ollivier. J’ai même bu un verre de blanc avec mon ami Dany. Il pourra vous le dire.

  • Nous vérifierons.

  • Rentré chez moi, rue du Mont, j’ai préparé le repas. J’avais invité Gérard à déjeuner.

  • Je sais déjà cela. Et après ?

  • Le repas a trainé en longueur jusqu’aux environs de 17 h et nous sommes partis ensuite à Mardié pour les contre-fêtes.

  • Aucun coup de téléphone, aucune visite de 15 h à 17 h ?

  • Nous avions tout coupé car nous regardions la demi-finale du championnat de Rugby.

  • Je sais, moi aussi. N’empêche qu’à la mi-temps, vous auriez eu le temps d’aller au bout de la venelle pour faire un petit tour en Loire.

  • C’est exactement ce que nous avons fait car nous savions que nos compères, Gaston et Gustave nous attendaient pour qu’on leur offre un verre.

  • Tiens donc ! Comme c’est étrange !


Du pain béni pour Grillepain ! Les quatre lascars sur les lieux du crime à l’heure exacte de l’accomplissement du geste fatal et toujours un verre à la main, à moins qu’il ne soit dans le fruit ! De là à ce que ce canon soit servi dans une flûte et les drôles vont me jouer un coup de pipeau ! Encore une histoire de bec !


    • Ils étaient partis le matin même de Jargeau.

    • Vous me prenez pour une andouille ?

    • Mais non, c’est la vérité. Ils avaient calculé se trouver à la cale Saint Loup à 15 h 50 pour les citrons.

    • Et c’est là qu’il y a eu un pépin ?

    • Je ne comprends pas. Je n’aime pas votre acidité, monsieur le commissaire.

    • Je m’en fiche. Vous avez aperçu le véhicule de votre ennemi et vous avez comploté un plan pour vous en débarrasser.

    • Vous avez raison. Nous sommes montés tous les quatre sur le canoë. En ramant très vite, nous avons doublé le jet-ski pour l’attendre sur la grève et lui flanquer un coup de poignard dans le cou.

    • Vous avouez ?

    • Non, je me fiche de vous !


       

Ignace se régale. Il joue son rôle mais s’amuse sans trop le montrer, du ton irrespectueux et humoristique de ce témoin. Il le laisse en plan pour changer de client dans le bureau voisin. Autant varier les plaisirs ! C’est vers un des canoéistes que ses pas le mènent. Sans préambule là-aussi, il se jette à l’eau :


    • Monsieur Faubert, décrivez-moi votre journée du 8 mai par le menu.

    • C’est très simple. Avec Gaston, nous avions décidé de descendre la Loire depuis Jargeau. Nous nous sommes donc contentés d’un casse-croûte que nous avons mangé sur une île en face de la Binette.

    • Vous ne répondez pas à ma question. Prenez garde !

    • Mais monsieur le commissaire, vous m’avez demandé mon menu.

    • Faux jeton !

    • Non. Moi, c’est Faubert.


Le flic tient un bon client devant lui. Roué, retors, l’homme ne craint plus rien et comme il est malin comme un singe, il lui donne du fil à retordre, pourvu que ce soit une tresse en 16/100, idéale pour la pêche au carnassier.


    • Soyez sérieux ! À quelle heure êtes-vous arrivés à la cale Saint Loup ?

    • Pile-poil à l’heure prévue pour la coupe de crémant.

    • C’est magique !

    • Non, c’est une parfaite connaissance de la rivière, tout simplement.

    • Et après avoir trinqué ?

    • Nous voulions, Gaston et moi narguer à notre manière le cortège en nous trouvant devant le pont Royal au moment du passage des fêtes.

    • Et puis ?

    • Nous sommes remontés tranquillement par la petite Loire que nous avons rejointe à hauteur de la Sardine.

    • Il n’y a pas plus de Sardine en Loire que de beurre en branche dans les épinards.

    • À Orléans si, tout est possible, même un bateau-restaurant inexploitable dans lequel on a oublié de faire une cuisine.

    • Sans doute est-ce là une allusion à une maladresse de Gontran de La Motte Sanguin ?

    • En effet, une bévue qui a coûté la peau des fesses aux contribuables.

    • Et la vie à son initiateur.

    • Vous m’accusez ?

    • Vous êtes un coupable fort présentable.

    • Vous avez raison, surtout pour cette clique et son arrière-ban.


