vendredi 20 mai 2022

Un bec hors de l'eau - chapitre 13 -

 

13

23 mai 2022

Le dindon de la farce


« C’est un vilain oiseau que celui qui salit son nid ! »

 

 



Le téléphone cellulaire de Grillepain demeure encore aux abonnés absents en ce lundi matin. La chose est si surprenante alors qu’habituellement il est, parmi ceux qui travaillent en journée, le premier arrivé au commissariat. Un agent prend même l’initiative de téléphoner au Disque Bleu pour savoir s’il est passé acheter le Midi Olympique. L’inquiétude grandit quand la serveuse répond qu’elle ne l’a pas encore vu ce matin.

Jamais notre homme ne déroge à ce rituel. La lecture du « Midol » relève du sacré, même l’été quand les compétitions sont terminées. La finale du top XIV a eu lieu samedi soir. A cette heure, le commissaire devrait éplucher le journal dans son bureau avec interdiction absolue de le déranger, même en cas d’alerte nucléaire. Envoyer un motard pour toquer à sa porte, ça risque de barder encore plus. Il peut avoir eu la visite d’un de ses anciens camarades de rugby. Dans pareil cas, il doit avoir un sac de glace sur le crâne et quelques aspirines dans le ventre.


La réalité est quelque peu différente. Ignace a effectivement un sac de glace en action. Il n’est pas sur le crâne mais repose sur l’autre siège du cerveau chez les hommes. Il est seul, sa visiteuse est repartie, comblée et fourbue, après lui avoir promis qu’ils se reverraient. À sa grande surprise, il a reçu cette confidence comme un cadeau de la providence. Quelque chose a dû mal tourner dans le scénario habituel de ses escapades. Mais quoi au juste ?

Retrouvant un peu de ses capacités cognitives, il se souvient soudain que c’est lundi. « Bon Dieu, le Jaune ! Deux jours après la finale, il va y avoir rupture de stock ! » Cette perspective lui remet immédiatement les idées en place à défaut des choses. Il se lève, s’habille et sort de son antre en se promettant d’y apporter un semblant d’ordre, désormais. Cette résolution le surprend, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond et chez un ancien joueur de rugby, le pronostic vital risque d’être engagé.


Même s’il n’a pas la démarche bien assurée, il tente de faire bonne figure au Disque Bleu d’autant qu’Yvette lui a mis de côté son journal. Il lui claque une bise, une réaction qui la laisse pantoise. Elle sera moins surprise dans la journée quand Guylaine lui donnera un coup de fil pour lui expliquer le séisme qu’elle vient de vivre. Elles sont les meilleures amies du monde. Le secret restera pourtant bien gardé, même les piliers du bar n’en sauront rien. Ignace l’a échappé belle !


Son arrivée au commissariat en revanche ne passe pas inaperçue. Il est mal fagoté, a mis Pierre avec Paul, a omis de fermer deux boutons de sa braguette qui baille lamentablement. Des indices rapidement évocateurs dans le monde de l’enquête ! On rit sous cape bien que cet ustensile ne soit plus depuis belle lurette dans la panoplie de la fonction. Une hirondelle passe devant l’entrée, histoire d’éveiller quelque nostalgie chez les anciens.


Immédiatement, un agent, sur la pointe des pieds l'interpèle avec moult précautions oratoires, le prévient que son enquête est aussi bouclée que peut l’être le coupable, sous les verrous, ici même dans la maison. L'homme se joue à plaisir du pléonasme pour enfoncer le clou devant ce commissaire qu'il n'apprécie guère. Il réussit pleinement son coup.

Il y a comme un grand instant d’incompréhension avant que le commissaire ne perçoive le sens exact d’une formulation qui n’a rien de limpide. Un grain de sable se serait-il donc incrusté dans sa belle mécanique intellectuelle, quelque chose d’évident pour les autres et qui lui aurait échappé ? C’est tout à fait impossible, il en a la certitude.

