lundi 23 mai 2022

Un bec hors de l'eau - chapitre 16 -

 

16

Jeudi 26 mai 2022

Un vieux rossignol


« Mieux vaut être oiseau de misère qu’oiseau de volière ! »




Vardiaux vaut le déplacement. L’enquêteur entend dresser le véritable profil psychologique du malheureux qui a ce talent merveilleux de réunir tous les suffrages populaires contre lui. Il sait qu’avec un interlocuteur de cette trempe, certaines informations seront sinon erronées (la formule l’amuse dans le contexte du meurtre), du moins sujettes à modération. Il mettra un peu de miel dans la ciguë ou à défaut d’eau de Loire dans le vin de confesse.


La veille, le policier a compris que ce personnage hors norme méritait un entretien particulier et discret dans d’autres conditions que ce lieu de passage où traînent tant d’oreilles indiscrètes. Il lui demande donc s’il ne voit pas d’inconvénients à se rendre à son invitation au commissariat à l’heure de son choix. Un détail pour que notre homme perçoive l’invite comme étant une rencontre informelle ; ce qui du reste est le cas. Ils conviennent de se retrouver à 9 heures le lendemain matin.


Grillepain en lève-tôt qui sait que le meilleur moment pour travailler en paix est le petit matin, a investi son bureau à l’heure du ramassage des poubelles quand la ville s’éveille à peine. Il avait (a ?) à faire …


Le policier éprouve le besoin de faire le point in peto. Il relit les quatre fiches signalétiques des premiers nominés de la vindicte populaire. Il se félicite de la qualité du travail de ce fonctionnaire qui a planché sur leurs chemins de vie qu’il parcourt une seconde fois avec délectation. Cette relecture, éclairée désormais par la connaissance physique de ces curieux personnages le renforce dans sa conviction : trop pas nets, trop coupables idéaux pour se retrouver au frais. Il sait par expérience que le profil type du criminel idéal, cette forme élaborée du gendre parfait, est une illusion pour enquêteurs débutants. La poutre dans l’œil ne doit jamais vous interdire de chercher la paille là où on se plaît à la dissimuler. C’est ainsi qu’une affaire finit toujours par sentir mauvais.


Question odeur, l’arrivée prochaine de Vardiaux, ne va sans doute pas apporter un grand air frais sur la réputation sulfureuse de la victime. Plus le dossier avance, plus le véritable criminel serait sans nul doute ce triste personnage s’il n’avait pas eu l’indélicate idée de se faire tuer tout d’abord. Le flic en vient à regretter de ne pas avoir pu lui mettre les bracelets au milieu de la foule sur le quai. C’est dans de tels moments qu’on efface un temps, les insultes, les regards en coin, les dos qui se tournent à l’évocation du métier que vous exercez. Quel dommage, oui vraiment !


Grillepain en est là de ses regrets quand on frappe énergiquement à la porte, ce qui le tire de sa rêverie :

  • Entrez !

  • Bonjour, monsieur l’inspecteur.

  • Servez-moi du commissaire, sans sucre ni petite cuillère !

  • Un geste devenu interdit dans le rugby amateur !

  • Vous m’avez vu jouer ?

  • Oui, j’allais souvent au stade et je me souviens que vous adoriez ce vilain croc en main dont vous abusiez dès qu’un gros du paquet adverse voulait se faire la belle au ras du paquet.

  • Une déformation professionnelle ! Je n’aime pas qu’on me grille la politesse.

  • Surtout avec votre patronyme !


Rien de tel comme entrée en matière pour qu’Ignace boive du petit lait, accompagnement détestable dans son potage à la tomate, au demeurant. C’est à croire qu’un pâle imitateur de Frédéric Charles Antoine Dard se soit insinué en Orléans pour faire de cette enquête un pastiche de polar absurde. Dard au pays des guépins, il n’y a certes pas matière à avoir le bourdon. Autant continuer de se piquer de quelques bons mots en bonne compagnie ! Ce Joël-là a de la faconde à revendre.

  • Vous avez de l’esprit tout autant que la dent dure, comme vous me l’avez démontré hier !

  • Jamais assez dure pour ce pivot des têtes couronnées !

  • À vous écouter, vous eussiez aimé que la carrière de Gontran s’achève avec du plomb dans la tête.

