mardi 17 mai 2022

Un bec hors de l'eau - Chapitre 10 -

 

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20 mai 2022

La blanche colombe


« Craignez la colère de la colombe ! »





La veille au soir, juste avant le blocage, le commissaire a envoyé un message privé à l’ancien correspondant sportif du journal, toujours pigiste dans la maison. Ils ont établi des liens d’amitié indéfectibles. Il sait pouvoir compter sur Pierre Bierensus, celui qui rend compte chaque dimanche des exploits de son équipe. Naturellement, il doit le mettre dans la confidence pour que le coup soit parfait.


Pierre a donc laissé traîner des papiers sur son bureau, certain qu’il était que ses collègues seraient intrigués par l’inscription sur la chemise : « Bombe à fragmentation pour la vie orléanaise. À ne sortir qu’en cas de nécessité absolue ! », inscrite au marqueur rouge pour surtout ne pas attirer l’attention et faire plus discret. Si la ficelle n’est pas assez grosse, rends-là fluorescente, lui avait toujours appris son maître en journalisme, l’homme au nœud papillon. D’un battement d’aile, il pouvait faire sauter n’importe quel fantoche qui se pensait au-dessus des lois.


En lisant le Réveil du Loiret, ce matin, Ignace embrasserait son copain Pierre s’il était à portée de bec. Il lui revaudra bien ça à la prochaine occasion et n’oubliera pas de lui offrir un repas au Lièvre gourmand, le restaurant étoilé de la place. Un lieu parfait pour lever leurs verres à la santé des curieux ! Du bel ouvrage, à n’en point douter ! Les journalistes politiques, toujours à l’affût du spectaculaire, sont naturellement tombés dans le panneau.


« L’enquête à propos du meurtre du notable bien connu de nos lecteurs prend une tout autre direction. Si des soupçons demeurent sur les incontournables agitateurs habituels du combat écologique, des investigations plus poussées sont menées actuellement pour démêler le vrai du faux dans des accusations à caractère sexuel. La police s’évertue à pénétrer le milieu gay de la ville. Depuis l’affaire Dupanloup, jamais le microcosme orléanais n’a été aussi souillé par des rumeurs peu ragoûtantes touchant de jeunes gens de bonnes familles. Nous avons le sentiment de vivre un scandale comparable à celui du livre : Aurélianis de Kilian Poix qui avait été vécu, en son temps, comme un électrochoc dans notre chère cité si peu habituée à de tels scandales. Pour l’heure et pour éviter de semer le trouble, nous avancerons sur la pointe de notre stylo Bic.


Nous ne pouvons encore vous donner des précisions par égard pour les proches du disparu même si les langues se délient depuis l’horrible assassinat d’une grande figure de la ville. Le crime ne serait pas crapuleux, mais bien une sombre histoire de vengeance d’un amant éconduit ; l’arme du crime faisant implicitement référence aux faveurs qu’exigeait la victime pour oublier un temps ses atroces souffrances. La chair est faible, même chez un homme de cette envergure !


Nous pouvons affirmer de sources proches de l’enquête que le malheureux se savait condamné par une terrible maladie qui lui rongeait les poumons. Comme il avait refusé en toute conscience de se soigner, ses douleurs le martyrisaient de plus en plus souvent, faisant de sa vie un enfer. La nature humaine est ainsi faite qu’il aurait trouvé un dérivatif peu avouable. Qui oserait lui jeter la pierre après ses extraordinaires réalisations que la ville lui doit durant ses différents mandats ? Comprenez maintenant pourquoi la police agit avec autant de circonspection et acceptez que durant quelques temps, nous laissions œuvrer l’inspecteur dans la plus grande discrétion ! »


* * *




Du grand art ! On ne déclenche pas autrement une rumeur qu’en jouant de l’ellipse. Le journaliste qui a conçu ce bijou mérite les palmes et un tour en jet-ski, se dit le commissaire. Il lui octroie une bonne semaine de tranquillité durant laquelle, chacun va se regarder en chien de faïence dans le Landerneau. Gontran n’est plus une blanche colombe, son aura sera ternie même s’il se voit décerner des circonstances atténuantes à titre posthume. Le revers de la racaille, s’amuse en aparté Ignace. Sur ce coup-là, le policier manque évidement de tact et de doigté. À lui d’en profiter pour mettre à dix mètres le divisionnaire et les influenceurs de tous bords qui pataugent dans le bocal. Il va avoir carte blanche et c’est justement l’occasion d’inspecter d’un peu plus près le fameux dragon chinois.


