samedi 21 mai 2022

Un bec hors de l'eau - Chaitre 14 -

 

14

Mardi 24 mai 2022

Le vol de grues


« Le moineau dans la main vaut mieux que la grue qui vole »






La sortie du journal ce mardi matin provoque un véritable raz de marée. Depuis le fameux jour où l’équipe Une de l’USO Foot s’est qualifiée pour la finale de la Coupe de France, jamais les ventes n’ont été aussi bonnes. On ne parle que de l’assassin dans toute la cité johannique. Un article au chapeau redoutable : « Jeanne d’Arc est vengée ! » Quant au titre en Une, il fait froid dans le dos : « L’assassin de Gontran est une cloche ! »


Affligé, le commissaire arcourt cette littérature de café du commerce. Fort heureusement, le ciel n’est pas sombre partout. Hier soir, il a eu le bonheur de recevoir la visite de Guylaine. Il ne s’étendra pas sur ce qui s’est une nouvelle fois mis en branle entre eux. C’est un vrai mystère ! Mais cette fois, ils se sont échangé leur carte de groupe sanguin et accessoirement, leur numéro de téléphone. La dame lui a soufflé avant de partir, comblée et souriante sous les coups de minuit : « On se retrouve samedi soir ! D’ici-là, tu résous cette enquête mon petit canard, sinon bernique ! »


Jamais on ne lui a mis une telle pression. Il a le sentiment que son futur bonheur dépend de sa capacité à démêler une ténébreuse affaire. Quant à ce petit canard, il avoue que ce surprenant mot doux lui a cloué le bec. « Se moque-t-elle de moi, la diablesse ? » est sa dernière pensée avant que de sombrer dans un profond sommeil.


Le temps sera son pire ennemi puisqu’il a engagé l’avenir d’un pauvre diable pour se donner du confort. Situation inédite pour lui qui jusqu’alors, a toujours su tirer son épingle du jeu sans mettre en cause quiconque, si ce ne fut coupables et complices. Désormais, comparses et conquête feront partie de la nouvelle donne. 4 C comme les 4 G se plaît-il à penser quand soudain, une fulgurance s’impose à lui : « Non mon garçon, tu as changé d’ère. Te voilà passé à la 5G avec ta délicate gazelle, à moins que ce ne soit une garzette ! Il va lui falloir envisager un nid plus douillet pour roucouler des jours heureux avec elle ... » Sous la carapace du flic, il se découvre, à sa grande surprise, un cœur de midinette.


Pourtant le service, c’est le service ! le trois pièces devra attendre la fin de semaine, à condition qu’il ait élucidé le grand mystère de cette fois. Quelle que soit la ficelle que le policier cherche à tirer dans cet imbroglio ligérien, le nœud du problème se situe sur la Loire, sur ce banc de sable de la petite Loire. C’est là et nulle part ailleurs que tout s’est joué. Comment y accéder ?


De la rive nord, ce n’est pas simple. De la Venelle à quatre sous où se trouvaient deux protagonistes, il faut descendre la falaise, prendre le pont du canal, rejoindre la cale et emprunter une embarcation. Traverser le chenal, se glisser dans la faille et pousser dans le sable avant de rejoindre le mince filet d’eau qui permet d’accéder à la grève fatale. Le forfait accompli, opération en sens inverse et surtout dissimulation de ce qui ne saurait être qu’un frêle esquif avant l’arrivée des secours. Un grand tour de prestidigitation auquel il faut ajouter le temps de vider la bouteille de crémant avec les deux autres galapiats ! Même dans les séries policières à la mords-moi le nœud malin, on ne pourrait faire avaler une telle couleuvre.


De la rive sud, c’est un peu plus aisé. À cuisses sèches, on peut y parvenir. La difficulté majeure est de ne pas se faire remarquer. L’Île Charlemagne, même un 8 mai, n’est pas l’endroit idéal pour passer inaperçu. Même notre ami Archimède, habitué des lieux, n’aurait pu aller jusque-là sans croiser quelqu’un à cette heure de l’après-midi. Quant aux deux autres navigateurs d’eau douce, je sais qu’ils n’avaient pas le temps de remonter le courant, eux qui rament souvent à l’envers des flots. La seule hypothèse qui vaille est un tiers, qui attendait le passage du Duc à moins le quart. Pour se donner une contenance, il devait pêcher ou bien bronzer pour être « haleur » au rendez-vous de la mort. Ça ne tient pas debout, le chemin de halage est sur l’autre rive.


