mardi 24 mai 2022

Un bec hors de l'eau -chapitre 17 -

 



17

Vendredi 27 mai 2022

Bayer aux corneilles


« Chaque corneille pique sa noix »

 




Le commissaire a confié le débusquement du martin pêcheur à deux enquêteurs, qui après quelques questions discrètes dans le quartier, sont parvenus à découvrir l’adresse du garçon. Pas de doute, c’est bien lui. La description correspond. Quand le policier vient frapper à sa porte, l’autre lui ouvre en disant : « Je vous attendais ! » Si les témoins ont maintenant le don d'ubiquité, le métier risque de n’être plus de la tarte, Tatin dans son cas précis.

À moins sans doute que l’avis de recherche soit venu lui siffler aux oreilles. Comme il n’a pas pris la poudre d’escampette, il y a de fortes raisons de supposer qu’il n’a pas le crime de son tourmenteur sur la conscience. Il convient de s’en assurer tout de suite.

  • Puisque vous m’attendiez jeune homme, je n’ai pas besoin de me présenter. À qui ai-je l’honneur ?

  • Isidore Tonga, 23 ans, sans profession.

  • De quoi vivez-vous, si ce n’est pas indiscret ?

  • De l’air du temps.

  • Et de quelques faveurs. Vous n’habitez sans doute pas par hasard dans le quartier de l’ancienne manufacture des tabacs.

  • Je ne vois pas le rapport.

  • En effet, c’est un rapport fumeux.

  • Je vois, vous êtes au courant.

  • C’est mon métier.


L’ellipse plutôt que l’hélice pour faire avancer les confidences ! Grillepain se promet de ne pas brusquer ce garçon pourvu, qu’il ne cherche pas à jouer au chat et à la souris.

  • La petite faveur accordée à Gontran était-elle rémunérée ou bien le fruit d’un chantage ?

  • Je n’ai pas eu le choix. J’en suis encore malade. Je vous en conjure, n’ébruitez pas ce lamentable épisode !

  • Si vous m’expliquez comment vous tirez vos ressources.

  • De la vente de produits prohibés.

  • Comme l’héroïne, je suppose…

  • En toutes petites quantités et à un nombre restreint de clients.

  • Bon, vous arrêtez ça et vous me balancez tout ce que vous savez. Faire un deal avec un dealer, ça me va tout à fait.

  • D’accord. J’ai besoin de votre parole.

  • Vous l’avez. J’attends la vôtre sous la forme d’une explication sincère.


C’est du billard pense en son for intérieur, le policier, qui contrairement à son interlocuteur, ne connait que le trois boules et éventuellement le jeu de Casin quand il s’agit de manier la queue. Le carambolage des deux autres billes avec parfois trois bandes à son actif. Rien à voir avec la spécialité de Saint-Claude, nom d’une pipe ! L’évocation de sa conquête, traverse l’esprit du policier qui n’en est pas moins un homme derrière la façade tricolore. Il attend le récit de la bouche même de celui qui a reçu la dernière confession du baron local.

  • Je fournissais celui qui a été retrouvé mort sur une plage.

  • À quelle fréquence ?

  • Nous nous retrouvions chaque dimanche sur le quai. Il rangeait toujours sa dose dans une trappe de son scooter des mers.

  • C’est curieux, nous n’avons rien trouvé le jour du crime.

  • C’est normal. Je venais le prévenir que la livraison avait un jour de retard. Il s’est mis dans une rage folle. Il hurlait véritablement. Je ne savais que faire. Soudain, il a changé de comportement comme si rien ne s’était passé.

  • Comment expliquez-vous ce revirement ?

  • Il y avait du monde sur un banc un peu plus loin. Il a sans doute souhaité ne pas se faire remarquer. Il m’a alors convié à profiter d’un tour de son engin. J’en bavais d’envie.

  • L’expression est malheureuse, compte tenu de la suite des évènements.

  • Ça, vous pouvez le dire !