  • C’eut été là juste point final idéal pour cette canaille. Au lieu de quoi ce bec de héron fait tache, il faut bien l’avouer.

  • Et pourquoi ?

  • C’est un sentiment personnel. Le héron pour moi est un redoutable pêcheur. Celui à qui un inconnu a cloué le bec définitivement était tout au contraire le pire ennemi des gars qui aiment taquiner le goujon. Cette coïncidence me chagrine.

  • Qu’auriez-vous préféré ?

  • Un somptueux looping avec son engin qui butant contre un rocher, aurait fini son soleil contre le mur digue.

  • Un accident en somme, plus qu’un crime crapuleux !

  • Pour une crapule, rien de plus naturel mais je crains que celui qui a débarrassé la Loire de ce poids terrible ne paie très cher le prix de son geste sanitaire tout autant que salutaire.


Voilà un nouveau postulant parfait au titre de candidat idoine au titre d’assassin rêvé ! Décidément, plus il avance dans sa quête du Saint Graal, plus le policier découvre des Judas qui auraient donné fort cher pour tenir l’arme du crime à la place du justicier.

  • Vous auriez aimé débarrasser la Loire de ce sinistre individu vous-même !

  • Plus jeune, sans doute ! Je nettoie ma Loire des objets non-recyclables, une belle entreprise de salubrité !

  • Cessons de remuer la vase pour avancer un peu, je vous prie !

  • Ça ne sera pas commode d’éviter les remugles.

  • Efforçons-nous y, je vous prie !

  • C’est comme vous voulez.

  • Vous passez vos après-midis assis sur un banc à deviser de choses et d’autres avec vos amis. Que faisiez-vous le 8 mai ?

  • J’étais à mon poste. Vous ne vouliez tout de même pas que j’aille m’agglutiner derrière les barrières pour voir défiler ceux qui ont trahi Jehanne ?

  • J’avoue ne pas comprendre.

     



Vardiaux lève les yeux au ciel. Ce type a besoin qu’on lui fasse un dessin ou bien un cours d’histoire. Il est féru sur le dossier et saisit l’occasion d’une petite séance que les adorateurs locaux de la Pucelle qualifieraient de révisionnisme johannique.

  • Le 8 mai, l’armée, le clergé et l’État défilent main dans la main dans les rues pour s’attribuer tous les mérites de la délivrance de la ville en 1429 par une demoiselle qui avait entraîné le peuple derrière elle. Plus tard, les ascendants de ceux qui s'approprient la gloire de la sainte, sont les mêmes qui l’ont envoyée se faire brûler en bord de Seine pour ne pas mettre la Loire dans le coup. En 1456, pris de remords, la même clique a décidé de sa réhabilitation à titre posthume. Ces gens-là aiment tout particulièrement honorer les véritables héros après leur mort. Une habitude jamais oubliée. Pendant ce temps, Jeanne des Armoises avait eu le temps de se marier, d’avoir des enfants et de mourir sans être en odeur de sainteté.

  • Je vois que vous avez une vision très personnelle de l’histoire.

  • Je n’ai jamais cru que Jeanne d’Arc s’était éteinte le 30 mai 1431. J’en mettrais ma main au feu.

  • La formule est osée et fort risquée.

  • Tout comme est risqué et osé de voir ce type faire du jet-ski ce jour-là à l’heure du défilé.

  • Quelle est votre idée ?

  • Il savait sa fin proche. Je ne doute pas que l’autopsie vous ait éclairé sur ce point que nous étions quelques-uns à connaître.

  • En effet. Décidément, radio bord de Loire dispose d’informations de premières mains.

  • La rue meurt mais ne se rend pas !

  • Pardon ?

  • Excusez-moi, c’est une blague quand on me demande comment je suis au courant de tout.

  • Oui, j’ai compris. J’ai manqué de perspicacité.

  • Dans la police, on manque souvent d’aplomb. C’est d’ailleurs pour ça que vous êtes armés !

  • Plaît-il ?

  • Une autre réplique qui fait long feu. Mille excuses !


Le commissaire se régale. La victime est un vieux rossignol, un notable sur le déclin dont la réputation est plus que ternie. Tandis que la coterie continue de respecter le personnage pour son parcours passé et ses lettres de noblesse, le petit peuple est loin de chanter ses louanges. Il en a là, une formidable illustration.

