jeudi 12 mai 2022

Un bec hors de l'eau - Chapitre 5 -

 

5

14 mai 2022

Fier comme un paon


« Les plumes décorent le paon et l’instruction, l’homme »






Le commissaire se dirige vers son véhicule quand sur les quais, quelqu’un attire son attention. Non, il ne rêve pas, le fameux Gaston Leprince, fait un de ces numéros pitoyables qui font sa réputation dans le secteur. L’homme, habillé en berger, pieds nus, un béret vissé sur la tête, une bourriche accrochée à son épaule, un bâton de pèlerin à la main, raconte des sornettes à qui veut bien s’arrêter l’écouter. Sa dégaine ne leurre personne, il ratiocine à plaisir.


Pour être certain de son effet, il dispose d’une petite sono sur batterie et d’un micro-casque. L’amplification attire toujours le badaud ; les bonimenteurs de nos marchés ont depuis longtemps retenu la leçon, eux qui sont capables de vendre n’importe quoi en déversant des âneries à fort débit pour noyer le poisson et gruger le client. L’autre ne manque pas d’aplomb puisqu'il joue manifestement de la provocation, revêtant même une chasuble jaune pour évoquer l’ancien combat des laissés-pour-compte.


Dire que cet individu était en garde à vue il y a six jours ! Grillepain estime avoir fait une erreur en n’assortissant pas sa libération de mesures contraignantes. Il regrette aussi la légèreté de son attitude, une mesure de garde à vue de pure forme pour calmer l’émotion amplifiée par l’arrêt des festivités. Ces deux là en savent sans doute bien plus que lui sur cet univers ligérien impitoyable. Puisqu’il avait ces deux témoins sous la main, il aurait dû se préoccuper d’en tirer des informations, essayer de leur mettre un peu de plomb dans la cervelle tout en leur tirant les vers du nez. (Faut-il écrire « verre » à leur propos ?)


Maintenant que l’échevin lui a savonné la planche, il ne va surtout pas se déjuger. Il s’approche pour écouter le bateleur de foire. Il s’en amuse, ce pitre est capable en effet de dépeindre à sa manière les puissants avec une irrévérence désopilante. Le flic enregistre son numéro pour mieux cerner ce personnage avant peut-être de l’écrouer plus tard.


Le petit jardinier



Il était une fois un jeune homme passionné par le travail de la terre. C’est son grand-père dans un jardin ouvrier qui lui avait transmis cette passion. L’enfant grandit avec la volonté d’en faire son métier. Il s’orienta tout naturellement vers un lycée agricole. Son amour de la nature y trouva son plein épanouissement. Il obtint un beau diplôme, promesse de trouver rapidement du travail.


Hélas, les plus belles graines ne germent pas toujours. Le pauvre se retrouva rapidement le bec dans l’eau. Ne disposant pas d’un carnet d’adresses, de relations, n’habitant pas dans une région de maraîchage, il ne parvenait pas à trouver un travail selon ses compétences et son désir. Il se mit en quête d’un emploi en allant frapper à une grande porte, celle d’un palais de la République, là où il y avait un grand parc qui ne demandait qu’à nourrir les locataires de la place.


Le gentil jardinier avait ouï dire qu’une journée portes ouvertes y était organisée. Il se mit en demeure de venir tenter sa chance, apportant dans un magnifique panier d’osier, tout son savoir -faire, comme une succulente démonstration. Il apporta des poireaux, des carottes, des oignons, des navets, des pommes de terre, un superbe chou pommelé et des branches de céleri. Reconnaissons qu’il dénotait avec son chargement dans la longue file des curieux qui se pressaient devant les grilles du palais en cette journée du patrimoine.


Quand vint son tour, il se trouva devant un grand étal sur lequel le locataire en titre avait étalé des colifichets, des gadgets, des babioles ; que des produits fabriqués en Chine mais pour sauver les apparences, bariolés aux couleurs nationales. Les caisses de cette grande et vaste demeure étaient vides, les frais pour refaire la façade de la marraine du Panda grevant terriblement le budget de fonctionnement.


Quand vint le tour du quémandeur, le plus courtoisement possible il proposa ses services au noble personnage, monarque de son état, qui jouait au camelot l’espace d’un direct à la télévision. Le vendeur de pacotille lui répondit vertement qu’il avait autre chose à faire que d’écouter les récriminations d’un quémandeur. La foule attendait, il convenait aux loyaux sujets de payer leur écot après les somptueuses dépenses de vaisselle de la première dame du Duché.


Le solliciteur saisit la remarque au bond. « Mon seigneur, quand on dispose d’aussi belle vaisselle, il convient d’y déposer les plus beaux légumes qui soient. Vous avez un grand parc dans lequel je me propose de produire selon votre bon plaisir ! » La remarque déplut à Freluquet qui lui fit remarquer que l’heure était au dégraissage des effectifs, à la restriction budgétaire en dehors des frais de fonctionnement de la cour. Qu’il aille au diable ou alors qu’il traverse la rue pour devenir cuisinier ! La restauration cherche du personnel.