Isidore, se remémorant la scène, crache par terre, comme pour exorciser ce qu’il s’apprête à raconter. Il a été humilié par cet homme dont naturellement il deviendra l’assassin parfait si sa mésaventure est connue. Une situation intenable et pourtant, il a confiance en ce type venu chez lui pour l’interroger. C’est le moment de tout déballer :


  • J’étais complétement à sec. Le report de la livraison signifiait pour moi que j’allais devoir passer quelques jours sans ressource alors que j’avais une dette, de celles dont les Agios se paient comptant.

  • Je vois. Vous vivez bien dangereusement, mon jeune ami.

  • Vous allez m’aider à changer de cap !

  • J’y compte bien. Continuez !

  • Quand l’autre m’a proposé de monter sur son jet-ski, il avait une idée derrière la tête. Il a fait tourner la mienne. Quand nous nous sommes arrêtés et qu’il m’a poussé dans ce trou à rat plein de sable, j’avais les jambes flageolantes. Il m’a dit « Suce-moi et tu repars avec le pognon ! »

  • C’est direct.

  • J’avoue avoir perdu la tête. Tout ce fric pour un geste dont je ne mesurais pas la portée !

  • Et vous vous êtes exécuté.

  • Avec un immense dégoût. J’en ai vomi de rage et de honte, mais j’ai réussi à récupérer l’argent.

  • Pourquoi dites-vous « réussi » ?

  • Parce que l’autre connard m’a montré les billets alors que j’étais à genoux à ses pieds, simplement pour me narguer. Je me suis emparé de son poignet, il y a eu une petite lutte, j’ai arraché les billets et il m’a envoyé un coup de pied là où vous pensez.

  • Laissez-moi finir : le temps de reprendre votre souffle, il était déjà parti. Vous n’avez eu d’autre solution que de revenir sur la rive en vous jetant à l’eau. C’est cela ?

  • Oui, exactement. Je suis bon nageur mais je n’étais jamais allé en Loire. Pas simple.

  • Pourquoi ?

  • C’est impossible de nager dans ce courant. Il faut se laisser porter, il n’y a rien d’autre à faire, jusqu’à trouver un endroit propice pour sortir.

  • Et ce fut où ?

  • Devant un restaurant, je crois. Il y a une grande rampe pavée qui descend tranquillement, un pont qui enjambe le canal, aussi.

  • C’est la cale du Cabinet vert. Je vois parfaitement et ça correspond à la topographie des lieux. Dites-moi, pourquoi n’avez-vous pas choisi l’autre côté, il y a moins d’eau ?

  • Pour me retrouver à l’Île Charlemagne et faire le grand tour à pied ? Pas vraiment une bonne idée.

  • C’est vrai. Vous avez croisé du monde et ce sont ces gens qui nous ont permis de vous retrouver.


Le commissaire en sait assez. Il ne va pas cuisiner ce pauvre garçon pour examiner l’hypothèse de l’homicide par vengeance. Cette idée ne tient pas debout dans le contexte. Autant le laisser en paix ! Il le remercie, lui donne sa carte pour qu’il vienne le voir au commissariat afin d'envisager une reconversion. La drogue n’est pas une filière de tout repos. Une fois encore, une piste qui tombe à l’eau tandis que l’eau, justement ne parvient pas à se sortir le bec de là ! Le temps presse désormais. La belle promotion intime en cas de succès mérite pourtant de se décarcasser un peu la tête.


Ignace rentre à pied. Il n’aime guère se déplacer avec son véhicule banalisé, surtout dans ce centre urbain de plus en plus saturé. La marche constitue sa seule activité physique depuis qu’il a dû raccrocher les crampons. Il en profite pour s’accorder un détour par ce quai d’où est parti pour la dernière fois ce personnage douteux dont il est chargé de trouver l’assassin. Il irait presque jusqu’à qualifier ce dernier de bienfaiteur de l’humanité. Il ne faut tout de même pas exagérer. Il se dit qu’il est en train de vivre une curieuse expérience ; un ébranlement de ses convictions tout autant que de sa vie si bien rangée.

