jeudi 19 mai 2022

Un bec hors de l'eau - chapitre 12 -

 



12

22 mai 2022

Le jeu de l’oie



« Partout, les oies vont nu-pieds »






Ce n’est certes pas une oie blanche qui arrive ce dimanche matin au commissariat. Ignace a effectué des recherches, les renseignements ne plaident pas en faveur de la candeur de la prénommée Guylaine. Elle a déjà filé un mauvais coton à plusieurs reprises. Une facétie due sans doute à son baptême, même s’il est plus probable que sa seule bathysphère ne fut jamais que le canal. Il y a du lourd à son passif, une vraie carte de visite. Ignace doit admettre qu’avec un CV pareil, la plupart des gredins qu’il a le déplaisir d’interroger ne lui auraient jamais facilité le boulot en se présentant ainsi aussi spontanément qu’elle. Le grand guignol continue dans cette enquête ! Mais si ce n’est pas le policier qui tire les ficelles, qui donc peut bien être le montreur de marionnettes ? Doit-il se contenter d’être le vilain Flageolet ? En tout cas, celle qui se présente à lui en une tout autre tenue est une belle plante, certes pas une perdrix de l’année mais qui a un fort beau plumage et un ramage qui mérite sans doute une petite audition.


  • Madame, soyez la bienvenue au commissariat ! Je vous offre un café, ainsi vous découvrirez le secret de mon affreux sobriquet.

  • J’ai le sentiment de vous avoir offensé. Croyez bien que c’était totalement involontaire !

  • Je n’en doute pas. Passons à la machine à café pour mieux comprendre !


Guylaine prend un thé au citron tandis qu’Ignace, en dépit de l’heure matinale, s’offre un potage à la tomate en sortant de sa poche son sel de céleri. La jouteuse pouffe devant cette manie qui écarte irrémédiablement ce personnage de son univers. Les hommes qu’elle connaît sont des adeptes du petit blanc du matin. De retour dans le bureau, l’interrogatoire informel peut débuter.


  • Comment êtes-vous entrée en conflit avec monsieur de La Motte Sanguin ?

  • Il y a eu plusieurs gouttes d’eau qui ont fait éclabousser la vase.

  • Déborder le vase !

  • Pas vraiment. Avec le peu d’eau en Loire, la vase est plus appropriée.

  • Aux faits !

  • Si vous ne me coupez pas, nous y arriverons.

  • Faites donc !


Guylaine montre son exaspération par un profond soupir. Ignace comprend qu’il ne faut pas jouer au chat et à la souris avec cette tigresse qui quoique féminine, dispose pour autant d’arguments frappants. Elle a une musculature impressionnante.

  • Je pêchais au pied d’un escalier qui part du mur digue  quand j’ai vu arriver l’autre cinglé au guidon de son bolide.

  • En face de Saint Loup ?

  • Non. Cette fois, c’était plus haut vers les châtaigniers. Il y a des sandres à cet endroit.

  • Et l’autre a gâché votre coup ?

  • Pas du tout. Cessez donc de vouloir devancer mes propos ! C’est insupportable !

  • Oui, madame.


La pécheresse avait du répondant et semblait être montée gros. Pour la ferrer celle-là, il ne faut pas finasser ! Le commissaire, pas tout à fait dans le coup ce matin, a un autre poisson à prendre.


  • Comme je l’avais entendu de fort loin et forte d’expériences passées malheureuses, j’avais tout remonté.

  • Remonté quoi ?

  • J’avais rembobiné mes lignes. Vous voulez un dessin ?

  • Non, continuez ! je resterai muet comme une carpe…

  • Je ne pêche que le carnassier.

  • Je peux vous mordre également.

  • Pas la peine !

Le ton est donné. La dame doit être la digne descendante des laveuses d’autrefois. Grillepain imagine déjà qu’elle a passé un savon au navigateur de l’extrême.

  • Sitôt à portée de voix, comme à mon habitude, je lui ai envoyé une volée d’injures agrémentée de quelques boulettes d'appâts.

  • Je pensais que vous ne pêchiez que le carnassier ?

  • Il me faut bien prendre des vifs.

  • Pardon, continuez !

  • Oui, si vous ne coupez pas la ligne sans arrêt.