Il use alors de ses prérogatives pour consulter les éléments du dossier :


Un dénommé Archimède a été interpelé*4 dimanche 22 mai à 17 h par une brigade dépêchée aux abords de l’île de Corse suite à un (à la suite d’un, après un ?) appel téléphonique au commissariat central. Un promeneur ayant (a ?) découvert le cadavre d’un oiseau qui avait eu (ayant eu ?) le bec arraché. La coïncidence avec l’affaire dont tout le monde parlait (parle ?) l’a poussé (incité ?) à avertir les autorités.

Sur place, les agents ont découvert une tente, un campement sommaire dans lequel un suspect a été appréhendé dans un état d’ébriété. Il a fallu euthanasier son chien qui se montra particulièrement agressif, ce qui provoqua une colère noire chez cet individu. La fouille de ses affaires ne donna rien de concluant si ce n’est des coupures de presse relatives à notre affaire.

En bord de Loire, le cadavre d’un héron sans son bec manifestement brisé à sa base gisait à deux pas de là. La dépouille, dévorée certainement par le chien du suspect, reposait sur les graviers, largement attaquée par la vermine tandis que des plumes se trouvaient près de la tente.

Quand le personnage retrouva un peu de calme après quelques heures à l’isolement, il admit que son compagnon avait mangé l’oiseau. Il nia toute responsabilité dans la mort du héron et naturellement s’éleva avec véhémence contre les accusations portées contre lui. Il convient de préciser que nul enquêteur n’avait encore, à ce stade parlé d'un homicide. Curieusement, c’est de lui-même qu’il évoqua ce crime. De témoin, il devint naturellement suspect et fut placé officiellement en garde à vue.

Depuis, le bonhomme fait grand tapage. Il est impossible de l’interroger calmement. Un inspecteur a songé à le placer à Demaison. Ses collègues ont préféré attendre l’expiration de la garde à vue pour le déférer devant la justice.


Du bel ouvrage, se dit Ignace. Un déroulement parfait, un coupable qui satisfera tout le Landerneau du tonneau ! Un marginal pour un crime crapuleux sans motif qui dérange ! Le type n’avouera jamais pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas dans le coup en dépit de ces coupures de presse qui constituent aux yeux de limiers expéditifs la preuve irréfutable de sa culpabilité. Du grand n’importe quoi ! Pauvre type, il me faut l’interroger ! Je suis après tout encore responsable de cette affaire. On ne m’en a pas déchargé.


Curieusement, cette pensée le plonge à nouveau dans les frasques de la veille. Un souvenir si brûlant encore qu’il éprouve le besoin d’envoyer un petit message à celle qui a remis en cause bien des certitudes ! Mais il se rend compte que la belle est partie sans laisser d’adresse, une faute professionnelle impardonnable. Le policier reprend le pas sur l’homme, il faut passer à l’acte et ne plus se laisser troubler par ces merveilleuses fariboles.


Il exige qu’on lui amène le sieur Archimède. Ce n’est pas sans un haut-le-cœur qu’il voit débouler une loque, un homme hirsute, dégingandé, empestant l’alcool et le vomi. Le grand air de la Loire n’a pas eu un effet désinfectant sur lui. La partie s’annonce délicate. Pourtant en dépit des apparences, immédiatement le flic ne peut s'empêcher de penser : « Comment avoir ce pauvre bougre dans le collimateur ou bien dans le pif ? » Pour la seconde option, l’évidence lui saute au nez.

 


 


  • J’ai comme l’impression que vous êtes dans de beaux draps.

  • Vous vous fichez de moi, je suppose.

  • Que nenni ! J’ai la conviction que mes collègues ont trouvé en vous le coupable idéal pour fermer un dossier qui ne sent pas très bon.

  • Vous voyez que vous vous moquez. J’ai réclamé de pouvoir me laver et ça m’a été refusé.

  • Je sais les méthodes de la maison. Croyez bien que je les déplore !

  • Vous n’êtes pas comme les autres, vous.

  • Vous êtes physionomiste, mon ami !


Cette dernière réplique, aussi absurde que déplacée dans la bouche d’un policier, gagne la confiance de l’homme, qui jusqu’alors, se montrait totalement hermétique à la raison.


  • Je vais enfin pouvoir m’expliquer.

  • C’est ce que j’attends de vous.

