dimanche 22 mai 2022

Un bec hors de l'eau - Chapitre 15 -

 

15

Mercredi 25 mai 2022

Une tête de linotte


« Oiseau ne peut voler sans ailes ! »

 




La découverte de la veille est confirmée par la famille du défunt. C’est bien une gourmette qu’il ne portait que lorsqu’il s’embarquait pour une balade aquatique. Une fantaisie que ses cousins et cousines, seuls proches de ce personnage célibataire et orphelin, n’avaient jamais saisie. Il est vrai qu’ils ne gravitaient absolument pas dans le même univers que leur parent. Ils ne peuvent ou ne veulent pas en dire davantage.


Reste désormais au commissaire à compter une fois encore sur la chance pour établir, ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps, une chronologie satisfaisante pour cette fameuse ultime journée d’un personnage à la double vie. Sur ce coup-là, Ignace a fait preuve d’un manque incroyable de professionnalisme, pensant bien naïvement que cette affaire était claire comme de l’eau de roche, ce qui est loin d’être le cas de la Loire à proximité de l’Égoutier.


Il a subi un exposé détaillé de la part de Gérard sur la pollution sournoise qu’apporte ce petit affluent avec la complicité, d’après lui, de responsables qui ne veulent pas mettre en cause les occupants d’une zone industrielle toute proche. Le collecteur unitaire placé à proximité du lieu du drame ne suffit pas à cacher le problème ni même à éliminer cette nouvelle plaie des eaux vannes : les lingettes ! Le commissaire se souvient de cette véritable conférence que lui a proposée ce militant de l’écologie. Il a ainsi perçu en lui l’étoffe d’un adjoint à l'environnement plus sûrement que celle d’un tueur crapuleux.


Une fois encore, les méandres de sa pensée l’éloignent de l’essentiel. Il doit savoir à quelle heure et avec qui le vieux page repenti a séché les commémorations johanniques pour aller sur la Loire s’offrir une autre forme de plaisir. La difficulté viendra de l’absence exceptionnelle de la foule habituelle des badauds et autres promeneurs, tous amassés derrière les barrières qui encadrent le défilé. Il n’a d’autre ressource que d’interroger ceux qui par obligation étaient dans le secteur ce jour-là.


Il pense en premier lieu au personnel de l’enfant du défunt. Il se dirige vers l’Inexploitable, la contrefaçon de bateau à vapeur de l’époque, installé sur le quai Cyprière. C’est là le legs onéreux de monsieur de La Motte Sanguin à la ville. Un fardeau pour les finances, une réalisation à l’esthétique douteuse quand la grande réplique se trouve enchâssée dans des pontons métalliques qui lui retirent tout cachet ! De plus, l’embarcation est clouée à sa rive, n’étant que trop rarement en mesure de naviguer. Un vrai gâchis qui demeurera à jamais attribué à celui qui n’est plus !


Il reçoit un accueil un peu froid. Rien de plus normal, l’endroit est devenu un bar à champagne, le seau à glace est de rigueur. La présence d’un policier risque d’importuner une clientèle de haut vol qui a dû affronter les pavés disjoints du pierré avec des escarpins ou des talons aiguilles peu adaptés à cette périlleuse approche. Les serveurs lui expliquent de manière lapidaire qu’ils ont autre chose à faire que de bayer aux corneilles. Quant au patron, qui prend plus le temps d’être courtois, il lui démontre par la pratique que le bateau-lavoir lui gâche la vue. De son bar, on ne peut rien voir de ce qui se passe sur le ponton d’embarquement. Le flic veut quand même savoir si le futur refroidi est passé boire une coupe avant que de s’embarquer vers son destin.


  • Bien sûr, comme souvent. Il ne passait jamais près de son enfant sans venir boire une petite coupe. Pourquoi ne pas l’avoir demandé plus tôt ?

  • Ainsi il est venu et vous ne m’en disiez rien !

  • Vous vouliez savoir si nous l’avions vu embarquer du ponton. Nous vous avons répondu avec la plus parfaite franchise.

  • Je vois. Et pourquoi diantre n’en disiez-vous rien ? Avec qui était-il ?

