mercredi 18 mai 2022

Un bec hors de l'eau - Chaitre 11 -

11

21 mai 2022

 

Le miroir aux alouettes






« Faute de froment, les alouettes font leur nid dans le seigle »




Ce matin, la ville bruisse de mille et une conversations en tapinois, chacun faisant en sorte de n’être pas entendu par un voisin dont on ignore la couleur politique. Grillepain s’en délecte avec une certaine jubilation. Les apartés qu’il a perçus au marché ou dans son café habituel tournent, il s’en doute, tous autour des miettes qu’il a offertes à l’appétit insatiable des potins citadins. C’est certain que cette manière de pratiquer le métier d’enquêteur n’entre pas dans les canons classiques de la corporation. Il n’en a cure, il tire les ficelles, sème le vent pour interpeler plus tard les fomentateurs de tempête. Ses collègues pensent souvent qu’il navigue à vue. Ils se trompent lourdement, il se contente de savonner le pont, attendant que les coupables glissent d’eux-mêmes dans son escarcelle. En attendant, il déplace ses pions, tente des coups de bluff, parie sur des mauvais chevaux en espérant endormir les bons. Les procédés de la police scientifique l’exaspèrent, les projections des profileurs et autres psychologues l’indiffèrent, les miraculeuses déductions des descendants de Holmes et tous les grands flics de la littérature lui donnent la migraine. Pour lui, le métier est un jeu de piste qu’il pratique en esthète, en dehors de toute logique. Dans son genre, il constitue une exception, un miracle sans cesse renouvelé. Qu’il finisse par retomber sur ses pattes pour mettre les menottes aux poignets d’un coupable présentable, relève du plus parfait hasard. L’aléatoire est son royaume, c’est d’ailleurs pourquoi il a choisi de travailler en bord de Loire. Il n’y a rien à comprendre à tout ça. C’est là la clef de sa réussite.


Il a beau jouer le fier-à-bras, Grillepain n’est pas moins plongé dans un abîme de perplexité. À franchement parler, il nage en plein brouillard, s’étant lui-même perdu dans les chausse-trappes qu’il s’est amusé à mettre en travers de la Loire. Comme pour la rivière, ses réflexions sont à l’étiage. Il lui faudrait ouvrir les vannes du barrage de Villerest pour déclencher une petite vague salutaire. C’est ainsi qu’il songe à consulter le plus grand spécialiste du fleuve, un gars qui travaille pour le Bassin Loire Bretagne et passe ses loisirs sur un paddle. Sa conversation pourrait apporter un peu d’eau à son moulin, qui pour l’heure, à l’instar du bateau à aubes de la place, est à l’arrêt.


  • Bonjour monsieur Dubac. Votre épouse m’a prévenu de votre départ imminent.

  • Bonjour monsieur. Qui êtes-vous ?

  • Le commissaire Grillepain de la police judiciaire.

  • Que puis-je pour vous ?

  • On m’a affirmé qu’il n’y avait pas meilleur spécialiste des choses de la Loire que vous. J’aimerais vous poser quelques questions.

  • Ce sera avec grand plaisir. Que voulez-vous apprendre que vous ne sachiez déjà ?

  • Vous n’êtes pas sans savoir ce qui me conduit à vous. N’y allons pas par quatre chemins ! Que pouvez-vous me dire de l’affaire qui préoccupe toute la ville ?

  • Curieuse entrée en matière !

  • C’est la seule que je connaisse.


Pierre Dubac n’est pas du genre à se démonter devant un personnage atypique, fût-il un policier renommé dans la cité. Il est en combinaison, sa pagaie à la main. Le commissaire l’a rencontrer sur le quai, au niveau de la cale rouge, au moment où il posait son paddle sur l’eau. Le policier a été prévenu par son épouse qu’il avait une chance de le trouver là avant qu’il ne parte. Une fois encore, Neptune est de son côté.


  • Je vais être direct : la présence des jet-skis sur la Loire est une calamité écologique, tout comme celle des hors-bords. Il y a là une incompatibilité manifeste avec le caractère sauvage mis en avant pour le tourisme.

  • Pouvez-vous m’en dire plus ?

  • L’écosystème est fragile. Le moindre mouvement anarchique provoque des bouleversements dont certains peuvent être irréversibles. Le batillage, c’est à dire la vague de ces gros engins à moteur provoque l’équivalent d’un raz-de-marée pour le petit microcosme de la rive.

  • Vous êtes donc de ceux qui s’indignaient du plaisir bruyant de la victime ?