La visite du bateau n'est pas une mince affaire. Celui-ci a hérité de jolis surnoms parmi les habituels contempteurs de la chose municipale. Ces derniers n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère, lui octroyant à la louche des sobriquets ridicules. Il devint Le Canard Laqué, le Glouglou, la Véranda Chinoise, le Yang sous l’Eau ou bien encore Feu le Dragon. Il faut reconnaître que ce curieux bateau, incapable de naviguer sur la Loire, ingouvernable même sur le modeste bief d’Orléans pour peu qu’il y ait du vent, fit immédiatement l’unanimité contre lui, autant chez les curieux à terre que parmi la corporation des mariniers. Seuls les courtisans s’extasièrent devant une esthétique douteuse et un symbole plus encombrant qu’autre chose. Aussi, l’échevin reçoit-il avec une extrême circonspection la demande comminatoire du policier. Que peut signifier cette visite ? Que vient encore fouiner ce maudit curieux ?


Il y a un branle-bas de combat dans les services municipaux. Grillepain monte à l’abordage du fardeau dans le pire moment. La pauvre embarcation gît dans la vase au milieu d’un canal une fois encore vide d’eau. Un précédent magistrat s’est brûlé les ailes à installer des pompes dans la Loire pour alimenter un canal qui fuyait de toutes parts. Ce fut un désastre pour son image. Il convient de ne pas renouveler pareille faute. Il faut trouver des solutions pour que le policier puisse faire son inspection sans risquer de se retrouver le cul par-dessus tête. L’écho de cette visite un vendredi après-midi, alors que les quais comme à leur habitude, seront noirs de monde, va faire une formidable publicité dans le contexte actuel. Maudit flic qui n’en fait qu’à sa tête !


Tout est facilité pour la visite du curieux en dépit d’une inquiétude palpable. Ignace souhaite être seul en compagnie d’un chien renifleur : un springer spaniel dans l’habitacle, une décision peu conforme aux procédures classiques mais qui en dit long sur les méthodes particulières du bonhomme. La présence du cabot fait naître inquiétude et bavardages parmi les officiels venus accueillir le fin limier et son compagnon, certains se doutant du motif de la présence de ce groin supplémentaire venu fouiller dans leurs affaires. C’est naturellement les mêmes qui ne peuvent pas le piffer. Si les gens sont mesquins, ils le sont en droite ligne !


Seul dans cette merveille de mauvais goût, Ignace ne tarde pas à trouver son bonheur. Le chien aboie, se met à tourner en rond comme un fou en regardant le plancher. Malgré les effluves nauséeux du canal à sec, il ne fait aucun doute qu’il a permis de dissimuler et certainement de transporter un stupéfiant repérable par l’animal. L’héroïne appartenant à cette catégorie, le commissaire a donc son information. Qu’importe le fait qu’il ne dispose d’aucun élément juridiquement exploitable ! L’essentiel est pour lui de se faire son opinion. Maintenant il sait. Il prend son calepin et écrit :


9 : Le bateau chinois a permis de faire venir de l’héroïne jusqu’à Orléans.

10 : La thèse du suicide pour farfelue qu’elle puisse être, mérite d’être creusée.

11 : Les 4 G sont des coupables trop commodes même s’ils ont des antennes partout et un vrai profil d’ennemis publics.

12 : Envisager quand même des recherches dans le milieu du sucre brun. Une belle idée pour un héritier des raffineurs d’autrefois !

 




Satisfait de sa dernière saillie, il range son pense-bête en flattant le chien policier qui accepte les caresses, même pendant le service. Tu es un bien meilleur collaborateur que beaucoup de mes collègues, mon vieux ! L’animal le regarde d’un air si stupide que notre homme se demande s’il ne veut pas le faire mentir. Il appelle les employés municipaux pour regagner la terre ferme. À la mine déconfite de ses anges gardiens, il sait qu’il vient de jeter un pavé dans le marigot local. Le temps que ce beau monde lave son linge sale en famille, il va jouir d’une paix royale. Drogue et sexe, le cocktail parfait pour les soirées mondaines ! Lui qui se montre si patelin dans le privé, va troubler le sommeil de ces urbains trop arrogants. Quel bonheur !