  • Effectivement, il n’était pas seul. Il a voulu offrir plusieurs coupes à un jeune homme. Nous savions ce que cela impliquait et nous préférions, mes serveurs et moi ne rien dire dans la mesure du possible pour ne pas ternir la mémoire de ce grand serviteur de la ville.

  • Cette délicatesse vous honore. Je vous en félicite.

     



Grillepain bout intérieurement. Il a sous les yeux l’expression même de cette fourberie qui vaut parfois le qualificatif de « Chiens » qui colle aux basques des bourgeois de la ville. Avec le temps, cette amabilité qui se fonde dans l’histoire ancienne n’a plus de raison d’être. Mais là, elle trouve une parfaite illustration.


  • Pourriez-vous au moins m’indiquer l’heure de son départ ?

  • Je le peux, en effet.

  • Et alors ?

  • Vous ne m’avez pas demandé à quelle heure.

  • Attention, monsieur ! Cessez de jouer au plus fin avec moi ! Contrairement à vos aubes, la roue pourrait bien tourner pour vous et votre établissement.

  • Vous manquez d’humour !

  • Et vous de prudence ! Dites-moi ce que vous savez et qu’on en finisse !

  • On se calme ! Gontran est arrivé à 14 h avec ce jeune homme inconnu de notre brigade. Ils sont repartis vers 15 heures environ. Le cortège se dirigeait vers les tourelles à ce moment-là ! Vous pourrez vérifier.

  • Je vous remercie pour votre collaboration spontanée et enthousiaste ! »


C’est ainsi que le flic conclut une visite durant laquelle on vient de lui servir une soupe à la grimace plus sûrement qu’au champagne. Il espère recevoir meilleur accueil sur le bateau-lavoir. Le bâtiment est imposant. De son étage, on dispose d’une formidable vue sur cet espace central de la vie orléanaise que ses détracteurs ou opposants nomment le bocal. Il emprunte une des deux passerelles qu’il trouve plus harmonieuses et discrètes que celle du bateau qu’il vient de quitter.

Il prend celle de droite, débouche dans une agréable salle de restauration. Un serveur, à la vue de sa carte, le prie de monter à l’étage. Le patron l’y rejoindra.


Il débouche sur une belle mezzanine ajourée qui permet d’avoir un panorama imprenable sur la Loire, le duit Saint-Charles vers le sud, le majestueux pont Royal à l’ouest et le port à l’est. De ce point de vue, on plonge tout d’abord sur le ponton et une guinguette trop ramassée sur elle-même dans ses caissons métalliques du plus mauvais effet. L’impression est fort heureusement contrebalancée par une scène couverte en bois et une structure pouvant abriter les visiteurs. À cette heure, il n’y a personne. Le lieu est noir de monde dès la fin de soirée. C’est devenu une sorte de « Côte d’Allure » , l’endroit où il convient de se montrer pour être tendance.


Plus loin, les différents pontons où sont amarrés les embarcations souvent immobiles des confréries batelières : au nombre de quatre auxquels il convient d’ajouter un entrepreneur privé qui propose des balades payantes et diverses animations. Depuis la création du premier Festival de Loire en 2003, la ville s’est tournée à nouveau vers ce poumon essentiel qui a depuis plus de deux mille ans, justifié à la fois son emplacement et son essor économique et social.

 



Le patron de ce restaurant sur l’eau, une excellente table au demeurant et un espace qu’on peut privatiser pour des soirées très originales, arrive tout sourire pour accueillir son visiteur.

  • Bonjour, monsieur la commissaire. Bienvenu à bord du bateau-lavoir ! Que puis-je vous offrir à cette heure ? Café, boisson alcoolisée ou non ?

  • Un petit verre de blanc ne me déplairait pas même si je suis en service.

  • Cela restera entre nous, soyez en certain !

  • Vous êtes très aimable.


Il y a là une entrée en matière qui dénote grandement de la précédente et surtout un lieu qui incite à la contemplation, tout en vous donnant très vite un grand sentiment de quiétude. Le commissaire poursuit après avoir trinqué avec le patron :

  • Vous savez sans doute ce qui m'amène. J’ai perdu un peu de temps, pensant que l’affaire était cousue de fil blanc. J’ai besoin de reconstituer l’emploi du temps de la victime depuis approximativement 15 h jusqu’à son décès. Pourriez-vous m’aider à éclaircir ce mystère ?