  • Suis-je de la liste des suspects ? Le 8 mai, j’étais à Saumur, dans ma famille.

  • Voilà qui est réglé et devrait vous permettre de parler en toute franchise.

  • Je ne comptais pas faire autrement.

Décidément, Céleri ne trouve que des gars francs du collier auprès de ce cours d’eau unique. C’est sans doute un critère pour aimer la Loire et la défendre, quoique le sieur Gontran qui en a fait son fonds de commerce, n’est absolument pas dans la même lignée. Il devient de plus en plus évident pour l’enquêteur, que sa victime était l’homme à abattre ou à défaut, le poids mort du Val, en dépit de ses titres et fonctions. Il a besoin d’en savoir plus :


    • N’avez-vous jamais soulevé le problème ?

    • D’autres l’ont fait. Il y avait là une frilosité des pouvoirs. Les amoureux de la vitesse mécanique sur l’eau sont des gens à fort pouvoir d’achat et ce monsieur en particulier, de grande influence. Les protestations, les pétitions et les articles n’y firent jamais rien. Les élus faisaient complaisamment la sourde oreille en dépit du bruit des moteurs.

    • Alors ?

    • Il y a eu des tentatives d'intimidation, surtout de la part des agités du bocal et des campagnes médiatiques. Je leur apportais mon soutien discret car du point de vue de mon poste, je ne pouvais m’exposer officiellement.

    • Et encore ?

    • Des algarades sérieuses avec des pêcheurs, souvent remontées par Gustave Faubert qui est en première ligne dans ce conflit.

    • Ils en sont venus aux mains ?

    • Plusieurs fois avec ce Gontran mais aussi avec le club des pneumatiques, d’autres fondus de la vitesse.

    • Avez-vous été le témoin de l’une de ses rixes ?

    • Oui, je me suis même interposé avant que ça ne tourne au drame.


Voilà qui est nouveau ! La querelle n’est pas que sur le registre des idées, des conflits d’influence. Les « poings » ont été placés sur les « i » des arcades sourcilières. La célèbre placidité des contemplateurs de la Loire en prend un coup dans l’aile. Ignace pousse le bouchon plus loin dans cette direction qu’il n’avait pas soupçonnée :


  • D’autres se sont-ils mêlés eux aussi de jouer les justiciers de l’eau ?

  • Physiquement non d’après ce que j’en sais, même s’il se murmure qu’un pêcheur aurait tendu un filin en travers de la rivière pour briser la course folle du fangio des flots.

  • Savez-vous de qui il s’agit ?

  • Un ami de Faubert, un gars qui devait être dans l’univers des joutes de Saint Loup.

  • Tiens donc, on retrouve le dénommé Gaétan qui a dû être président du club, il me semble.

  • Je ne peux vous renseigner. Les joutes se tiennent sur le canal quand il y a de l’eau. Moi mon domaine d’études et de loisirs, c’est la Loire. La seule compagnie de joutes qui pratique en eau vive ici à ma connaissance, ce sont les gens de Saint-Satur.

  • Merci. Je vais poursuivre mes investigations. J’y vois un peu plus clair, maintenant. Bonne balade à vous ! Je ne vous retiens pas d’avantage.

  • Bon courage à vous, monsieur le commissaire ! Il ne faut pas tarder, il y a depuis plus d’une semaine une ambiance électrique sur la Loire. Comme les hydroliennes n’ont pas donné satisfaction, c’est une terrible perte d’énergie.

  • Que sous-entendez-vous là ?

  • Rien qu’une mauvaise plaisanterie. On m’a dit que vous étiez amateur de calembours.

  • Effectivement et il n’est pas plus bel endroit que la cale rouge pour cela. Il faut de l’estomac pour tenir des calembredaines devant un flic. Bravo mon ami !

  • Vous rivalisez d’esprit monsieur Grillepain. Je vous salue bien bas.

     


     


Tandis que Pierre Dubac remonte le courant, le commissaire reprend son calepin.


13 : Gustave Faubert est un atrabilaire notoire. Il faut le garder à l’œil.


14 : Un nouveau venu doit être identifié. Plusieurs possibilités pour cela.


15 : La complaisance des gens de pouvoir est responsable de la montée des tensions. Pourquoi ont-ils laissé monter la mayonnaise ?


16 : La Loire ne sera jamais un long fleuve tranquille. Je crois savoir qu’il me faut dire rivière auprès des spécialistes pour ne pas passer pour une bille. Je l’ai lu hier soir dans le roman Cailloute de Rémy Beaurieux.


