mercredi 25 mai 2022

Un bec hors de l'eau - Chapitre 18 -

 

18

Vendredi 27 mai 2022

Le chant du cygne


« Il est dangereux pour un cygne d’enseigner le chant à des aiglons »

 





Cette histoire de cygne trotte dans la tête de l’enquêteur depuis ce matin. Il y voit un message, non pas un mauvais présage comme avait l’air de l’insinuer Vardiaux, toujours prompt à semer des fausses pistes pour l’égarer plus encore, mais bien un élément de nature à éclaircir le brouillard dans lequel il patauge en ce joli mois de mai. Depuis le début, la clique aviaire tire les marrons du feu. Il se peut que quelqu’un se joue de toutes ces analogies pour se faire sa publicité ou transmettre un message.


Grillepain ne peut s’empêcher de penser au Balbuzard, cet oiseau emblématique du combat des opposants au pont. Il a aussi lu l’histoire de la ville qui servit de point de départ à l’insurrection gauloise. En ce temps-là, le pygargue était alors le symbole de la tribu Liger. Deux guerriers étaient chargés d’égorger les marchands romains venus faire le commerce du blé. De la carotide à la jugulaire, il n’y a qu’un pas facile à franchir. La réaction de César fut terrible et Ceno, la cité gauloise devint Cenabum.

Pourquoi le policier a-t-il besoin d’établir des correspondances de la sorte ? C’est qu’il se trouve plongé au cœur d’un mystère empreint de symbolique. Quelqu’un a volontairement placé sur son chemin des indices qui évoquent l’histoire locale, la grande saga de la Marine de Loire, intimement liée à l'expansion puis au lent déclin de la ville. Son renouveau actuel passe une fois encore par la rivière dont Gontran fut un chantre avant que de participer à sa destruction avec son maudit jet-ski.

Son chant du cygne fut l'Inexploitable et le bateau chinois. Puis tout sombra dans cette griserie absurde de la vitesse, dans les tourments de la maladie et les vapeurs de la drogue. Le dragon luis'est brûlé les ailes, le bec de héron ne laissant plus que ruines et cendres derrière lui, à la manière de Jules César en -53 av JC, dans sa vengeance terrifiante.


Le mieux est donc d’aller fouiller du côté des activistes qui s’opposent encore au pont. Leurs méthodes tout autant que leur rancune à l’encontre de Gontran peuvent expliquer un crime qui, en ayant été perpétué un 8 mai, se double d’une menace implicite vis à vis de ceux qui bénéficient du projet d’une manière ou d’une autre. Il y a forcément parmi les militants une tête plus brûlée que les autres, un irascible plus incontrôlable et expéditif encore. Le faible élan populaire derrière eux, l’échec patent de leurs actions peut en avoir poussé un de l’autre côté de la force. Il convient de se faire aider par la direction générale de surveillance du territoire, ceux-là doivent avoir des dossiers sur les Indiens de la réserve. Le commissaire n’oublie pas la réflexion de Vardiaux.


Rapidement, il obtient une liste de 3 militants très actifs sur le site et susceptibles de franchir la ligne rouge selon les canons des services de renseignement. Si les fiches signalétiques disent vrai, ces individus ont surtout le sang chaud, la réplique rapide, la rodomontade ostentatoire devant le moindre képi. De là à en faire des criminels, le délit d’irrespect n’est pas suffisant aux yeux du commissaire qui pratique bien plus la nuance que ses collègues qu’il considère appartenir à  une police politique. Pourtant, il n’a pas le choix compte tenu du sablier qui ne cesse de s'égrainer pour déclencher un couperet fatal. Il lui faut absolument éviter cette terrible issue.


Le premier de la liste est le parangon des causes perdues. Non pas qu’il ne sente pas le vent venir, bien au contraire, mais il a trop d’avance sur l’air du temps. Visionnaire, il évolue dans d’autres sphères que ses contemporains, sans avoir la moindre chance d’être compris et par là-même accepté. Seule une poignée d’élus peut suivre ce saltimbanque itinérant. La fiche à son propos est sans ambiguïté :


Ronan Ledu, 45 ans, sans profession répertoriée. Il se déplace fréquemment de zones de lutte en festivals, de manifestations en grands rassemblements altermondialistes. Il profite de ses nombreux voyages pour faire la manche avec des représentations de théâtre de rue. Il est reconnu comme étant un artiste de talent que les producteurs hésitent à engager à cause de ses positions idéologiques. Il est capable en pleine représentation de se lancer dans une altercation virulente qui passe pour un élément du spectacle, sauf pour ses victimes qui souvent, s’en plaignent par la suite. Il fut remarqué lors de plusieurs festivals de Loire, ce qui poussa ce fier Breton d’origine lorraine à venir très souvent dans la région orléanaise où il a de nombreux amis. Il a élu domicile à Mardié Village le temps d’un combat qu’il trouve symptomatique de la dégénérescence de la conscience environnementale. Il s’est signalé par des coups de mains contre les représentants de l’ordre ou du pouvoir. Ses propos acerbes, ses dérives sectaires ou complotistes en font un candidat sérieux au passage à l’acte. Nous avons réalisé une série de filatures sur ce monsieur sans jamais avoir pu retenir de délits majeurs. Son assuétude au cannabis n’est pas de nature à le faire tomber sérieusement, d’autant qu’il utilise sa propre production sans jamais vendre les surplus de sa récolte.


