vendredi 13 mai 2022

Un bec hors de l'eau - chapitre 6 -

 

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15 mai 2022

La roupie de sansonnet


« De mauvais oiseaux apportent rarement le beau temps »






Les résultats de l’autopsie arrivent très rapidement au commissariat. Pour des raisons qui n’appartiennent qu’à la personnalité d’un policier plus soucieux d’être sur le terrain que de consulter son courrier ou de satisfaire aux impératifs administratifs, notre fin limier n’ouvre l'enveloppe qu’une semaine après le meurtre, un dimanche, jour où il est certain de n’être pas dérangé dans son bureau. Comme il le dit souvent à ses collègues qui s’en étonnent : « Nous avons la chance de travailler pour des clients qui ont perdu la notion du temps et des contraintes de la société ! » Un humour noir qui explique parfois que ses supérieurs le battent froid, ce qui lui est totalement égal. Ne fumant pas la pipe, n’étant pas toujours flanqué du même collègue, un éventuel comparse haut en couleur, Grillepain se doute bien qu’il ne va pas entrer dans le Panthéon légendaire de la profession ni même devenir héros de polar quoique né à Bourges, il fut Berruyer dans sa jeunesse. Un regret certes, même s’il n’a cure de la postérité, étant un célibataire endurci, orphelin très tôt, sans famille proche. Sa vie se limite à son métier et aux compagnons d’ovalie qu’il aime à retrouver pour des soirées mémorables ou bien souvent sa carte barrée d’un bandeau tricolore a été fort utile. Notre homme se résume pour ainsi dire à ce nom de famille qu’il porte comme une croix tandis que son prénom semble avoir disparu totalement, pour n’apparaître que sur les seuls actes officiels. Qu’il se prénomme Ignace doit justifier la disparition de ce fardeau. Un choix venu d’après ce qu’il en sait de la chanson de Fernandel créée en 1937 que ses anciens coéquipiers s’autorisaient à chanter une fois l’an, pour son anniversaire.



Lorsque je suis né
Mes parents étonnés
Firent tout d'abord un drôle de nez
Quand vint le docteur
J'appris avec stupeur
Que j'aurais pu être ma sœur
Quand on s'aperçut
Qu'j'avais quelque chose en plus
Ils me baptisèrent alors, tous émus :


Ignace, Ignace, c'est un petit nom charmant !
Ignace, Ignace, qui me vient tout droit de mes parents
Ignace, Ignace, il est beau, il me va comme un gant !
Moi, je le trouve plein de grâce, Ignace, Ignace
Je n'm'en crois pas mais il me place
Ignace, c'est un nom charmant


...



* * *


L’ironie de ce prénom, tout comme celle de cette chanson qui lui est trop souvent fredonnée, sont pour beaucoup dans la personnalité de ce flic solitaire, atrabilaire et parfois totalement désarmant. Une déformation professionnelle, ajoute-t-il quand on lui en fait reproche ; blague qui fait long feu chez les esprits trop cartésiens. C’est donc ce personnage hors norme qui consulte enfin le rapport du médecin légiste.



Examen sur les lieux du crime


La victime a été retrouvée allongée sur un banc de sable, la face dans quelques centimètres d’eau, le corps reposant presque entièrement sur un banc de sable affleurant l’eau. Un filet de sang perlait le long du cou. Un objet pointu lui avait sectionné la carotide. La température du foie était de 35° C.



Ignace qui n’est pourtant pas un fin connaisseur de la chose médicale subodore que la mort a eu lieu dans l’heure précédent sa découverte. Le sieur Gontran a donc sciemment manqué l’incontournable cérémonie commémorative, cela demande des explications. Il poursuit sa lecture.


Examen externe


L’autopsie a débuté à 19 h 30 ce dimanche 8 mai 2022 en présence de Didier Ragout, médecin légiste, Lucille Montignier, infirmière pathologiste sous le contrôle judiciaire de Marc Habbé, officier de la P.J. J d’Orléans, chargé de ce compte rendu.



Le corps est celui d’un homme de forte corpulence, mesurant 1,74 m et pesant 87 kg. En début d’examen, il porte une ….


Le commissaire se passe de ces détails qu’il connait puisqu’il a vu le cadavre avant le médecin. Il s'apprête passer à la partie qui l’intéresse tout particulièrement quand une annotation l’intrigue : De très nombreuses marques de piqûres intraveineuses, pour la plupart anciennes sont visibles dans la fosse antécubitale du coude gauche. Tiens donc, se dit le flic, en voilà un qui ne se mouche pas du coude … Il me faudra creuser la question. Il continue…

Il existe un hématome et une plaie en arrière de la tête causée par une chute sur un objet dur de forme irrégulière. La tête a sans doute heurté un rocher avant que le corps ne finisse sa course sur le sable. La blessure n’est pas responsable de sa mort. Ce fut son dernier rebond, le bonhomme en connut de nombreux durant sa carrière politique, se gausse le lecteur.

Le bec d’oiseau brisé a provoqué une profonde entaille qui a sectionné la jugulaire. Le coup a vraisemblablement été mortel, la mort presque immédiate. La proximité de la plaie et de la blessure est à signaler.