  • Très bien. Il a mordu à l’hameçon ?

  • Vous ne croyez pas si bien dire ! Il m’a offert un dérapage magistral, provoquant une vague qui m’a entièrement mouillée.

  • Son coup préféré, il me semble.

  • Celui-là, il faut toujours qu’il se fasse remarquer avec son cul.

  • Qu’insinuez-vous là ?

  • Que le tête-à-queue a toujours constitué son petit plaisir.

  • C’est à dire ?

  • Vous m’avez comprise.

  • En effet !


Même si la dame ne veut pas en dire plus, elle vient de confirmer que le dénommé Gontran n’allait pas seulement au moteur. La voile était aussi dans son programme.


  • Cette fois, exaspérée, j’ai attrapé mon lancer équipé d’une cuillère. J’étais montée pour le silure.

  • Et vous avez attrapé un gros poisson.

  • Ne recommencez pas ! C’est moi qui raconte !

  • Oui, chef !

  • Merci. Je l’ai accroché par sa combinaison, à hauteur du bas du dos. On est toujours puni par là où l’on a péché .

  • Salomon.

  • Non, Mitchell.

  • Excusez-moi, j’évoquais celui à qui l’on doit cette maxime.

  • Et moi, la marque de mon moulinet.

Le commissaire se frotte les mains. Quel plaisir que cette rencontre ! S’il osait, il lui ferait la cour. La dame a vraiment du répondant et un charme incontestable. Il devine ce qu’on dirait derrière son dos si pareille aventure advenait. Rien que pour ça, cela mérite d’être tenté.


 


  • Continuez, ma chère ! Je bois vos paroles.

  • Prenez garde à ne pas boire la tasse avec !

  • Pardon, c’est votre thé que j’ai pris.

  • J’espère que vous n’y avez pas mis de céleri.

  • Poursuivez !

  • C’est plutôt lui qui est venu à moi. Bien docilement, en suivant le fil de ma pensée.

  • Bravo !

  • Chut ! Il avait compris qu’il avait poussé le bouchon trop loin. Péteux tout autant que pisseux, il s’est excusé en se laissant approcher.

  • Et ensuite ?

  • Nous avons eu une explication franche et virile. Ça devait le changer. Il m’a promis de ne jamais plus importuner les pêcheurs.

  • A-t-il tenu sa promesse ?

  • À ce que j’ai pu constater et ce que m’ont rapporté mes collègues, oui. De ce jour, il nous évitait tous pour notre plus grande satisfaction.


Ignace admire le culot de cette femme. Vraiment, elle lui a tapé dans l’œil. Il veut en savoir plus. L’écouter est un tel plaisir.


  • Vous n’avez donc plus eu affaire avec lui ?

  • Si, une fois encore. Autant vous le raconter, ça a dû déjà revenir à vos oreilles. J’ai eu une relation avec un homme marié. Une foucade sans lendemain, le type ne valait pas tripette pour les galipettes.

  • C’est donc vous !

  • Vous quoi ?

  • Vous qui avez été refroidie dans vos ardeurs par la vague du jet-ski.

  • On vous l’a raconté, je m’en doutais. Ça a fait le tour de tout le petit monde de la rivière. Pour les ardeurs, on peut repasser. Pour être trempés, ça oui.

  • Ils en sont venus aux mains.

  • Oui. Il aurait mieux fallu que je m’en charge moi-même mais je me rhabillais. Je n’allais pas me montrer comme à la sortie du puits devant cette canaille.

  • En quoi auriez-vous mieux fait ?

  • Bien mieux que mon mauvais coup qui s’est contenté d’une malheureuse chiquenaude. Là aussi, il manquait de rigidité. J’avais devant moi deux types pitoyables, bien plus des poules mouillées que des coqs de combat.

  • Dommage !

  • Hé oui mais je ne voulais surtout pas que l’autre con me reconnaisse.


Le policier n’en revient pas. Cette femme est un phénomène. Elle a une prestance qui séduit le bonhomme. Décidément, une petite invitation en bord de Loire serait une manière explicite de lui signifier ce qui lui trotte derrière la tête quoiqu’avec elle, le siège de cette pensée intime serait plutôt placé ailleurs. Il lui fallait pourtant aller au bout des obligations professionnelles avant que de tenter sa chance avec la donzelle.