Toujours amateur de culture, un autre signe distinctif notoire dans son univers professionnel, le commissaire aime à se plonger dans l’univers de son enquête à travers des romans. Dans la fiction, la réalité puise ses sources d’inspiration, se plaît-il à affirmer sentencieux à des collègues perplexes. Il a jeté son dévolu sur ce roman. Il a même constitué une petite fiche.


Rémy Gabriel Antoine Beaurieux, né le 20 juin 1882 à Orléans. Il est décédé en 1951. C’est un écrivain français qui a eu une double inspiration. Tout d’abord, il a décrit avec amour l'Orléanais, sa région natale, et fut un témoin attentif de la vie au Maroc où il fut professeur et journaliste.

Cailloute, « braconnier d’eau, roublard et fieffé coureur de jupons, passe sa vie de bouges en troquets et quand il n’a rien de mieux à faire, il se fait tireur de sable à l’Orbette ». Il est le portrait -robot des gens de Loire d’alors. Il en a la gouaille tout autant que la rudesse, la rusticité même. Il ressemble à la Loire, tant par ses débordements que par sa capacité à montrer divers visages. Il vit loin des contraintes matérielles et n’est pas sans une bonne dose d’humour. Son orgueil et sa noblesse de cœur en font un véritable marinier. Il aime par-dessus tout la Loire mais est capable de sombrer pour l’amour compliqué d’une pas grand-chose, une bourgeoise qui n’est pas de son univers.


Quant à l’extrait qui explique la note numéro 16, il a tenu à le photocopier lui aussi. C’est naturellement un extrait du roman.


Nous étions arrivés sur le quai à hauteur de l’école de natation et comme nous nous étions arrêtés, attentifs aux exploits difficiles de pêcheurs à la grande volée, Cailloute me confia :

  • Faudra que j’t’enseigne c’te pratique, mon p’tit gars. Une fois qu’tu la connais, tu sors tout ce que tu veux de la rivière.

  • La rivière, interrompis-je, quelle rivière, monsieur ? Mais la Loire est un fleuve, voyons ! C’est le Loiret qui est une rivière.

Cailloute me toisa du coup d’œil à la fois méfiant et pitoyable qu’on a pour les aliénés. Puis il haussa les épaules.

  • Fleuve ou rivière, je m’en fous proféra-t-il avec autorité. Tout c’que j’sais, c’est qu’tout c’qu’y a d’eau d’vant toi, ça s’appelle « la rivière ». Et j’te conseille pas d’l’appeler autrement d’vant ceux qui sont à la coule. Tu t’ferais prendre pour une bille.



* * *




Grillepain a entamé La Vouivre de Jean-Pierre Simon. Décidément, ils sont tous allumés dans le pays. La Loire n’est qu’un vaste miroir aux alouettes. Les lumières y sont trompeuses, les apparences illusoires, les mirages aussi nombreux que les légendes abracadabrantesques. Et maintenant, il lui faut aller se coltiner ceux qui se prennent pour des chevaliers, non pas sur un canasson mais sur une barque au milieu de l’eau. Il y a vraiment un gros problème de santé mentale dans le secteur.

Samedi, l’enquêteur a le séant bordé de nouilles, c’est jour d’entraînement des jouteurs du saint Loup. Ceux-ci sont revenus sur les lieux de leurs premières amours, dans le canal à hauteur de la Venelle à quatre sous, à la limite d’Orléans et Saint-Jean-De-Braye. Exilés dans la petite ville, ils ne pouvaient défendre les couleurs de la capitale métropolitaine. Le manque d’honorabilité fait des ravages dans le secteur, des tireurs ayant une carte de visite qui dérange. Certains sont issus d’une célèbre famille du voyage, des gens bien dont le nom effraie le bourgeois. L’arrière-grand-père du clan a connu l’incarcération au camp de Jargeau réservé aux indésirables durant la seconde guerre mondiale. C’est vous dire qu’on aime avoir le nez sale dans les milieux autorisés !

Les jouteurs excédés par les variations incessantes du canal ont pris sur eux de le barrer avec deux batardeaux. Ils ont ainsi délimité un petit espace dans lequel ils peuvent évoluer tandis qu’autour d’eux, le bief d’Orléans propose un décor de désolation sans nom : la vase, l’envahissement des plantes et un dépotoir à ciel ouvert qui font honneur à la cité touristique. C’est ainsi tous les étés et cette année, l’été a plus d’un mois d’avance.