Grillepain passe les indications suivantes. Par acquit de conscience, il lit les remarques sur le système respiratoire. Les poumons sont remplis d’eau. La noyade a été simultanée à la blessure mortelle. Il n’est pas possible de préciser quelle est la cause première du décès. Il est à noter la présence d’une tumeur importante dans une phase terminale qui devait provoquer des douleurs importantes qui peuvent justifier la prise quasi certaine de stupéfiants. Des analyses sanguines seront menées pour identifier le produit. Voilà une information capitale se dit l’enquêteur qui passe directement à la conclusion des résultats du laboratoire. Individu du groupe sanguin A – ayant un très fort taux de cholestérol et ayant des traces importantes d’héroïne.


L’enquêteur tombe des nues. La victime était un homme en vue dans la ville, un acteur très influent de la vie publique pour laquelle il a tenu des postes clefs. Voilà une information qui éclaire sous un nouveau jour le jumelage d’Orléans avec une métropole chinoise. Y aurait-il là une Liger-connexion pour fournir notre homme et maintenir à flot les finances locales prises ces dernières années d’une frénésie de dépenses ? Ignace s’en veut de voir toujours le mal partout, une sorte de déformation professionnelle qui s’appuie hélas sur une connaissance toujours plus lucide de l’espèce humaine. Gontran n’avait pas le nez propre d’après ses détracteurs. Il était toujours de mèche avec les affaires louches, les dépenses fastueuses. L’expression : « La roupie de sansonnet » lui va comme un gant puisqu’elle fait allusion à la goutte au nez.


Soudain le flic se prend pour Bourrel en s’écriant : « Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! » C’est donc ça. Il a hurlé si fort que le factionnaire de service arrive en courant dans son bureau. L’homme entre sans frapper, ce qui amuse le commissaire, comprenant que son attitude puisse interpeler. Encore une déformation professionnelle, s’amuse-t-il à expliquer à ses anciens partenaires quand ils s’étonnent de ses frasques...

Ce n’est rien mon ami, je viens simplement d’avoir une idée, ce qui est rare dans la profession, vous devez le savoir ! L’autre lève les yeux au ciel, c’est encore une fantaisie de celui qui passe pour un original dans la maison poulaga. Il retourne à sa surveillance.


Ignace se plonge dans la recherche internet. Voilà un fabuleux outil pour mener une enquête ! Comme derrière chaque internaute, il y a un criminel qui s’ignore, la somme de renseignements abandonnés au fil du temps constitue un formidable corpus pour l’enquêteur mais de plus, toutes les réponses ou presque qu’il se pose, se trouvent dans ce puits de science sans fond qui permettra un jour à la vérité de sortir toute nue. Comme tout un chacun, il se satisfait d’un copier-coller pour apporter un nouvel élément au dossier en cours.


Si chasser le dragon n’est pas très répandu en France, ce mode de consommation certes pas anodin, représente une alternative à l’injection quand celle-ci devient problématique ou difficile. La chasse au dragon doit son nom aux volutes de fumée ressemblant à l’animal mythologique. Né en Asie, ce mode de consommation est l’héritier moderne, pour l’héroïne, de la traditionnelle pipe à opium. Il s’agit donc d’inhaler, avec un tube, de l’héroïne brune sur une feuille de papier d’aluminium doucement chauffée par en dessous à l’aide d’un briquet. La goutte de produit ainsi obtenue est ensuite baladée de long en large sur la feuille jusqu’à sa disparition complète.

Grillepain n’a pas besoin d’en lire davantage. Il note sur son fameux calepin qui ne le quitte jamais l’état de ses macérations intérieures. Un procédé certes peu orthodoxe dont pourtant il s’est toujours félicité :

1 : La victime avait une assuétude forte à l’héroïne brune qu’il a prise sans doute au départ pour soulager un cancer qu’il se refusait de soigner.

2 : Des individus mal intentionnés ont certainement voulu lui montrer qu’ils étaient au courant en gravant un dragon sur son jet-ski.

3 : La barrique sur laquelle repose le dragon gravé sous-entend certainement une complicité quelconque ou un lien avec la ville.

4 : Le jumelage d’Orléans avec la ville chinoise de Yangzhou, grande métropole de 4,5 millions d’habitants située sur les rives du Yang Tse Kiang. Des voyages officiels et des échanges de cadeaux ont eu lieu entre les deux cités.



Satisfait, l’enquêteur s’autorise une petite pause neuronale en consultant cette fois la fiche établie par l’un de ses collaborateurs sur le second personnage mis en garde à vue de manière un peu légère, le 8 mai. Qui sait ? Un mot mettra là encore en branle sa faculté d’interprétation …

Gaston Le Prince, 60 ans, retraité de l’éducation nationale. Cet individu, père de famille, marié, quatre enfants, a connu différentes périodes dans son existence. Outre une carrière professionnelle marquée par une envie de bouger, changeant fréquemment de poste et allant toujours à la rencontre de publics difficiles ou en situation de marginalité, il s’est lancé dans d’autres activités qui occupent une grande partie de son temps libre.