L’idée du pêcheur lui plaît bien, pourtant. Le duit est une formidable cachette. Pour qui connaît l’endroit, il est tout à fait possible d’y passer la journée sans se faire remarquer. On peut même envisager une présence pendant tout le ramdam de la découverte du corps. Les policiers dépêchés sur place n’ont pas songé à inspecter les lieux. Une erreur coupable, maintenant qu’il y pense. L’assassin n’habite pas au 21 mais devait être le premier spectateur du grand numéro hors programme johannique qui se tenait là où la Pucelle s’est offert une traversée une semaine plus tôt.


« La pucelle … Quelle drôle d’idée ! C’est aussi un poisson. La piste du pêcheur irascible me tend la perche et je me contentais des figurants » se dit Ignace de plus en plus sujet à méditation. Pêcheur ou bien pécheresse… en dépit du profond trouble qui l’habite, il ne doit pas exclure cette option et envisager alors sa relation intime avec une pièce du puzzle comme un prétexte pour noyer le poisson. Cette perspective lui briserait le cœur. Si tel était le cas, ce serait bien la plus magistrale séance de simulation à laquelle il lui a été donné d’assister. C’est naturellement le quartier approprié pour ce splendide vol de grues. Autrefois, c’était là qu’on trouvait les filles à marin et qu’aujourd’hui, des professionnelles font les cent pas à l’autre bout de la venelle sur le faubourg Bourgogne. La pauvre petite bergère lorraine doit s’en étrangler d’indignation si elle perçoit tout ça de son paradis. Le commissaire se met à fredonner la chanson qui lui a fait découvrir cette sombre histoire. C’est en fouillant les productions de Gaston qu’il a déniché la chose :




La Venelle à quatre sous




Elles sont des filles à marins

Elles sont des femmes au turbin

Même pas des filles de joie

Comme les aiment les bourgeois

Elles qui font le pied de grue

Afin d’brader leur vertu

Que c’est triste d’être péronnelle

Tout au bout de la venelle !


La venelle à 4 sous

Pour engraisser les marlous

Leur pauvre mont de Vénus

Offert aux premiers venus

C'est souvent des mariniers

Gars perdus loin du foyer

De grosses âmes en peine

Avec des envies sans je t'aime


Brefs ébats insipides

Dans une chambre livide

Il y a si peu de câlins

Pour cette pauvre catin

Pour des amours tarifés

Sur des corps fatigués

Des plaisirs vite expédiés

Par des hommes trop pressés


C'est pas même le bordel

D'une dame maquerelle

Ce lupanar sans lumière

Pour ces marins en galère

C'est un lugubre bord'eau

Où s'arrêtent les bateaux

Une simple escale sordide

Pour tous ces cœurs bien vides


Quatre sous si dérisoires

Octroyés sur un trottoir

Le triste prix du chagrin

Entre marin et putain

Il ne faut pas être fier

De ces amours sans manière

Pour ces filles perdues ici

Sans même un petit merci


Elles sont des filles à marins

Elles sont des femmes au turbin

Même pas des filles de joie

Comme les aiment les bourgeois

Elles qui font le pied de grue

Afin d’ brader leur vertu

Que c’est triste d’être péronnelle

Tout au bout de la venelle !


* * *



Il a même pris la peine d’écouter la chanson interprétée par un Lorrain justement, pour s’accorder un petit moment de répit durant sa cogitation. Pourvu qu’il ne soit pas le jouet de Guylaine ! Le coup serait fatal, sa réputation en miettes avec obligation de demander une mutation ou pire encore, se retrouver mis à pied pour l’avoir si bien pris.


Il doit inspecter ce duit à la recherche d’indices éventuels d’une présence passée, d’un coin de pêche ou d’une cachette potentielle. Et ce maudit orage qui a lavé le sol et risque d’avoir effacé toutes les traces ! Toutes ? Non, il lui associe aussi un merveilleux souvenir qu’il n’entend pas effacer. Il doit trouver. Il y va de son avenir.


Pas facile pour un flic de trouver une embarcation pour se rendre sur cette digue artificielle ! Grillepain constate que le bateau État prend l’eau de toutes parts. La fameuse crise du Covid a mis les finances à sec, ce qui paradoxalement ne lui permet pas d’embarquer comme il l’entend. Heureusement, il y a les mariniers d’Orléans. Parmi eux, un ancien partenaire de Rugby lui arrange les papiers. Il le met en contact avec Régis, le président des Mariniers Orléans Métropole, de grands enfants qui aiment à se déguiser pour se prendre pour des aventuriers d’autrefois. Celui-ci se met immédiatement à son service, lui proposant même de lui servir de guide sur le duit. Une conversation technique n'est pas inutile :


    • Compte tenu du faible niveau d’eau, pour passer le pont Thinat, nous allons prendre mon petit fûtreau, l’Aurélianis. Nous serons un peu secoués sous la marche du pont, mais nous passerons.