  • Revenons-en à ce 8 mai !

  • Nous ne l’avons pas quitté des yeux.

  • Qu’avez-vous vu ?

  • Entre 15 h et 16 h, je ne peux vous certifier l’heure exacte, j’ai vu pour la dernière fois l’objet de toutes mes exaspérations avec à ses commandes le futur refroidi tandis que derrière lui, se trouvait un jeune éphèbe qui allait jouer du tuba.

  • Expliquez-vous plus clairement !

  • Nous savions tous le petit plaisir qu’aimait s’offrir le grand homme. Après avoir grisé de vitesse et de sensations fortes son passager, il lui mettait un marché en bouche lors d’une pause dans un endroit discret.

  • Je vois ce que vous désignez par tuba.

  • J’use de la double métaphore, puisqu’après, le gredin n’ayant plus de raison de traîner son fardeau, délesté qu’il était d’un certain poids, s’arrangeait toujours pour laisser sur place celui qui lui avait rendu un petit service.

  • Et l’autre devait rentrer à la nage, d’où cet autre tuba virtuel.

  • Vous comprenez vite, dans la police.

  • Quand on nous explique clairement les choses. Avez-vous identifié ce jeune homme ?

  • Non, je sais simplement qu’il était métis et mesurait environ 1m 70. Il a une légère claudication de la jambe droite.

  • Comment avez-vous pu remarquer qu’il boitait, assis sur un jet-ski ?

  • Vous ne me laissez pas terminer. Il ne claudiquait pas, il avait une gêne à marcher. J’use à dessein d’un terme plutôt que d’un autre.

  • Merci mais comment le savez-vous ?

  • Parce qu’en reprenant le chemin de halage vers 17 h pour rentrer chez moi, j’ai vu un claudicateur métis, tout mouillé, dans une colère noire, retournant vers la ville.

  • Ne pouviez-vous pas le dire plus tôt ?

  • On ne m’a rien demandé.

     



Il a fallu attendre 18 jours pour avoir ce détail capital. Mais que fait la police ? Le commissaire écume de rage. Il a reçu des dizaines de lettres de dénonciations, des messages émanant de gens qui ne savent rien et tiennent néanmoins à le faire savoir anonymement tout en profitant de l’aubaine pour mouiller des personnages déplaisants à leurs yeux. Pendant ce temps, celui qui est un témoin oculaire précieux, reste bouche bée, ce qui, à franchement parler, n’est pas dans sa nature profonde. Ce monde est vraiment étrange ! Ignace n’en revient toujours pas. Déclencher le plan Orsec pour trouver un type mouillé de la tête au pied après un pareil délai ne va pas être de la tarte. Un appel à témoin s’impose, au risque de passer pour des guignols dans toute la région. Le policier remercie néanmoins son visiteur pour une collaboration tardive certes, mais ô combien précieuse. Il lui accorde une poignée de main chaleureuse pour ce moment qui rompt avec la monotonie habituelle des interrogatoires. Les deux d’ailleurs se promettent d’aller la saison prochaine assister à un match du Rugby Club Orléans après un bon repas dominical.


Le temps presse. Ignace lance la procédure classique pour obtenir des détails sur le jeune homme qui a trempé dans l’histoire. Il n’hésite pas un seul instant et joue le grand jeu. Il use de toutes les ressources à sa disposition : la presse écrite, les radios locales, les web médias mais aussi les réseaux sociaux. Il ne prend pas le temps d’en avertir le divisionnaire pour ne pas risquer de devoir lui avouer que le brave Archimède croupit en prison simplement pour lui laisser les mains libres. La formulation de la dépêche ne coule pas de source ; le commissaire prend sa plus belle plume pour la rédiger sur papier libre avant de saisir son message sur informatique à des fins de diffusion planétaire.


Pour les besoins d’une enquête, le commissariat central d’Orléans est à la recherche de renseignements ou de témoignages concernant un individu métis de sexe masculin et de taille moyenne, qui est tombé dans la Loire le dimanche 8 mai. Il a été vu se dirigeant vers le centre-ville après sa chute. Nous aimerions qu’il se fasse connaître ou à défaut que tous ceux qui l’ont aperçu nous le fassent savoir afin d’établir son itinéraire exact. Nous n’avons rien à reprocher à ce jeune homme, qu’il se rassure mais il peut par son témoignage nous fournir des éléments précieux dans la résolution d’une énigme.