Le jardinier ainsi éconduit n’avait d’autre solution que de suivre l’ordre qui émanait de ce noble personnage, d’autant plus que les caméras et les micros avaient saisi ce dialogue. Tous les regards se tournèrent vers l’homme au panier. Qu’allait-il se passer ? La foule, toujours désireuse de croire aux belles paroles, voulait savoir. Il y eut un murmure qui se fit plus pressant encore : « On veut voir ! »


Le garçon n’eut d’autre solution que de répondre à l’injonction du puissant. Il se lança dans l’aventure ! Sur cette chaussée, dans de grosses berlines aux vitres teintées, des passagers profitaient de la suppression de l’ISF pour porter leurs biens en Suisse ou en (au ?) Luxembourg avant que les gueux (ne) contraignent le monarque à changer d’avis. Il fallait aller vite. Le pauvre piéton devait les éviter sous les acclamations d’une foule qui se croyait à la corrida.


À mi-chemin, notre homme se figea sur le terre-plein central. Il hésitait de nouveau. Les spectateurs lui hurlèrent des encouragements. Il reprit sa périlleuse traversée, fit un pas de plus vers le trottoir d’en face. C’est alors que le président d’une grande marque automobile, désireux quant à lui de mettre ses modestes économies à l’abri aux Îles Caïman passa à bord d’une camionnette blindée. Dans sa course folle, le véhicule faucha le pauvre garçon qui était encore sur la ligne jaune.


La foule hurla. Le spectacle qui s’offrait à elle était abominable. L’homme et son panier avaient été réduits en charpie. Tous, horrifiés, de se tourner vers celui qui était, à leurs yeux, responsable de cet odieux massacre. Freluquet, interloqué qu’on puisse ainsi s’en prendre à lui, sans se départir de ce ton hautain qui sied à la grandeur de sa fonction déclara alors : « Mais que me reprochez-vous là, méprisants vermisseaux ? Vous remettez en cause ma parole de manière, il me semble, bien présomptueuse. Je n’ai rien promis d’autre à ce personnage que de devenir cuisinier s’il avait foi en ma parole. Cessez dans l’instant votre persiflage et admettez une réalité que nul ne peut remettre en cause. Je n’ai nullement manqué à ma parole. Vous pouvez remarquer tout comme moi, qu’il vient de réaliser là, la plus belle soupe de légumes qui soit ! »


* * *



Le succès est garanti. Les uns applaudissent chaleureusement, d’autres rient jaune tandis que quelques personnes offusquées s’en vont, horrifiées de tant d’irrespect. Le commissaire se dit que voilà un vrai fou du roi, un bouffon de la plus belle espèce et qui ne se force nullement pour jouer les imbéciles de service. Pas étonnant que ce godelureau fasse partie des Agités du bocal. Manifestement dérangé, il n’en demeure pas moins très drôle, surtout quand on a le privilège de voir son allure et ses mimiques. Un bon client pour la cour d’assise, pense le flic. Il ferait un tabac auprès des chroniqueurs judiciaires. Il comprend mieux comment l’entraîneur qu’il fut, parvenait à se mettre les joueurs dans la poche sans véritables compétences rugbystiques. En voilà un qu’il ne faut pas perdre de vue tout en le gardant soigneusement à l’œil en dépit du pléonasme que cette expression policière suppose.


Pendant ce temps, sur la Loire, juste à hauteur de la représentation impromptue, des bateaux gonflables munis de moteurs puissants vrombissent et tournent en rond. Leur objectif semble clair pour le commissaire. Il y a là manifestement une volonté de détourner l’attention des badauds tout autant que de couvrir les âneries du bateleur. Le premier but est largement atteint puisque les plus jeunes surtout mais d’autres encore, préfèrent admirer les glissages et les gerbes d’eau de la parade nautique. Personne ne semble faire de corrélation entre les deux évènements, sauf notre commissaire pour qui rien n’est jamais anodin. Pour lui, il est évident que les tenants du sport mécanique sur l’eau sont des relations ou simplement des soutiens du défunt. Ils entendent mettre des bâtons dans les roues à celui qui a toujours combattu l’idée qu’on puisse enfreindre les règles en matière de tourisme fluvial. À maintes reprises il a saisi les autorités, se permettant même de leur adresser des lettres ouvertes restées sans réponse. Ce qui est interdit mais jamais réprimé devient très vite permis. C’est un penchant naturel de l’humain de pousser le bouchon trop loin pour en mesurer les effets. Si rien ne se passe, la fois suivante, la limite sera repoussée plus encore.

Le représentant de la PJ s’étonne que ses presque collègues de la municipale en tenue, présents, pourtant fort en nombre sur les quais, devenus au fil des années, le point de rassemblement incontournable, ne bougent pas l’auriculaire. Ils doivent avoir des consignes, il ne peut en être autrement. Le niveau sonore est largement hors des limites permises, la vitesse sur l’eau paraît elle aussi bien au-delà des restrictions réglementaires. Pour toute réponse, le conteur se contente d’amplifier plus encore sa voix. C’est une course au décibel dans laquelle, personne ne sort vraiment grandi.