Teddy Lunaire, 57 ans. Ce sympathique militant écologique a eu par le passé des fonctions électives. Il n’a pas trouvé sa place dans cet univers. Il a souvent comparé ses collègues à des requins. Il dénotait toujours lors des assemblées à la fois par sa manière de s’habiller comme par son comportement plus tolérant, toujours à la recherche d’un compromis qu’il ne parvenait jamais à imposer. Lassé de ces simagrées, il abandonna ses fonctions, retourna au militantisme de terrain. Il a été un des personnages clefs dans les débuts de la lutte contre le pont. Interloqué par la venue de professionnels de la sédition environnementale, il a progressivement glissé vers des actions très personnelles, discrètes mais toujours spectaculaires. Respectueux de l’ordre républicain, il peut très bien avoir commis l’irréparable à la suite d’un concours de circonstance. Sa maladresse légendaire nous pousse à envisager cette éventualité.


Philibert Ramier, 44 ans. Le plus ambitieux de tous. Il a opté pour l’écologie car il a senti dans ce mouvement le créneau idéal pour réaliser son ascension. Sa présence sur le village est très épisodique. Il évalue le bénéfice qu’il peut tirer d’un engagement voué à l’échec. Il a simplement cherché dans ces quelques interventions à s’attribuer une étiquette verte. Son vélo électrique appartient à cette stratégie. Il a un temps intégré une liste pour les municipales mais sentant qu’il n’avait rien à gagner avec une défaite probable, il a préféré faire don de sa modeste personne à l’absence. Il se prépare pour de futures échéances mais en attendant, son ambition peut le pousser à suggérer un geste fort à un tiers. Il n’est en aucun cas, capable de passer à l’acte, il n’en a pas le cran. Mais il se place dans la grande ligne des hommes d’influence qui attisent les braises. C’est dans ses recrus récentes, encore sous le charme de sa dialectique brillante qu’il est possible de trouver un illuminé.

 


 


Quel bordel, se dit le pauvre commissaire. Il lui faut faire avec des fils si ténus qu’il serait impossible d’aller à la pêche, monté aussi fin. Son seul recours est de consulter les mariniers d’Orléans. Ça tombe bien, le groupe : « Les Aquadiaux » proposent un concert au bateau-lavoir ce vendredi soir. Une belle occasion de laisser traîner ses oreilles tout en questionnant les uns et les autres !


Le spectacle est de qualité. Les deux chanteurs-musiciens régalent le public de leurs compositions complétées par des chants traditionnels. En alternance, leur compère conteur raconte une farce de Loire. Ignace remarque que ce dernier parsème ses récits anciens d’anecdotes et de faits contemporains. Il se joue ainsi de la chronologie pour glisser des allusions. Il lui semble même que l’affaire du moment ait été discrètement évoquée par le biais d’un conte intitulé « Il était une Oie ». L’enquêteur, de plus en plus pressé par le temps, se promet de ne pas omettre d’interroger cet olibrius.


Grillepain s’approche du guitariste du groupe. Des collaborateurs lui ont dit que ce Lorrain avait parfois accompagné le Breton Ronan lors de ses spectacles. Le flic avance ses pions d’entrée :

  • Formidable, votre concert ! Cette alternance de chansons et d’histoires est très agréable. On apprend plein de choses. Puis-je vous poser deux ou trois questions ?

  • Sur le spectacle ?

  • Bien sûr ! Vous savez tout de même ce qui me préoccupe ?

  • Faites ! Je me demande bien quand même en quoi je peux éclairer votre falot.

  • La chanson « La Venelle » évoque-t-elle le lieu où s’est déroulé le crime ?

  • Oui, comme chacun le sait. La prostitution fut à l’époque une activité de l’endroit, côté Loire. Depuis quelques années, le métier s’est tourné vers la route.

  • Une autre manière de réaliser les transports amoureux !

  • Seriez-vous adeptes des ébats tarifés ?

Le musicien semble ne pas goûter cet interrogatoire informel. Il veut blesser le policier. L’autre encaisse la réplique.

  • Un peu de respect, je vous prie. Une seconde question : Le conte « La flûte percée » semble avoir des relents de règlement de compte actuel. Pouvez-vous m’en dire plus ?