Après ce numéro de calligraphie la langue entre les lèvres comme lorsqu’il écrivait sous la dictée de ses maîtres, le commissaire le commissaire adjoint au texte ainsi rédigé des données complémentaires et néanmoins indispensables à la transmission d’un message qui fera des vagues dans la ville. Pourtant, il l’a rédigé comme une sorte de message désespéré. C’est sa bouteille à la mer pour espérer retrouver Guylaine dans ses draps samedi soir. C’est encore sa manière de se jeter à l’eau.


Cette épée de Damoclès qui est pendue au-dessus de sa tête est pour lui une lourde menace. Jamais encore, il n’a associé une enquête à une histoire de cœur. Il n’a jamais jusqu’alors mélangé la sphère professionnelle, riche, variée, palpitante à ce désert intime qui justement lui laissait tout loisir de ne se consacrer qu’à sa vocation judiciaire.

En dépit de ses méthodes, ou sans doute pour pousser plus à bout encore sa conception si personnelle du métier, il lui ajusqu’alors voué toute son existence. Seul le rugby constitue un jardin secret qui ne génère que des cuites de plus en plus sages, des maux de têtes plus virulents désormais et des amitiés indéfectibles. Comment la donzelle, s’il se sort de ce pétrin ligérien saura-t-elle trouver sa place dans la bande des anciens partenaires ?

Quel idiot ! Il doit d’abord résoudre l’énigme du bec de Héron.


Il n’a d’ailleurs pas le temps de se perdre en rêveries. Le téléphone se met soudainement à bourdonner. Il découvre bien vite que toute la ville répond immédiatement à l’annonce de France-bleu. L’homme mouillé dans les rues de la ville le 8 mai n’est apparemment pas passé inaperçu. Il pointe chaque localisation d’une punaise bleue sur une carte du centre-ville accrochée à son mur. Il ne tarde pas à tracer un petit itinéraire, une sorte de jeu de piste où figurent les traces d’eau laissées par le garçon sur le trottoir.

Puis, les appels cessent. Les réseaux sociaux, quant à eux, ne donnent pas le même résultat. Il y a de la raillerie dans l’air du temps, le commentaire est souvent moqueur, parfois désagréable.

  • Voilà une poule mouillée qui est recherchée par un poulet !

  • C’est la goutte d’eau qui fait déborder la vase de Loire !

  • Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se cache !

  • Le commissaire nage dans la semoule !

  • L’eau bue éclate au grand jour !

  • Il faut savoir se mouiller pour résoudre une enquête !

  • La police enfin dans le grand bain !

  • C’est en tombant dans l’eau que l’homme a éteint le feu d’artifesse !



Ce dernier commentaire intrigue le policier. Son auteur a-t-il perçu les tenants et les aboutissants de cette demande ? Comme il s’en doute un peu, la réplique vient de l’un des quatre G qui forcément, n’ignore rien des frasques du défunt. Pas la peine de perdre son temps avec ces provocateurs ! Ce ne sont que des histrions dérisoires.


Une nouvelle vague de coups de téléphone coïncide avec le bulletin d’information de 18 heures de la radio locale. Là, le jeu de piste se peaufine. Les punaises s’alignent de manière à peu près logique, mises à part deux indications farfelues. Ignace s’étonne du civisme des auditeurs. Il est vrai que c’est une radio de service qui a habitué ses fidèles à cette collaboration vertueuse.

C’est pourtant sur la toile que survient l’indication décisive. Un message bref :

  • Envoyez-moi un message privé !


Le commissaire comprend que l’informateur n’est pas un plaisantin et souhaite ne pas jeter un pavé dans la mare en donnant un nom ou une adresse. C’est la seconde hypothèse qui lui arrive :

Je l’ai vu entrer dans les immeubles en face du centre de conférence.

Les punaises bleues confirment cette indication vague certes, mais précieuse. Il n’est plus qu’à lancer le fameux travail de fourmi qui est l’essence même du métier.

 


 




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