  • C’est votre dernière rencontre ?

  • Avec le bande-mou ?

  • Non, avec Gontran.

  • Je l’ai encore croisé une dernière fois sur l’eau. Ce cinglé était vraiment dérangé. Ne pouvant plus ennuyer les pêcheurs, redoutant des représailles, il attaquait désormais les oiseaux. Eux aussi pêchent et même beaucoup plus que nous. L’autre abruti devait s’être offert une substitution. Il fonçait sur eux dès qu’il pouvait les surprendre.

  • Le salaud !

  • Surveillez vos propos, monsieur le commissaire ! C’est votre client !

  • Pardon. Pour me faire pardonner ce propos désobligeant, je vous invite à une petite promenade en bord de Loire. Vous me montrerez vos coins de pêche.

  • De pêche ou du péché de chair ?

  • C’est à vous de voir…

  • C’est tout vu. J’ai toujours rêvé de me taper un flic.

  • Décidément ma belle, tu as du chien !

  • Et toi, du culot ! Il va te falloir assurer ! Avec Guylaine, tu tricotes sans sauter de mailles ou tu es habillé pour l’hiver.

  • J’aime avoir la pression.

  • Moi aussi.



Ainsi s’achève cette conversation pas piquée des hannetons. Le policier et son interlocutrice quittent en décalage le commissariat après s’être donné rendez-vous du côté des gravières au-dessus de l’île Charlemagne. Sous la carapace du flic, le cœur d’un homme bat parfois, non d’une pipe. Il ne s’attaque pas à du menu fretin. L’exercice s’annonce périlleux, il faut se montrer à la hauteur ou bien être habillé pour un peu plus que l’hiver. Pour se calmer un peu, il reprend ses esprits avec son précieux confident, calepin dans le civil.


17 : Gontran était vraiment un gros con. Il peut s’être mis à dos (si j’ose dire) la terre entière.


18 : Tous les pêcheurs de Loire peuvent lui en vouloir.


19 : Les amis des hérons, aigrettes et martins-pêcheurs ont aussi des raisons de lui en vouloir. Il faudra voir les responsables départementaux de la Ligue de Protection des Oiseaux.


20 : Je vais devoir affermir ma lance. Un assaut avec une jouteuse de caractère m’attend !


Pendant qu’Ignace se rêve en conquérant de l’impossible, s’attaquant à un moulin qui a brassé plus d’eau qu’il ne saurait l’imaginer, sur la rive sud, une agitation inhabituelle se déroule au pied du Rio. Un SDF vient d’être délogé de son campement. L’homme qui ne demandait rien à personne et n’avait ici nul voisinage à indisposer par sa présence, se trouve pris sous le feu des photographes et de la perquisition des policiers. Si pour les premiers, les clichés promettent de valoir leur pesant de cacahouètes, pour les seconds, il faut bien admettre que l’indigence de la demeure de toile et broc limite grandement le champ de leurs investigations zélées et forcément anarchiques.


Un promeneur a alerté*4 le commissariat. Il est tombé sur le cadavre manifestement dévoré d’un héron pas encore en décomposition dont le bec a été arraché. C’est ce détail qui a mis la puce à l'oreille à ce bon citoyen et néanmoins lecteur de la presse locale, l’un n’exclant pas l’autre. Il a naturellement établi un lien de corrélation qui lui a dicté son devoir civique. Son appel au 17 a été  immédiatement pris au sérieux tandis que le correspondant d’un média numérique, Magd’Orl, est passé pour s’enquérir de la fameuse rubrique des chiens écrasés.


Comme on le dit parfois, faute de clebs, on se contente de volatiles ! Le journaliste a averti sa rédaction. Les poulets quant à eux, par esprit de corps, sont partis s’enquérir du sort de leur presque congénère et des raisons de son trépas.