    • Si c’est si compliqué, comment la victime a-t-elle pu passer avec son jet-ski ?

    • C’était un peu plus facile pour lui. Il dispose d’un plus faible tirant d’eau, même si le risque de casse est plus grand pour lui.

    • Et pour se retrouver en petite Loire, puisqu’il est parti, comme nous aujourd’hui, de la cale rouge ?

    • Pas exactement. Lui avait son engin au ponton de la Sardine, un privilège dont il bénéficiait au grand dam de toutes les compagnies marinières.

    • Admettons ! Quel itinéraire a-t-il emprunté ?

    • Il est passé comme nous actuellement, sous les deux ponts : le routier et le chemin de fer par la veine au milieu du chenal. Vous voyez ce grand « V » qui se dessine dans les tourbillons ?

    • Oui. Ça pulse, même avec ce faible niveau d’eau. Votre moteur tourne à plein régime.

    • Pour lui, c’était plus facile. Il disposait d’une énorme puissance.

    • Et ensuite ?


Grillepain doit attendre la réponse. Manifestement, Régis n’a pas entendu. Il est concentré sur ce passage où la moindre erreur peut s’accompagner de la casse d’une hélice. C’est d’ailleurs ce qui arrive souvent aux bateliers du coin. Le bruit de la Loire en ce passage délicat impressionne le policier qui avait goûté à un voyage beaucoup plus tranquille avec Fred du côté de Latingy.


  • Et ensuite ?

  • Quoi ?

  • Ensuite, par où est-il passé ?

  • Si nous devons rester sur le chenal le long du duit côté nord, lui, grâce à son faible tirant d’eau, a pu prendre la petite Loire en face du Cabinet Vert. Puis, il pouvait, sur une petite veine d’eau, aller où bon lui semble en aval comme en amont. Pour ça, il lui fallait une parfaite connaissance du site.

  • Vous me montrerez son passage !

  • Nous y serons dans dix minutes.

  • C’est pourtant à moins d’un km.

  • Certes, mais contrairement à ce monsieur, je dois respecter les règles.

  • Surtout avec un flic à bord.


Effectivement, le prénommé Régis ne pousse pas sur la poignée de gaz. Tout d’abord parce qu’il est à l’allure montante et ensuite par souci de ne pas trop tirer sur la nourrice. C’est ce qu’il explique dans son langage fleuri à Ignace, qui boit du petit lait (pratique tout à fait inhabituelle sur un bateau de Loire). Bien qu’au cœur de la ville, il se sent pourtant totalement dépaysé. Il comprend maintenant le succès de ces sorties en Loire qui connaissent un réel engouement populaire alors qu’il n’en voyait pas l’intérêt en flânant sur les quais. La ville de là, est plus belle. La rivière même au cœur de la cité, est animée d’une vie incroyable pour peu qu’on prenne le temps d’y bien regarder. Un vrai bonheur tout autant qu’un total dépaysement !


Régis, comme les compagnons des autres confréries fluviales, lui montre tout ce qu’il n’aurait pas perçu de lui-même. Sous des dehors de vilains garçons, ces passionnés ont véritablement une connaissance de leur Loire qu’ils entendent transmettre au plus grand nombre. C’est une forme de militantisme afin de préserver cet espace fragile mis à mal par les changements climatiques, les folies passées de la société industrielle et surtout les comportements inacceptables de tous ceux qui confondent l’eau avec un dépotoir, à commencer par les festoyeurs du soir. Régis est d’autant plus intarissable sur ce sujet que les actes de vandalisme sont monnaie courante sur la flotte d’Orléans en dépit des caméras de surveillance installées par la ville et souvent inopérantes lorsque les vandales passent à l’action. Il profite d’avoir un policier sous la main pour lui débiter un refrain que n’importe quel autre marinier de la ville évoquerait pareillement. Le message doit passer en haut lieu, l’exaspération marinière est à son comble tout au long du cours de la Loire.