  • Rien de plus que ce que le récit suggère : Il faut tenir ses promesses sinon il vous en coûtera.

  • Une menace en quelque sorte, qui naturellement ne vise personne.

  • Ce n’est qu’un conte mais le mieux est d’interroger celui qui l’a écrit.

  • C’est le musicien qui accompagne parfois Ronan Ledu qui m’intéresse. Je vais y aller franchement : croyez-vous votre ami capable du meurtre de Gontran ?

  • Je suis certain de son innocence et ce pour une raison qui va vous laisser sans nul doute circonspect.

  • Allez-y quand même !

  • Ça fait des années qu’il réclame aux mariniers qu’il connaît, le corps d’un héron mort récemment.

  • Et pour quoi faire ?

  • C’est un fou de musique archéologique. Il rêve de se tailler une flute dans le fémur de l’animal. Alors s’il avait mutilé un animal pour liquider l’autre canaille, il n’aurait certainement pas renoncé au bonheur de réaliser son rêve.

  • C’est ainsi que nous revenons sur nos pieds, si j’ose dire. Vous m’en bouchez un coin. Je suis convaincu. Merci.

  • Bonne chasse, commissaire !



Voilà un argument qui ne convaincrait pas un juge. Pourtant, Ignace perçoit là, une raison plus que suffisante de laisser tomber cette piste déjà éventée. Il se dirige vers le conteur :

  • Bonjour ! Encore bravo pour votre prestation !

  • Merci. Ne me racontez pas d’histoires, c’est ma spécialité. Allez au fait !

  • C’est mieux ainsi, en effet. J’ai cru repérer deux ou trois allusions dans vos récits imaginaires à des personnages réels. Le défunt fait-il partie du lot de vos cibles virtuelles ?

  • Exclusivement virtuelles, je tiens à vous le dire. Ma seule arme est ma plume et non le bec d’un oiseau.

  • Vous jouez avec le feu. Prenez garde !

  • J’évolue toujours sur le fil des mots et laisse les maux à votre sagacité.

  • Jeu dangereux que celui de l’illusionniste de la langue !

  • Oui, c’est un jeu auquel je me livre. Je laisse supposer des ressemblances avec les responsables de la ville. Cela dit, ces remarques changent suivant le lieu où je raconte et d’autres personnages remplacent ceux égratignés ici. C’est simplement une technique de narration pour amuser le public.

  • Soit ! Et vos histoires d’oiseaux de Loire ?

  • Une malencontreuse coïncidence !

  • Comme c’est ballot !

  • Vous vous gaussez, monsieur le commissaire. Vous voyez, c’est chacun son tour.

  • Vous racontez l’attaque d’un pêcheur par un cygne. Est-ce possible ?

  • Oui, cette mésaventure m’est arrivée alors que j’étais en canoë sur le Loiret.

  • Comment expliquer une telle agressivité d’un oiseau si placide ?

  • La défense de ses petits, l’instinct maternel, la légitime défense, la défense de son territoire… Faites votre choix !

  • Et ceci pourrait-il concerner mon enquête ?

  • Je suis conteur, pas devin.

  • Je vous remercie.

Comment croire ce drôle de personnage ? L’enquêteur garde pourtant dans un coin de sa gibecière cette dernière idée. Les cygnes sont des animaux puissants qui peuvent déstabiliser un énergumène en jet-ski. Mais de là à le tuer avec le bec d’un autre animal, il y a un monde... Dans le public, le flic a repéré un des trois individus désignés par la secrète. Il se dirige vers Teddy Lunaire, qui boit tranquillement un jus de fruit tandis que tous les autres sont au blanc de Loire.

  • Bonjour monsieur ! Puis-je vous interroger ici si vous n’y voyez aucun inconvénient ?

  • J’ai la conscience du juste. Pas de souci !

  • Vous connaissiez la victime dont tout le monde évoque la mémoire sans prendre de gants ?

  • À vrai dire, c’était véritablement un adversaire politique. Tout ce qu’il a entrepris allait contre les idées que je défends. Mais de là à l’éliminer, il y a un gouffre infranchissable, selon mes valeurs.

  • Au moins vous êtes clair.

  • Lunaire. Je ne fais pas de quartier dans mes convictions, tout comme dans mon respect de la morale.

  • Je vois. Vous m’avez convaincu.


Le policier ne cesse de rayer mentalement des noms. Il lui reste bien un dernier os à ronger mais de celui-ci, il risquerait de n’en sortir qu’un pipeau. Il a le sentiment que ce Ramier ne vaut rien qui vaille mais de là à utiliser un pigeon pour régler un compte... seules les urnes sont homicides chez des margoulins de la sorte. Ignace est convaincu. Cette suggestion est une impasse. Il rentre se coucher pour affronter en pleine forme sa dernière journée. Il n’a plus le choix, ce sera demain ou la belle s’envolera.

 


 


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