Quel bonheur ! Ignace se réjouit en son for intérieur, bien mieux défendu que les Tourelles en 1429. Des interrogatoires à couteaux tirés, il n’a pas souvent l’occasion d’en conduire. C’est comme si une poule avait trouvé l’arme du crime. Le flic boit du petit lait, du lait de poule avec une bonne dose de rhum, vu la trogne de ces gaillards.


    • Pour m’accuser, vous oubliez un détail… Pour tuer ce gredin, il m’aurait fallu torturer avant ce pauvre héron. Et ça, j’en suis incapable.

    • Pourtant nous avons trouvé le squelette d’un cormoran dans le coffre de votre voiture.

    • Et la mâchoire d’un brochet en guise de pendentif sous le rétroviseur. On a les goûts qu’on veut encore dans ce pays. J’ai trouvé ces animaux morts sur la berge.

    • Vous m’en direz tant ! Vous aurez un mal fou à convaincre un jury d’assises avec de telles lubies.

    • Je suis donc déjà jugé ?

    • Mais non. Je vous devine innocent mais franchement, vous avez le profil du parfait coupable pour toute la ville.

    • Le délit de sale gueule ajouté au crime de déviance idéologique.

    • En quelque sorte.

    • Merci monsieur le commissaire, vous me faites trop d’honneur.


Le flic en a assez entendu. Il y a du lourd aujourd’hui dans la maison. Un plat de roi pour passage à table impossible ! Le divisionnaire risque d’en avoir gros sur l’estomac. Il a la certitude qu’il va relâcher ce quarteron de trublions qui ne ferait pas de mal à une mouche mais qui aime à la prendre pour un oui et surtout pour un non. Grillepain se frotte les mains. Il se dirige vers Gérard, le troisième larron. Là aussi, point n’est besoin de rond de jambe. Le conciliabule s’ouvre par une attaque directe :


    • Comment avez-vous arraché le bec du héron ?

    • Là, monsieur le commissaire, vous m’en bouchez un coin. Vous me volez dans les plumes alors que je suis blanc comme neige.

    • Bien sûr.

    • Vous n’allez pas me couvrir la tête de cendre tout de même ?

    • C’est à dire ?

    • Que je ne veux ni porter le deuil de ce pauvre type ni porter le chapeau pour sa mort.

    • Et pourquoi diantre une telle expression ?

    • Parce qu’un héron cendré est dans le coup. Voyons monsieur Grillepain, vous avez la réputation d’être un esprit aiguisé.

    • Tout comme l’arme du crime, en effet.

    • Si crime il y a …

    • Sinon, c’est drôlement bien imité. A quoi pensez-vous ?

    • À un suicide. Le type n’en pouvait plus. Il était au bout du rouleau.

    • Comment le savez-vous ?

    • Quand on a quelqu’un dans le nez, on s’intéresse de très près à son existence.

    • Et pourquoi un suicide ?

    • Du fait qu’un notable comme lui, se permette de n’être pas présent aux cérémonies fait immédiatement penser à une mise en scène de sa part.


Ces types sont incroyables. Ils se savent menacés et au lieu de passer leur temps à jurer leur innocence, à inventer des alibis bidon comme le ferait n’importe quel quidam dans leur cas, ils font des traits d’esprit tout en réfléchissant calmement au crime dans lequel ils trempent jusqu’au cou à hauteur des cervicales. Grillepain veut en savoir plus sur cette hypothèse saugrenue :

    • Et comment se suicider en se plantant un bec de héron dans la jugulaire ?

    • Ça, faut le lui demander. J’avoue que j’en perds mon latin de messe.

    • Vous voyez, ça ne tient pas debout.

    • Au contraire. Catholique de façade sans doute mais pratiquant assidu, il ne pouvait se supprimer de manière orthodoxe. Pour sauver les apparences, sa réputation et protéger les siens, il lui fallait déguiser son geste fital.

    • Hypothèse intéressante mais réalisation autrement plus complexe !

    • C’est vous le spécialiste, monsieur. Je ne vous livre que l’état de mes conclusions.

    • Et je vous en sais gré. C’est tout pour aujourd’hui. Merci pour votre contribution essentielle à l’enquête.

    • Vous vous gaussez ?

    • J’ai le droit, moi aussi. Je joue à domicile, ne l’oubliez pas.