Ils s’amarrent en un endroit facile d’accès. Un tronc d’arbre permet de glisser un bout. Régis, en bon pédagogue, effectue une démonstration du fameux nœud de chaise à son passager qui s’empresse de le réussir du premier coup. Puis ils s’engagent sur cette bande étroite d’arbres, de pavés, de cailloux, de sable et de végétation anarchique. Ignace pense toujours à sa postérité. Il s’imagine flanqué du surnom médiatique de Commissaire Broussaille, de quoi être l’invité vedette des plateaux télé quand il faudra défricher une sombre affaire ou éclaircir le terrain. Il ferait mieux de prendre la plume et comme nombre de ses collègues, écrire des romans policiers afin d’éviter les sornettes absurdes des amateurs. L’idée fait son chemin plus aisément que nos deux bonshommes qui ne cessent de s’accrocher ou de « s’enganer » dans les chausse-trappes de cette jungle.


L’endroit est propice pour se cacher, beaucoup moins conseillé pour courir le guilledou. Les zébrures des ronces sont bien moins tentantes que les galipettes avec menottes et fouet, matraque inquisitrice et tenue de motard américain. Autant de fantaisies qu’il devra ranger dans la gibecière de ces turpitudes policières s’il parvient à ses fins avec la jouteuse ! Elle a d’étonnantes ressources qui ne supposent pas l’emploi de détours supplétifs. Son esprit décroche l’espace de quelques secondes, suffisantes pour qu’il trébuche et fasse un magnifique soleil. Heureusement, c’est le sable qui reçoit sa culbute. Il vient d’atterrir dans une sorte de bunker, un cratère de sable assez profond pour échapper à tous les regards, suffisamment large pour s’y allonger, délicatement tapissé de mousses et lichens pour y rendre possible ses rêveries précédentes. Mais ce n’est pas de son hypothétique duo dont il est question pour l’heure. Il découvre là une gourmette dont l’état laisse supposer qu’elle n’est pas ici depuis très longtemps.

Le hasard fait bien les choses, c’est même un rebondissement qu’il n’aurait pas envisagé s’il avait été le scénariste de l’intrigue. Il se laisse porter par les signes d’un destin qui lui a jusque-là toujours été favorable. Les tenants de la police scientifique et méthodique lui en tiennent suffisamment rigueur pour ne pas, une fois encore s’en réjouir. Régis le rejoint, pensant trouver un homme blessé ou couvert de ridicule. Bien au contraire, il s’aperçoit de sa satisfaction béate. Il ne peut s’empêcher de le questionner :

  • Vous me semblez bien joyeux pour quelqu’un qui vient de se casser la margoulette !

  • C’est que cette culbute fut jouissive.

  • C’est-à-dire ?

  • Que d’autres avant moi ont profité de ce cratère de sable pour des expéditions volcaniques.

  • Vous seriez-vous cogné la tête sur un rocher ?

  • Non. Si j’ai une bosse, ce doit être dans le dos.

  • Ah bon ?

  • De celle qui porte chance quand elle touche le sol. J’ai découvert le pot au ballet rose !

  • Êtes-vous certain de bien aller ?


Le marinier s’interroge sur la santé mentale de ce personnage hilare au discours incohérent. Le ramener dans cet état sur le quai du Châtelet risque de faire beaucoup jaser. Le flic se rend compte de la perplexité de son compagnon et cesse de jouer au chat et à la souris :

  • J’ai trouvé une gourmette dans l’herbe qui a sans doute servi de théâtre d’opérations commando.

  • Elle y était peut-être depuis longtemps.

  • Non, regardez ! Elle n’a pas de trace de rouille et plus incroyable encore, elle porte une curieuse inscription : « Cache à l’eau ! »

  • C’est incroyable. Le père De La Motte l’a laissé là dans une de ses expéditions coquines !

  • Tiens tiens, vous aussi savez ça !

  • C’est un secret de Polichinelle. Nous le prenions tous pour un guignol et savions qu’il ne fumait pas que la moquette.

  • Bon, je vois que je fouille un passé connu de tous ici.

  • Il fallait interroger les gens qui vont sur l’eau monsieur le commissaire.

  • Je me rends compte qu’on ne peut rien cacher de ce qui s’y passe.

  • En effet, y compris un certain samedi soir…


Il y a là trois points de suspension qui en disent long. Ignace pique un fard au fond de son trou, ce qui ne fait que confirmer les bruits qui étaient parvenus jusqu’à Régis par un collègue qui traîna des touristes en aval de la ville juste avant l’orage. Diable de bonhomme que ce flic qui passe très vite aux travaux pratiques de tout bon ligérien !


 

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