C’est alors qu’un groupe de kayakistes, non pas des touristes comme ceux qui descendent le courant pour découvrir les trésors du Val de Loire en esthètes et en hédonistes mais des sportifs qui viennent se frotter aux vagues qui se forment sous le Pont Royal, qui aiment l’eau vive et les remous, ceux-là adressent des gestes peu aimables aux adeptes de la motorisation pétaradante. Une nouvelle poche de dissension, un autre abcès qui ne demande qu’à crever. Le commissaire n’en revient pas. Il découvre soudain l'envers du décor et non plus la belle façade aimable que se plaisent à montrer les magazines et les reportages. Il y a sans doute d’autres utilisateurs de la rivière qui se plaignent des adeptes de la vitesse. Les pêcheurs ne doivent pas les voir arriver d’un très bon œil. Les naturalistes non plus. Les photographes animaliers qui sont restés des heures pour saisir un instant magique doivent eux aussi pester à l’arrivée de ces fous furieux du bruit et des sensations fortes. Il y a des tensions palpables tandis que la foule qui se presse sur le quai au premier rayon du soleil ne comprend rien à tout ça. Il n’est qu’à voir les travers de la foule au petit matin : les canettes vides, les mégots, les boîtes de l’alimentation rapide et dégoûtante jonchent les pavés et finissent souvent dans l’eau. Les bateaux en bois des mariniers sont vandalisés. Il y a les fervents de multiples querelles, de rixes même ou pire encore. Ce brave homme perçoit soudain le contexte délétère qui a dû nourrir ce drame dont il a la lourde mission de démêler l’écheveau. L’arme du crime n’est pas innocente, c'est bien le combat de deux mondes, de deux conceptions de l'avenir, qui a atteint son paroxysme dans la mort de l'homme pressé sur son jet-ski.


Soudain, le commissaire se sent pris de vertige. Le fameux débat sur les deux mondes durant la crise sanitaire de 2020 prend ici toute sa résonance. Deux conceptions de l’existence, deux manières de jouir de la nature ou d’en tirer profit pour un plaisir égoïste. Le poignard, talisman symbolique venu frappé l’archétype de la modernité ! Les sociologues vont une nouvelle fois faire leurs choux gras d’un drame orléanais. En attendant, c’est le commissaire qui aura à se coltiner toutes les rancœurs, toutes les batailles idéologiques pour trouver l’auteur d’un geste malgré tout totalement inacceptable.


Grillepain s’en va, ayant dans son escarcelle de quoi nourrir ses réflexions et ses prochaines investigations. La Loire n’est pas un long fleuve tranquille, la grande fraternité marinière si souvent mise en avant dans les discours lors du festival de Loire sombre ici dans un ridicule achevé. Il existe des clans qui ne s’apprécient pas du tout. Sont-ils cependant capables d’aller jusqu’au meurtre ? La question demeure pour l’instant sans réponse même si un cadavre est venu troubler les eaux limpides d’une rivière en son étiage.


Ce que le commissaire n’a pas remarqué, c’est le conciliabule qui se tient à deux pas de là. Sur une célèbre terrasse, un groupe de gens distingués ne perd rien du numéro pitoyable qui a lieu sur les quais, la sonorisation leur permettant de profiter des horreurs prononcées par ce persifleur déplorable. Il faut l'empêcher de continuer, s’indigne une élue, il ne respecte véritablement rien. Notre ami Gontran a souvent eu à faire à ses railleries. Le laisser pérorer sur l’espace public, c’est en quelque sorte faire injure à la mémoire de notre compagnon.


La proposition recueille d’adhésion de tous. Il y a des limites à ne pas dépasser. Salir ainsi l’image de la ville et de ses plus hauts représentants nuit gravement au tourisme. Ce personnage ne doit plus disposer de nos largesses. Un arrêté municipal doit aller dans ce sens. La mansuétude de la mairie n’a que trop duré, conclut un dignitaire de l’endroit. Les consommateurs quittent la terrasse en se promettant de trouver une parade. Parmi eux, quelqu’un qui n’a rien dit jusqu'ici, sur le pas de la porte sème tout à coup le trouble dans les esprits : « J’ai comme un mauvais pressentiment. Ce type n’a peut-être pas tenu le poignard mais a sans doute armé le bras de l’assassin ! » Le silence qui suit est significatif. L’idée fait son chemin. Et si notre collègue avait raison ? Se disent les uns et les autres tout en rentrant dans leurs foyers.


Insouciant ou bien tout bonnement provocateur sans âme, le bateleur range son matériel et s’éloigne du centre-ville, empruntant la voie qui longe un canal une nouvelle fois à sec. Il est fier comme un paon qui vient de faire la roue, entend-on dans son dos. Il est vrai qu’à agir comme il le fait, il divise et les opinions sont très partagées à son propos. En tout cas, il ne laisse pas indifférent, ce qui est manifestement le but recherché.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Le loup est sur les dents

  Il y a comme un loup … Le voilà sur les dents En recherche d'indices Le museau en avant Guettant la pelisse Le...