  • Bien sûr. Ce sera vite fait. Nous l’avons entendu partir ; comment faire autrement, ce jour-là à 15 h 15. Je m’en souviens précisément car j’ai regardé ma montre tout en m’étonnant qu’il ne soit pas aux fêtes johanniques.

  • Curieux, cette précision et ce souvenir immédiat !

  • Vous avez raison. Je m’étais fait une réflexion absurde qui m’est restée en mémoire.

  • Puis-je la connaître ?

  • J’espère que vous ne me prendrez pas pour un idiot…

  • Comment oserais-je ?

  • J’ai pensé : voilà qu’il se prend pour François premier, le jour des fêtes de Jeanne d’Arc.

  • Effectivement, l’heure vous avait marqué !

  • Puis voulant voir son départ qui est souvent spectaculaire, j’ai aperçu un passager. J’ai alors ajouté bien malgré moi : À la différence du bon roi, il ne court pas la galante !

  • C’était donc un homme !

  • Oui. Il était de dos mais comme le pilote aimait faire deux ou trois ronds dans le bocal avant que de disparaître au loin, j’ai pu apercevoir subrepticement un visage qui m’était inconnu.

  • Je suis impatient de savoir.

  • Un jeune métis, très svelte sans doute, de taille moyenne et qui ne semblait pas vraiment heureux d’être là. Je ne l’ai pas vu sourire. Il était peut-être impressionné par le rodéo totalement idiot auquel s’est livré le pilote.

  • Et puis ?

  • Dix minutes plus tard, l’autre mettait les gaz pour remonter la Loire. Je ne l’ai plus revu.

  • L’autre ? Ce n’est pas très gentil !

  • Je préfère ne pas m’étendre sur le sujet.

  • Compte tenu de sa réputation, vous faites bien.

  • Je vois que vous avez soulevé le lièvre qui le concerne.

  • Oui. C’était à coup sûr un chaud lapin.

  • Voilà un mot qui ne se prononce pas sur un bateau.

  • Pardon !

Le témoignage a été direct, précieux et sans fioriture. Ce Jean-Christophe plait à notre commissaire qui se promet d’inviter Guylaine dans la place s’il décroche l’écho côtier. Ravi de sa blague de potache, le commissaire salue son hôte et s’offre une balade sur le quai en quête d’un signe du destin. Jusqu’à présent Lug, le dieu celte ou bien Neptune lui ont porté chance. Il faut profiter de cette bonne conjoncture pour son étoile qui semble avoir Vénus dans sa constellation du tendre.


Marcher sur ce pierré disjoint n’est pas chose aisée. Les pavés sont irréguliers pour favoriser autrefois le déplacement des chevaux. La bourrique qui avance là, doit regarder où elle met ses pas. Il est vrai qu’avec ce meurtre d’un notable sur les bras, le commissaire marche sur des œufs à moins que ce ne soit des nids de poule.

La rencontre avec un autre marinier le sort de sa coquille :

  • Bonjour commissaire. Vous cherchez quelque chose aux abords de nos bateaux ?

  • Euh ! Bonjour. Excusez-moi, j’étais perdu dans mes rêveries.

  • Je m’en suis aperçu. Vous avez manqué de peu de vous prendre les pieds dans la chaîne.

  • De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.

  • Regardez juste derrière vous !

En effet, une grosse chaîne est accrochée à un énorme anneau d’amarrage. La tension provoquée par le faible niveau d’eau, l’a tendue. Elle constitue un obstacle dans lequel le policier a sans doute failli se prendre les pieds.


    • Je viens détendre les chaînes qui tiennent le ponton. J’aurais été ennuyé d’être cause de votre chute faute de l’avoir fait plus tôt.

    • C’eût été ma faute. Mais puisque c’est vous qui tombez à pic, puis-je vous poser quelques questions ?

    • Naturellement.


Grillepain a devant lui un des présidents des Compagnons Chalandiers. Il l’a reconnu puisque sa photographie était dans la presse quand l’homme a été interrogé sur le dossier qui met la ville en ébullition. Ignace désire en savoir plus que ce qu’il a lu.