  • C’est très simple, le 8 mai je suis resté dans ma tente. C’est la journée la pire de l’année pour un gars comme moi. Mettre le bout de son nez en ville, c’est se retrouver immédiatement au poste. La salubrité de la ville est en jeu.

  • Vous avez bu un peu pour dormir tout votre saoul ?

  • Si c’est comme ça que vous le dites, je ne peux que boire vos paroles.

  • Et vous avez entendu un bruit inhabituel en ce jour de liesse ?

  • Vous y étiez ? J’ai perçu le bruit d’un moteur. Je me suis levé pisser pour faire d’une pierre deux coups.

  • Qu’avez-vous vu ?

  • D’abord, l’autre abruti avec son engin qui coursait des oiseaux. Un vrai malade !

  • Je ne vous le fais pas dire, même s’il est préférable de garder cette appréciation dans la place.

  • Oui, chef !

  • Et ensuite ?

  • Un peu plus tard, deux gars en canoë ! Gustave qui fut un pote de moto autrefois et un autre que j’ai déjà remarqué sur les quais. Il raconte souvent des histoires avec un clochard qui porte mon prénom. Au début j’ai pensé qu’il se fichait de moi avant que Gustave me dise que c’était une référence à un film de Gabin.

  • En effet ! Il ne doit même pas vous connaître.

  • Bien ! Moins de cinq minutes plus tard, alors que j’étais resté dehors à écouter la pétarade au loin, je n’ai plus entendu le bruit du moteur.

  • Le canoë était-il encore visible ?

  • Vous pensez bien ! On ne remonte pas la Loire à la rame aussi vite qu’à l’hélice.

  • Puis ?

  • J’allais rentrer dans ma tente quand mon chien s’est mis à beugler comme un fou.

  • Aboyer ?

  • Si vous voulez. Comme tout le monde me disait qu’il ressemblait à un veau, j’ai pris l’habitude de dire ainsi.

  • Abrégeons. Et alors ?

  • Il avait dans la gueule le héron mort. J’ai remarqué immédiatement qu’il n’avait pas de bec. Léon s’est offert un gueuleton.


Il est évident que la scène s’est déroulée ainsi. Mais comment donner crédit à une épave qui découvre un cadavre alors qu’un naufrageur vient de passer dans le secteur et que deux pirates sont à proximité eux aussi ? Pas simple de le blanchir et pourtant, il en a grandement besoin. Et surtout, il a dit la vérité.


Le plus simple pour l’instant est de l’inculper pour laisser retomber le soufflé. Grillepain met le marché en main à Archimède. Il a besoin de lui comme coupable putatif pendant quelques jours. Puis, il le disculpe et se charge de lui trouver un job à sa mesure afin d’avoir une vie peinarde dans une propriété de Sologne.


Ignace lui présente rapidement son idée. L’autre accepte. Le courant est passé entre eux et à franchement parler, sortir de cette vie de merde peut bien passer par quelques jours à l’ombre. La mort de son chien lui reste encore en travers de la gorge et du cœur. Il a besoin de changer d’air. Le passage par la case prison peut lui rapporter gros.

Le commissaire lui tape dans la main. Il ajoute : « Ils vous ont pris pour le dindon de la farce. Continuons un peu la plaisanterie puis bientôt, l’oiseau s’envolera de sa cage pour prendre un nouvel envol. Top là ! »


La procédure suit donc son cours. Le mandat de dépôt va offrir au suspect numéro un de quoi s’offrir une cure de remise en forme. Grillepain sait qu’il va se faire passer un savon par le divisionnaire avant de lui demander un complément d’enquête pour la recherche de complices. Il va mouiller les deux canoéistes, opportunément cités par Archimède et suggérer l’éventualité d’un quatrième homme embusqué sur le banc de sable.

Plus la ficelle est grosse, plus l’autre risque de s’y prendre les pieds.


Il a raison. L’autre n’a pas marché, il a couru. Le patron boit tellement du petit lait à l’idée d’annoncer à la presse l’arrestation du tueur de notable ce dernier n’ayant jamais été aussi paré de qualités que depuis sa mort. La Métropole va retrouver sa sérénité. Le coupable a le profil de l’emploi et l’arrêté anti-mendicité n’aura jamais autant prouvé sa raison d’être. Les vaches seront bien gardées. Seule ombre au tableau, le chien tué alors qu’il aurait pu être anesthésié. Le parti animaliste va lui tomber sur le râble. Un détail secondaire dans un océan de bonnes nouvelles !