De mieux en mieux ! S’ils sont complices, ils sont passés rois dans l’art de brouiller les pistes. Le commissaire s’accorde un peu de répit avant l’assaut final. Il se dirige vers la machine à café pour prendre un potage à la tomate. Il est le seul du commissariat à choisir cette option. Une énigme de plus pour ses collègues qui dans son dos le surnomment : Sel de Céleri. Il a en effet toujours sur lui une boite de cette épice. Requinqué, il file se payer une nouvelle tranche de rigolade avec le dernier compère : Gaston, le plus protée de la bande et surtout un habitué des joutes ovales. Là encore, autant le plaquer d’entrée à la gorge.


    • Vous avez été mis en cause par vos camarades dans cet effroyable crime.

    • Je n’en doute pas un seul instant. Ils ont même avoué que c’est vous qui leur en avez donné l’idée.

    • Un peu de respect monsieur, je vous en prie.

    • Que la réciproque soit et nous deviserons en toute courtoisie…

    • Si vous le voulez-bien.

    • Pour vous servir, mon bon prince.

    • Allons donc à l’essentiel, puisque vous m’y invitez.


Le policier se montre circonspect avec celui-ci. Trop matois, l’animal pour lui inspirer confiance d’autant qu’il lui garde un chien de sa chienne, ce qui en Orléans, est toujours des sentiments qui tournent aisément au vinaigre. Il convient de jouer serrer pour savoir ce qu’il a dans le ventre.


    • Vous êtes un adversaire de longue date du défunt. Qu’aviez-vous à lui reprocher ?

    • En toute franchise, je me suis focalisé sur lui car il symbolise à mes yeux l’archétype de la caste au pouvoir depuis plusieurs siècles dans ce duché.

    • Vous n’êtes pas en représentation. Parlez normalement !

    • Je crains mon cher de n’en être plus capable. Je parle comme j’écris et j’écris comme je respire.

    • Modeste avec ça ! Vous ne manquez vraiment pas d’air ! Bon, continuez comme bon vous semble. Je traduirai in petto.

    • C’est une expression foireuse. Faites comme chez vous !

    • Je vous en prie, évitez donc l’outrage au représentant de l’ordre ! Continuez !

    • Mon acharnement avait pris des allures de farce. Ceux qui sont en mesure de percevoir le second degré pouvaient s’en rendre compte. Hélas pour moi, n’usant jamais des émoticônes dans mes écrits, les béotiens de l’humour, les philistins de la dérision restaient à quai.

    • Je constate que vous n’aimez pas en rajouter.

    • En effet, j’ai l'hypertrophie de la formule alambiquée. De là à prendre mes propos au pied de la lettre pour faire de moi un assassin, il y a de la marge.

    • Pourtant, c’est précisément là que votre nom apparaît à l’encre rouge.

    • Pourvu que ce soit une ancre de Loire avec sa cincinelle, ça me va.

    • Allons bon ! Qu’est-ce encore ?

    • C’est le crochet supplémentaire que l’on trouve sur les ancres fluviales pour signaler la présence de ce piège à peu de profondeur. On y accroche une petite bouée, la clochette pour signaler sa présence à la surface.

    • Le rapport avec Gontran ?

    • Nous lui avons souvent sonné les cloches, surtout depuis que la Jeanne de la cathédrale n’avait pas été rénovée par la société Boulet qui a son musée campanaire juste en face du lieu du crime.

    • Qu’insinuez-vous là ?

    • Rien de plus. Cette histoire avait mis le bourdon aux amoureux des traditions locales.

Décidément avec eux, le champ des possibles extravagants ne cesse de croître. Pourquoi veulent-ils mettre en cause ces honorables fondeurs dans le crime contre ce fondu de la vitesse sur l’eau ? Mystère et boule de gentilhomme … Il en a assez, une bonne bière avec ses copains de rugby s’impose !


Le plus délicat l’attend... Comment expliquer au patron qu’il ne retient rien contre ces quatre-là ? Il ne peut tout de même pas lui servir la thèse du suicide à fond les manettes et encore moins le complot d’industriels perdant un marché symbolique pour eux ! Leurs alibis sont flous, leur passé ne plaide pas en leur faveur et pourtant, il devine une part de naïveté chez eux qui le touche. Reste la thèse de l’accident et celui du crime crapuleux ou sexuel… C’est cette dernière piste qu’il lui appartient de mettre en avant. Les confessions du coiffeur peuvent semer le trouble si des fuites sont savamment organisées. Le vacarme engendré par ce bruit de chiotte lui laisserait la place libre. La presse fera certainement ses choux gras de ce rebondissement. Grillepain est aux anges.


 

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