    • Vous avez déclaré au journaliste que pour vous, c’était un crime crapuleux. Pourquoi ?

    • Qui sème le vent récolte la tempête, c’est bien connu !

    • C’est-à-dire ?

    • Que comme il n’était pas possible de le déclarer dans le journal : les frasques de ce personnage n’avaient que trop duré. Il attisait le feu, il aurait fini tôt ou tard pas se cramer les doigts et le reste. Et comme en plus sur son engin, c’était une véritable tête brûlée, c’est lui qui a mis le feu aux poudres.

    • Vous ne l’aimiez guère.

    • Et je lui en veux. Nous étions chargés de faire partir le feu d’artifice du 8 mai au soir sur nos bateaux. À cause de sa mort, tout est tombé à l’eau.

    • Surtout lui quand même !

    • Il n’a eu que ce qu’il méritait.

    • Dois-je vous compter parmi les suspects ?

    • Hélas non. J’ai un alibi en béton de ceux qui ne flottent pas au gré des interprétations.

    • Je n’en attendais pas moins de vous.

    • Au revoir, commissaire !

    • Bon bricolage, mon ami !


Décidément, ce sont tous des personnages haut en couleur, forts en gueule et chauds du bonnet. Les traditions sont respectées et la marine de Loire a retrouvé des figurants qui collent parfaitement au folklore ou à la légende. Quel pays !


Notre enquêteur pousse sa pérégrination jusqu’à la Capitainerie. Il a entendu dire que se tient parfois le grand conciliabule de la confrérie des anciens pêcheurs retirés de la bourriche. Ce sont des retraités qui désormais préfèrent tenir conversation sur un banc sans devoir sentir le poisson. Il y a là un comité de spécialistes de la critique acerbe, de champions du « on dit ». Une sorte de chambre d’écho des langues vipérines ! Ils passent leur journée assis sur un bac qui fait face à la Loire. Malgré une relative inaction, ils parviennent à tout savoir des choses de la Loire. Même si ce ne sont que des informateurs de seconde main, ils peuvent sortir Ignace de son brouillard actuel.


  • Bonjour, messieurs !

  • Bonjour, monsieur !


Qui c’est ce type ? clame celui qui s’appelle Joël. Il est au centre du banc. Sa posture tend à en faire le meneur de bande. Grillepain n’a pas de temps à perdre. Il saisit l’opportunité de cette remarque pour sortir sa carte et demander à ce bonhomme de le suivre un peu à l’écart pour un entretien. Le coup est gagnant. Les autres se taisent tandis que celui qui montait l’instant d’avant sur ses grands chevaux, suit gentiment le policier vers vers le banc suivant, inoccupé.


  • A qui ai-je l’honneur ?

  • On m’appelle Vardiaux, un sobriquet de Loire.

  • Ça me suffira. Vous êtes d’après mes renseignement un livre ouvert sur la rivière. Et rien de ce qui s’y trame ne vous est étranger.

  • Vous exagérez un peu.

  • Un peu, seulement. Que savez-vous en toute franchise de celui qui m’amène ici ?

  • Que c’était une belle crapule doublée d’un gougnafier de la pire espèce sur son bolide. Et si ça ne suffit pas, un drôle de personnage qui pêchait en eau trouble.

  • Le voilà habillé à titre posthume

  • Que Satan ait pitié de son âme !


La formule est sans équivoque. Il y a loin de la notoriété parmi la classe dominante à la réalité parmi ceux qui sont au courant. Le comité de la scie a donné son verdict par l’entremise de son procureur général et il est sans ambiguïté. En ancien joueur de rugby, Ignace n’est pas surpris. Il a connu et supporté lui aussi les terribles sentences des tribuns des tribunes quand leur séjour prolongé à la buvette finissait par noircir leur jugement, et pas que. Ils se désaltèrent et immanquablement altèrent leur conscience, s’amusaient-ils à donner en guise d’explications à des partenaires qui voulaient en découdre avec les vieilles gloires. Leur tour vint quand ils cessèrent de jouer, d’agir pareillement. Ainsi va la vie des vieux crampons, sportifs retirés des vestiaires pour hanter la main courante !


 

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