Il fut l’un des trois membres d’une association qui créait des jeux promotionnels. Il démontra une imagination qui caractérisera ses pratiques ultérieures. Le succès n’étant pas au rendez-vous, il se lança à corps perdu dans le sport. Footballeur durant sa jeunesse, même s’il avait touché à d’autres sports, il passe soudain au rugby à la naissance de son premier enfant. Joueur médiocre, il va s’imposer comme un animateur d’entraînement hors pair, progressant très vite dans ce domaine. Il finira même par prendre les rênes du club local alors à l’apogée de son histoire, le plongeant dans une spirale d’échecs sans équivalent. Si sa responsabilité était partagée avec un désintérêt soudain du principal mécène du club qui provoqua une grave crise, il n’en tira pas moins une profonde rancœur vis-à-vis de ceux qu’il jugea responsables également du fiasco : les dirigeants, la ville, le journal local. Il s’en alla en Berry retrouver une légitimité totalement perdue ici. Il entraîna encore deux autres clubs du Loiret. Dans ce que nous savons de son mode de fonctionnement, l’écrit a une grande importance, ce qui expliquera les phases suivantes de son parcours. Arrêtant le Rugby sur un coup de tête ; l’homme est un adepte de ce genre de rupture brutale, il se met au défi d’écrire chaque jour un billet pour devenir au fil du temps un agitateur incontrôlé de la vie locale. Il attaquera à plusieurs reprises la victime en de cinglants pamphlets qu’il prendra en 2020 a réduit comme peau de chagrin son agenda. Il se produisit dans différents lieux, de Roanne au Pouliguen, avec la Loire comme thème central de ses pitreries. Il se qualifie de Bateleur et aime à se gausser, s’en prenant systématiquement aux gens de pouvoir. Il a dévoilé là une sympathie pour l’anarchie. La victime est devenue un de ses personnages sous le sobriquet de Louis-Philippe, l’artiste prenant le parti de travestir l’histoire.

Il a rencontré son comparse sur la Loire, un jour qu’il naviguait justement avec le défunt alors qu’ils étaient encore amis. Une complicité naquit entre Gustave Faubert et Gaston Le Prince au détriment si l’on peut dire, de Gontran de La motte Sanguin. La querelle prit bien vite des proportions énormes. Depuis quelques années, elle s’était progressivement éteinte même si le feu couvait sous la cendre.

Ignace se réjouit. Il annote dans la marge, rapport écrit par un jeune stagiaire, ça ne fait aucun doute. Le garçon devrait songer à changer de direction. Le journalisme lui tend les bras. Dans la maison, il risque de faire tache. Puis redevenant sérieux, il reprend son calepin :



5 : Si les indices recueillis jusqu’alors constituent des pistes, ils ne peuvent en aucun cas selon moi être retenus comme mobile du crime. Le ou plus sûrement les meurtriers étaient sans doute informés.

6 : Les deux fripouilles du 8 mai sont des suspects trop commodes pour être vrais. Tout indique que s’ils se trouvent sur le chemin de la victime, c’est pour lui mettre des bâtons dans les roues. Sur un jet-ski, la chose n’est pas aisée.

7 : La Loire est le lien central du dossier. C’est donc dans cet environnement qu’il faut chercher les corrélations diverses entre les différents protagonistes.

8 : Le bateau chinois aurait-il joué un rôle dans cette affaire ? (Le commissaire en bon orléanais d’adoption connaissait l’histoire controversée de ce cadeau de la ville jumelle de la lointaine Asie. Il se promet d’examiner l’inesthétique et instable embarcation, décorée de dragons ...)

Juste avant de partir, le policier reçoit l’analyse graphologique pour le dragon gravé sur le jet-ski. L’expert ne s’est pas trop foulé, il évoque le dessin d’un gaucher réalisé avec le poinçon d’un couteau fabriqué dans l’Aveyron. Le graveur appuie plus fortement sur les structures verticales de son dessin qu’il réalise toujours de haut en bas. Une préférence qui manifeste chez le sujet une personnalité relevant d’un esprit d’organisation maniaque. Des renseignements qui ne valent pas l’argent que l’état a versé à ce spécialiste de l’entourloupe, comme il en existe beaucoup dans cette corporation.

Le commissaire, satisfait de sa journée en dépit de ce rapport superfétatoire, peut rentrer chez lui. Il y a un match de phase finale du championnat de France de rugby. C’est le Tournoi des six Nations, un cas de force majeure où le flic disparaît totalement de la circulation pour se transformer en supporter irascible et braillard. Les voisins s’en sont plaints plusieurs fois même si leurs appels au commissariat furent à chaque fois sans effet. On se demande bien pourquoi...

Le bonhomme n’est désormais là pour personne. Il s’est met quelques bières belges au frais et va revêtir la tunique rouge et noire du Stade Toulousain pour encourager ses favoris de toujours. Il débranche son téléphone qu’il continue de qualifier de cellulaire, amusé de constater combien ses collègues et les quidams ordinaires ne saisissent jamais l’allusion humoristique. Les faux rebonds de la balle ovale sont désormais bien plus importants que les coups bas et les travers des humains.

 


 

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