Maintenant, il ne va pas rester les deux narines sur le même rail. Son histoire d’héroïne n’est que de la poudre aux yeux dans l’élucidation du crime. À moins que le bon Duc se soit acoquiné avec de véritables trafiquants ! La livraison de Chine par voie maritime n’a peut-être duré qu’un temps. Il est vrai que depuis le 11 septembre 2017, le stock d’héroïne a depuis longtemps disparu en fumée de dragon. Il faut envisager un fournisseur sur place.

Décidément tout se tient, s’amuse-t-il à penser. Le passé, le présent s’imbriquent à merveille. Orléans, ville d’histoire, son Héroïne et son trafique éponyme, Saint Mesmin terrassant le dragon tandis qu’un cacique crache le feu sur la Loire ! Un bateleur n’aurait pas pu trouver scénario plus alambiqué au pays des barriques qui avaient double fond pour le trafic du faux sel. Il lui faut débroussailler cette nouvelle piste proprement stupéfiante, pas franchement aux étoiles quand on sait le milieu interlope dont il est question. Cette fois, c’est à lui de faire un numéro d’équilibriste sur une corde raide pour en savoir plus.

Heureusement, il dispose d’un contact fiable. Il ne s’aventurerait pas à le ranger dans la catégorie Indic, l’homme en serait outragé. Son cher filou n’a jamais eu à échanger un renseignement contre une faveur, il est bien trop habile pour tomber dans ce registre. Ce n’est pas un malfrat, même s’il est tout particulièrement bien renseigné. En revanche, c’est pour Ignace une relation de confiance établie lors d’une bordée inavouable. Il lui permet d’obtenir non pas des noms car ce gars-là ne sera jamais une balance, mais plutôt des renseignements, des éclaircissements, des modes d’emploi dans certains secteurs d’activités clandestines. Un SMS tout d’abord, un message codé, un appel ensuite pour un rendez-vous en extérieur, loin de la foule, est la procédure classique entre eux.

Trois heures plus tard, Grillepain se retrouve avec un certain monsieur Eugène-François Vilcoq, un blase trop curieux pour être sincère. Ignace a toujours pensé que l’autre se jouait de lui en se donnant presque des allures de chef de la Sûreté. Qu’importe, l’homme est d’excellent conseil, même s’il ne fournit jamais de tuyau. Leur rencontre a lieu au domaine du Donjon, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes. En effet, l’espace suffisamment grand limite le risque d’y croiser beaucoup de monde.. Par chance, il fait beau, ils vont bénéficier de l’ombre des sous-bois dans un endroit qui plus est, idyllique.

    • Bonjour, mon ami.

    • Bonjour, monsieur l’inspecteur.

    • Toujours aussi flatteur.

    • Ce ne serait que justice, ce qui dans la police n’est pas chose aisée. Qu’est-ce qui vous amène ?

    • Aujourd’hui, j’aimerais en savoir plus sur la filière de l’héroïne.

    • Chef, vous changez de calibre. Vous tapez dans le dur.

    • C’est-à-dire ?

    • Que ce n’est pas du tout la même musique. Ces gars-là ne rigolent pas.

    • Pourtant je me souviens qu’en mars 2019, la brigade des stups en avaient saisi 18 kg au domicile d’un gamin de 15 ans à l’Argonne.

    • En effet et depuis ce coup foireux, le trafic a été réorganisé et confié à du gros gibier.

    • Du gibier à plumes.

    • Non, chef. Le héron ne se chasse pas. Du lourd qui vient de la capitale.

    • Pourquoi ?

    • Entre Montargis et Orléans, le montant des saisies sur ce coup de filet fut considérable. 40 kg d’héroïne, 10 de coke et je vous fais grâce du cannabis. Un vrai désastre financier !

    • Un gros succès pour la justice !

    • Je n’en doute pas. Mais pour les boss, l’utilisation des gamins des quartiers, ce n’était plus possible. Le risque était certes pour les mômes, mais les pertes pour des patrons peu enclins à la plaisanterie.

    • Il y a eu une nouvelle démarche qualité alors ?