Le marginal n’en revient pas. Tout ce monde qui fait grand tintamarre parce que son chien a trouvé un oiseau mort en bord de Loire et en a fait son repas ! Pour ce délit majeur d’après le branle-bas qui s’en suit, il met le petit doigt dans un engrenage qui va le mettre à l’abri pour cette nuit et peut-être pour d’autres. Ça tombe bien du reste, une alerte orange aux orages est annoncée sur toute la vallée de la Loire. En attendant, tout ce joli monde lui vole dans les plumes sans les plus petits égards. Fouille au corps, mise à sac de sa tente, passage au peigne fin de son pré-carré parsemé pour son malheur du plumage épars du héron sans bec ! Une horde sauvage dont il ne s’explique ni les motivations ni même le comportement hystérique, qui lui hérisse le poil !


La fouille de ses maigres affaires ne donne naturellement rien. Néanmoins, il est mis en garde à vue sans même une douche qui ne serait pas  superflue. Il est au sec pour la nuit dans de beaux draps hélas, l’expression s’entend uniquement dans son acception figurée. Quant à ses dénégations, pour l’heure, elles ne semblent pas satisfaire une escouade d’inspecteurs qui aimerait couper l’herbe sous le pied à ce maudit commissaire qu’on ne parvient pas à joindre. L’oiseau a disparu sans brancher son portable, une curiosité puisqu’aucun match de rugby n’est annoncé sur les programmes TV.


Ils seraient bien attrapés s’ils savaient ce que fait le fameux commissaire. Découvrant les plaisirs de la bête à deux dos en pleine nature, il s’est embarqué avec une partenaire qui ne donne pas sa part au lion. La belle n’est pas de celles qui se contentent de voir la feuille à l’envers. Ils ont chacun leur tour, l’occasion d’admirer le magnifique panorama qui s’offre à eux.

C’est une tigresse de la plus belle espèce, un corps modelé par le sport, la vie au grand air et les joutes amoureuses. La dame a, non pas de l’appétit mais bel et bien une exceptionnelle goinfrerie sans équivalent dans l’album aux souvenirs de ce vieux célibataire, picoreur mais pas collectionneur. Non seulement il ne regrette en rien cette folie mais plus étonnant encore, il devine chez sa partenaire une surprise qui le flatte. La belle, dubitative au départ, a accepté l’expérience plus par curiosité et désir de s’offrir une notoriété tout autant qu’un policier à son tableau de chasse que par désir d’une vibration quelconque. Non seulement le vibratoire se transforme en tremblement de terre mais plus encore, il se passe comme une harmonie surprenante, le mariage de l’eau et du feu qui les laisse fourbus, épuisés et comblés après des heures d’une tempête magistrale.


Puis l’orage éclate, les privant ainsi de remettre le couvert.. Ils doivent vite rentrer, il tombe des trombes d’eau. Quoiqu’il en soit, refusant l’un comme l’autre d’interrompre ce qui a débuté en fanfare, ils se mettent à l’abri dans le repère du commissaire. Jamais encore il n’a mené une dame chez lui. Elle s’en rend immédiatement compte, du reste. En dépit de la tempête qui souffle, elle ouvre en grand la porte-fenêtre donnant sur le balcon pour aérer ce qui tient plus de la bauge que de la garçonnière. Les zébrures du ciel se font complice de sa curiosité alors qu’Ignace n’a nulle envie d’éclairer sa tanière. Tout le quartier est plongé dans le noir. La jouteuse se rend vite compte qu’elle se trouve dans la souille d’un vieux solitaire. Jamais Guylaine ne s’est imaginé l’appartement d’un flic dans un tel état. Elle n’en a cure, elle en redemande et lui aussi. Un coup de foudre aussi improbable, d’une telle intensité soudaine, même les spécialistes météorologiques de la base de Bricy n’auraient pu le prévoir !


Le tumulte qui s’ensuit est par bonheur largement couvert par les fracas de la colère des cieux. C’est heureux pour la réputation de notre flic ! Nous tairons les hurlements de la dame, les mots fripons d’abord, coquins ensuite, orduriers enfin d’un homme qui a perdu tout contrôle. Le lit n’est d’ailleurs pas l’unique théâtre de ce qui devient rapidement une sorte de décathlon de la galipette, un marathon de l’orgasme et un feu d’artifice des sens. La lance ne rompt pas mais finit pas admettre sa défaite quand les deux amants s’endorment au petit jour naissant. Les corps réclament une pause tandis que le silence revient sur la ville. Il n’est pas raisonnable de continuer de la sorte, les voisins n’auraient plus aucune raison d’accuser le ciel !


 

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