L’arrivée du commissaire ne passe pas inaperçue. Nombreux sont les sportifs qui l’ont reconnu. Tous les regards convergent vers lui au point que seul le jouteur qui lui tournait le dos ne l’a pas vu et fait glisser de son tabagnon pour choir dans l’eau croupie, le champion incontesté de l’endroit, habitué au titre de Roi Sec dans tous les tournois qu’il fréquente. Ce fait d’arme provoque l’hilarité générale, ce qui détend immédiatement l’atmosphère. Gaétan, présent sur le chemin de halage, devenu une vaste piste cyclable où des sportifs foncent la tête dans le guidon au mépris des piétons qui sont censés partager la piste avec eux, avance vers lui. D’une chaleureuse poignée de main, le président lui démontre qu’il n’a aucune rancune après une journée passée au commissariat.

  • Que nous vaut cet honneur d’une visite aviaire ?

  • Belle entrée en matière ! Je ne suis pourtant pas une poule d’eau née de la dernière pluie.

  • Vous venez dans un secteur peuplé de mauvais garçons, monsieur le commissaire. C’est du moins l’opinion la plus répandue.

  • Je me moque bien de ce que pensent les gens. Dans le cas contraire, vous seriez à l’ombre pour satisfaire l’attente générale.

  • C’est très aimable à vous. Allez, venez-en au but de votre visite !

  • J’aimerais savoir si parmi vos jouteurs, il y a un pêcheur.

  • Je crains que devant l’éternel ils le soient tous, peu ou prou.

  • Et devant la rivière ?

  • Là, c’est autre chose. Je crains qu’il y ait soudainement de la friture sur la ligne.

  • Ne me forcez pas à amorcer à coups de mandats de dépôts !

  • Vous n’avez ici que du menu fretin, monsieur Grillepain

  • Vous refusez de mordre à l’hameçon ?

  • Je risquerais en vous baillant l’information d’être traité de balance.

  • Pour prendre des écrevisses ? C’est ça ?

  • En effet. Je constate que vous avez une bonne connaissance de la chose halieutique.

  • Je suis un pince-sans-rire en effet.



Tout président de l’ancienne société de sauvetage qu’il est, Gaétan n’en est pas moins un amateur de joutes verbales. Là-haut au moins, il ne risque pas de se mouiller et c’est effectivement ce qu’il n’entend pas faire par aversion personnelle de l’eau. Si le flic veut un nom, qu’il aille lui-même à la pêche. Le code d’honneur des membres exige qu’ils gardent leur langue même si l’autre se montre matois.



  • Je suis franchement désolé, je ne peux rien vous dire. Mais posez-leur vous-même la question !

  • Je doute fort que l’un d’entre eux se jette de lui-même dans le filet.

  • Essayez donc.



Les rameurs et les deux tireurs se sont regroupés sur la berge. Ils veulent prendre part aux échanges qu’ils devinent à fleuret moucheté. Le commissaire en profite pour les interroger à la cantonade :



  • Messieurs et mesdames, je vais être direct. Je suis à la recherche d’un membre de cette association qui serait également pêcheur et aurait eu un jour maille à partir avec l’homme retrouvé mort en Loire le 8 mai.

  • Ça risque d’être moi !

À sa grande surprise, une jeune femme bien plantée quoique élégante en dépit d’une tenue qui ne la met franchement pas en valeur, s’avance vers lui :



  • Je m’appelle Guylaine. C’est moi qui ai eu des mots et même un peu plus avec votre sale bonhomme. De toute manière, vous l’auriez appris tôt ou tard. Notre querelle a fait le tour de tout Saint-Jean-de- Braye.

  • Merci pour votre franchise, madame …

  • Madame Wertel.

  • Accepteriez-vous de venir dans mon bureau, demain matin ?

  • Un dimanche ?

  • Oui, il n’y a pas grand monde au commissariat. Ce sera une rencontre informelle, à lance rompue si je puis dire.

  • Avec plaisir, monsieur Céleri.

  • Appelez-moi vieille branche pendant que vous y êtes ! Qui vous permet cette familiarité ?

  • Pardon ! Je croyais sincèrement que c’était votre nom. Tout le monde vous appelle ainsi.

  • Je vois. Votre bonne foi n’est pas mise en cause. Je m’appelle Grillepain et vous avez usé à l’instant du sobriquet peu glorieux dont mes collègues m’ont affublé pour une habitude sans importance. À demain, madame.




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