Traverser le quartier Bourgogne, partir à la recherche du passé glorieux et très ancien de la cité lui remet les idées en place. Il arrive sur la Loire en empruntant la rue Saint-Flou la bien nommée dans son cas, là où se trouvait jadis le port romain quand la ville se nommait Cenabum. Il débouche sur le quai et retrouve avec plaisir quelques membres de la confrérie des anciens pêcheurs retirés de la bourriche, à bagouler la tête en l’air, admirant un curieux ballet aérien. Pour se changer les idées s’il est encore possible de parler d’idée, lui qui en manque cruellement, il prend place sur le banc à côté de Vardiaux.


  • Bonjour, monsieur le commissaire. Qu’est-ce qui vous amène ici ?

  • La sérendipité ligérienne, mon ami.

  • Je vois, vous êtes à la pêche d’un nouvel indice.

  • En quelque sorte et vous, qu’est-ce qui vous passionne de la sorte ?

  • Nous bayons aux corneilles.

  • Une saine occupation qui ne mange pas de pain. En Berry, on dit peser de l’avoine.

  • En fait, nous sommes admiratifs d’un spectacle qui pourrait bien vous mettre sur la voie.

  • Vous m’étonnez ! Les voies aériennes de ce pauvre Gontran ne sont plus opérationnelles.

  • Pas mal pour un bonhomme qui se trouve actuellement le bec dans l’eau !

  • Cette expression va me poursuivre toute ma vie, je le crains.

  • Alors prenez un peu de hauteur et lisez ceci !


Joël lui tend un magazine local dans lequel un article de Gaétan évoque justement ce qui se passe sous leurs yeux. Sans trop comprendre pourquoi, alors qu’il a tant à faire, Ignace se plonge dans la lecture, tout en levant souvent le nez en l’air pour apprécier par lui-même ce qu’évoque le texte.

 


 


Bayer aux corneilles…



Sur notre Loire se joue à deux pas de nos quais, une terrible tragédie, un drame épouvantable, une chose affreuse qui révulse tous ceux qui y assistent ébahis. Le jeu de la vie et de la mort, la terrible aventure de la vie sauvage ! Nous observons à ce combat aérien, cette bataille dans le ciel. Témoins passifs nous restons bouche bée devant la cruauté des attaques, nous sommes incrédules : « Pourquoi une telle violence ? »


L'humain, dans sa naïveté, se pose en donneur de leçons. C'est un penchant qui nous pousse à mettre en avant des critères moraux, esthétiques, sentimentaux quand rien de tout cela n'est véritablement en jeu. Nous observons le duel entre les hérons et les corneilles et avons pris parti pour les premiers au nom d’une hiérarchie morale parfaitement déplacée. La beauté de leur vol, la grâce de l'animal ont sans doute fait basculer notre sensiblerie en leur faveur.


La corneille est l'agresseuse, elle est la vilaine. Ça tombe bien, elle est grise, presque noire. Nos vieilles représentations du mal se régalent de ce combat symbolique entre les forces du bien et celles du mal. Nous nous indignons de les voir s'en prendre aux œufs, de s'attaquer aux petits de nos héros, ces grands échassiers majestueux.


Parmi les riverains, nul ne pense à bayer aux pauvres corneilles. Aucun prêt, aucun avantage quelconque pour ces biens méchantes bêtes ! On ne prête qu'aux riches, le héron est ici magnifié avec son long bec, sa posture de bouddha perché dans les arbres. Il hérite de la sympathie générale, sans condition, totale et entière. La corneille est au ban de la société ailée, elle hérite de l'opprobre et de l’anathème unanime.


Nous ignorons ainsi la réalité de l'expression : « Bayer aux corneilles ! ». Les corneilles d'alors étaient les choses sans importance, les petits riens qu'on avait tendance à mépriser. Bayer aux corneilles serait donc la marque d'un ennui irrépressible, un sentiment de vacuité qui envahit tout. Ce qui n'est nullement notre cas.