    • En quelque sorte. Un seul convoi dont j’ignore tout sous la responsabilité de brigands de haut-vol et la dilution de la marchandise auprès d’une myriade de revendeurs. Une dilution parfaitement organisée avec une répartition par secteurs et un profil différent pour chaque vendeur. Un réseau totalement imperméable aux fuites éventuelles !

    • C’est-à-dire qu’aucun revendeur ne traîne en bord de Loire ?

    • Toujours le mot pour rire. Aucun revendeur ne connaît son collègue. C’est la garantie absolue de ne pas couler le commerce en cas de naufrage d’un matelot. Il y a des caissons parfaitement étanches à chaque niveau.

    • Et un gamin pourrait-il partir avec la marchandise et agir pour son propre compte ?

    • Prendre la poudre d’escampette, ce serait mettre immédiatement sa vie en danger. C’est strictement impossible. Ils les tiennent par les c...

    • Comme Gontran, en somme…

    • Que voulez-vous dire ?

    • Oh, pardon ! C’est une remarque déplacée. Je vous prie de considérer que vous n’avez rien entendu.

    • Comme toujours entre nous, chef !




Le policier n’est pas surpris par ces détails scabreux. Ses collègues se doutent que leur joli coup a entraîné des changements dans le microcosme de la poudre. Il désire simplement savoir si son client se fournissait auprès de gamins ou directement auprès des gros bonnets pour s’en mettre plein le nez.

  • Et ma victime ? Pouvait-elle shunter le réseau des revendeurs ?

  • Impossible. Même une pointure de son acabit devait respecter les procédures mises en place. Pas de vente directe ! Voilà un secteur économique qui ne supprime pas les intermédiaires ! Le circuit court est inconnu de la profession, tout comme la traçabilité est totalement exclue.

  • Je vais mettre mes collègues de la concurrence et des prix sur le coup.

  • Les trafiquants pourront dormir tranquilles sur les deux pistolets glissés sous leur oreiller.

  • De toute manière, ce n’est pas du plomb qu’on lui a mis dans la tête mais de la corne.

  • Les petits revendeurs ne sont pas capables de régler leur compte. En cas d’impayés, la riposte vient d’en haut et elle truffe les mauvais payeurs de balles perdues dans le dos. Votre histoire ne ressemble en rien à un règlement de compte de la filière Héro.

  • Merci, c’est tout ce que je voulais savoir.

  • De rien, chef. C’est toujours un plaisir de compléter la formation d’un policier. Je constate que l’École Nationale Supérieure de la Police ne propose toujours pas une formation continue de qualité. Si je peux rendre service et suppléer à ses carences, j’en suis heureux.

  • Et à chaque fois, ça me coûte une bouteille de poire d’Olivet. Je suis trop bon.

  • Tout comme votre goutte, chef. Au revoir, monsieur le divisionnaire !

  • Brigand, va. Pourquoi pas ministre, pendant que tu y es ?

  • Ça, c’est tout à fait impossible. Vous êtes un mec bien.



Grillepain laisse son interlocuteur partir, son petit cadeau à la main et ses flatteries le réjouissant au fond de lui. Il n’a jamais eu à se plaindre de la qualité de ses informations qui tout en ne trahissant jamais personne, lui font toujours gagner un temps précieux. Ce type-là est d’un niveau supérieur aux experts « en expertises » qui courent les plateaux TV ; un précieux contact qui ne doit pas correspondre aux règles déontologiques si chères au divisionnaire et ses semblables. Qu’ils aillent au diable, ces empêcheurs de pratiquer convenablement le métier, loin des procédures bordées et présentables devant un juge !




Cette piste fait une fois encore chou blanc. Elle ne mène nulle part. Un adolescent, une petite frappe de la revue n’irait pas planter son client. Il lui aurait piqué son jet-ski, c’est bien plus probable. Je suppose qu’il devait en baver. Si ça se trouve, son fournisseur a profité d’un petit tour en échange d’une pipe d’héro ou d’autre chose… Décidément, ce Gontran était une personne peu fréquentable derrière le masque d’honorabilité dont il avait hérité u fait de  sa naissance dans ce milieu interlope. La blanche colombe tenait bien plus du corbeau marin, ce cormoran qui déplaît tellement aux agités du bocal. Là encore, il faudrait creuser la question… Ceux-là vont me faire devenir un spécialiste de la Loire …

 

 

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