Ignace ne perd pas de temps. Il lui faut convoquer à nouveau les deux ramiers, pardon rameurs. Pas de souci, ces deux-là passent leur temps à ne rien faire dans le secteur de Saint Loup. Il suffit de les appeler pour les voir rappliquer, prêts à en découdre. Le flic aime ça, même si son histoire est trop cousue de fil blanc pour qu’ils se fassent avoir. Il devine qu’ils seront bien moins naïfs que le boss.


Quand Gustave et Gaston se trouvent à nouveau au poste, la nouvelle a déjà circulé dans toute la ville par le truchement des réseaux sociaux. Les deux compères sont donc au courant et n’ont accordé aucun crédit au succès spectaculaire de la police. Un commentaire chacun sur Facebook et ça a été la curée parmi les esprits bien-pensants. Tous ceux qui hument le sens du vent se réjouissent du triomphe de la justice sur la calomnie. Qu’ils soient encore entendus par la police va les placer dans l’œil du cyclone. Le commissaire en a conscience.


    • Je sais que je vous mets dans une situation délicate, mais les circonstances l’exigent.

    • Nous assumons avec dignité notre rôle de boucs émissaires, ironise Gaston.

    • Nous compléterons admirablement bien le box des accusés avec mon ami Archimède, renchérit Gustave.

    • Bon, n’en rajoutez pas trop ! Vous n’allez pas me compliquer la tâche !

    • D’autant que Guylaine vous attend.


C’est Gustave qui porte le coup de grâce. Radio canal a fonctionné à plein. Il est au courant. Il voit à la mine déconfite du flic que le coup a porté. Il perçoit aussi une expression de désarroi qui le pousse à calmer ce jeu pervers.

  • Pardon ! Je ne vais pas m'immiscer dans une romance naissante. Je l’ai appris de la bouche d’un jouteur pêcheur dont la langue a fourché. Guylaine est trop respectée sur le canal pour que la nouvelle arrive jusqu’à des oreilles déplaisantes. Je vais garder ma langue, s’excuse Gustave, fort embarrassé par sa balourdise.

  • C’est bon !

  • Et moi, je ne dirai jamais rien à ce propos, je vous le jure.


Voilà malgré tout une nouvelle donne que le policier va devoir prendre en considération. Même si par malheur cette aventure ne reste qu’une anicroche amoureuse de passage, ce qu’il est loin de souhaiter, il doit savoir maintenant qu’il est sous la menace de fuites en provenance du canal. Décidément, c’est une malédiction qui colle à ce pauvre bief !


Le policier se voit contraint de jouer cartes sur table avec ces deux-là. Il évoque franchement la situation en plusieurs points très précis. Comme il aime la clarté, il note sur son fameux carnet inspirant et néanmoins à spirales tout en parlant :


21 : Archimède est un coupable fictif que j’expose en tête de gondole pour la satisfaction unanime du microcosme.


22 : Je sais que vous n’aviez manifestement pas le temps matériel d’être sur les lieux du crime au moment du meurtre, même si votre présence sur la Loire est néanmoins validée par le témoignage du prévenu et pourrait être retenue contre vous.


23 : Il y a forcément un assassin qui faisait le pied de grue sur le cul de grève, que vous avez peut-être aperçu.


24 : Je nage dans la choucroute pour l’instant et je ne dispose plus de beaucoup de temps, par égard pour votre ami, le clochard.


    • Que faire ? Auriez-vous une petite idée pour relancer les recherches ?

    • Ben vous alors, vous m’en bouchez un coin, s’exclame Gustave. Ma parole, vous êtes un drôle de zig !

    • Et je suis dans le zag. J’ai besoin de votre aide. Je vous place sous le statut de témoins assistés et j’aimerais obtenir votre collaboration discrète.

    • C’est d’accord, s’exclament-ils de concert !

       


       

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