Si nous béons, c'est d'étonnement et d'indignation. Nous regardons, subjugués ce duel qui échappe à notre lecture du monde. Le bien et le mal sont pour nous clairement établis. Nous oublions tous les forfaits de notre espèce pour assurer sa subsistance, sa domination sans partage sur cette planète. Nous avons choisi les pauvres hérons contre les odieuses corneilles, c'est si facile, si confortable aussi.


C'est à votre tour de bayer aux corneilles ! Dans quoi le Bonimenteur s'emberlificote-t-il ? Que veut-il nous démontrer ? Je ne le sais pas moi-même. Je me laisse aller à des remarques sans importance, des étonnements qui n'ont pas d'autre raison que la turpitude d'un esprit retors. Vouloir comprendre une expression, analyser les comportements de mes semblables, donner du sens quand les règles qui régissent les agissements des humains sont indéchiffrables tout autant qu’inexplicables, est une pure folie à laquelle je ne saurais résister !


C'est une chose sans importance que ce combat du héron et de la corneille. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat, fût-il noir et gros mangeur de gentils oisillons. Pourtant, à chaque fois, parmi les spectateurs de la scène, la même surprise, les mêmes éclats de voix quand le petit oiseau gris attaque le beau voilier cendré.


Nous bayons à ce spectacle, nous nous indignons bien davantage qu'à d'autres tragédies qui nous laissent désormais indifférents. Nos corneilles à nous, nos accoutumances indignes ont noms misère, violence, discrimination, faim dans le monde, guerres absurdes, écarts considérables de revenus, inégalités entre les peuples... Nous regardons sans sourciller les informations et les journaux, les injustices et les abus de toutes sortes. Nous sommes sans cœur et sans commisération pour les plus pauvres, les exclus, les oubliés du gâteau.


Mais qu'une corneille s'en prenne à un héron et nous retrouvons des accents d'émotion, une capacité de réaction, un peu d'humanité ou de sensiblerie. Nous sommes de bien étranges animaux qui refusons les lois immuables de la vie sauvage et acceptons sans sourciller les règles abjectes d'une société qui sort de l'état de nature. Pourtant, demain encore, après avoir tenu ce raisonnement, j'aurai encore un petit pincement au cœur quand dame corneille viendra tournoyer autour de mon ami le héron. C'est ainsi, je n'y peux rien.


J'ai bayé aux corneilles, j'ai déblatéré sur des choses sans importance. J'espère que je ne vous ai pas trop ennuyé. Il est parfois bien compliqué de trouver un sujet à traiter. Ratiociner, c'est ma manière de continuer à jouer les défenseurs de hérons et les pourfendeurs de corneilles. Ne me jetez pas la pierre, je ne dois pas être bien différent de vous !


Gérard Archandot


* * *


C’est à devenir fou, se dit le commissaire. L’autre taquin qui en rajoute une couche en publiant un texte qui évoque le héron ! C’est de la provocation ou bien un signe du destin. C’est justement alors qu’il évoque cette expression que deux cygnes majestueux passent dans ce bruit si caractéristique de leur vol lourd et puissant. Vardiaux qui observe du coin de l’œil le commissaire et devine la tempête qui souffle dans son crâne, en rajoute une couche :

  • Tiens tiens, revoilà nos cygnes indiens ! Les mêmes que ceux qui ont survolé notre cher Gontran lors de sa dernière virée !

  • Que voulez-vous dire ?

  • Simplement ce que j’ai vu le 8 mai : deux cygnes survolant le jet-ski.

  • Et pourquoi indiens ?

  • Parce qu’ils annonçaient le malheur qui allait suivre.


Le commissaire en perd son latin ou plus sûrement son berrichon. Ce diable de bonhomme en sait plus qu’il ne veut bien en dire. Il prend un malin plaisir à le laisser patauger dans les eaux basses d’une Loire plus mystérieuse que jamais. Il préfère s’en aller pour ne pas passer encore une fois pour le dindon d’une farce dont il ne parvient pas, pour l’instant à démêler les fils. Le temps presse s’il ne veut pas perdre la face et son délicat trophée.


 

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