Deux
Maîtres d'exception
Il
est des jours où la vie semble moins brillante, où, au hasard d'une
nouvelle, le ciel intérieur se brouille. C'est ce qui m'est arrivé
aujourd'hui quand j'ai appris la mort de deux messieurs qui
comptèrent sans doute le plus pour moi. Oh, il n'y a pas à se
lamenter sur une nouvelle qui, compte tenu de leur âge, n'est que
dans l'ordre inéluctable des choses ! Ils sont simplement partis et
je n'ai jamais eu l'occasion de leur dire tout ce que je leur dois.
Et maintenant, je m'aperçois que c'est trop tard, comme souvent,
hélas ...
Tous
deux s'appelaient Michel et Maurice. Ils étaient instituteurs dans
mon village des bords de Loire. Ils étaient sportifs également et
n'ont jamais compté leur temps pour nous encadrer et nous
accompagner sur tous les terrains de la région ou dans les classes
qui étaient aussi nos terrains de jeu. Ils étaient de ces maîtres
à l'ancienne qui se donnaient totalement à ce métier vers lequel
ils m'ont poussé.
Le
premier était un adepte d'Augustin Freinet. Au fond de la classe,
trônait en majesté l'imprimerie. Nous en avons passé des heures à
manier les petites lettres de plomb, à rédiger ce journal dont je
n'ai, hélas, aucun exemplaire. Nous y avons passé nos jeudis, il me
semble à l'époque et avons souvent débordé les heures de classe
pour boucler le précieux document.
La
classe était un bonheur. Je ne peux faire surgir de mes souvenirs un
mauvais moment, un épisode douloureux ou le récit d'un débordement.
C'était une merveille que de travailler avec lui comme c'était un
honneur de jouer au ballon dans la cour avec cet homme aux cheveux
blonds qui flottaient au vent. Malgré cette particularité
capillaire assez inhabituelle en cette année révolutionnaire, il
était apprécié de tous les parents.
Je
me souviens encore de ces après-midi passées à faire du sport dans
le cadre de l'ASSU (si ma mémoire ne confond pas les sigles et les
époques). Il y avait toujours des familles pour nous conduire sur
les terrains visités. Nous étions entre garçons et le football
était notre mode d'expression, bien loin de la folie du moment.
Michel
m'a fait aimer l'école comme jamais aucun autre ne le fit ensuite.
Il m'a transmis ce métier, donné un but alors que je n'avais que 10
ans. Je voulais être maître d'école et rien d'autre, pour être à
son image, pour que les enfants dont j'aurais la responsabilité
partagent la même passion dans mes classes, le même enthousiasme
qui fut le nôtre sous sa responsabilité. Je pense que ce fut assez
souvent le cas. (Alors, quand cette année, je me retrouve face à
une classe où la haine de l'école est la norme, j'ai pour la
première fois, envie de tout laisser tomber !)
Puis,
j'ai grandi, j'ai connu le collège et sa mixité. J'ai croisé alors
l'autre Michel, enseignant spécialisé pour les élèves en retard,
qui est devenu mon entraîneur de football. Lui, il m'a transmis deux
virus. Celui du sport comme un objet sérieux d'apprentissage et de
travail. Oui, je devine que ces mots feront rire ceux qui méprisent
l'activité physique et encore plus ce ballon rond dont on voit
aujourd'hui le pire. Je vous assure qu'avec lui, il n'y avait jamais
de cris ni de comportements irrespectueux. Le sport était le
prolongement direct de l'éducation.
Quand
je suis passé au rugby, je crois qu'il a guidé ma manière d'agir.
J'espère avoir, pendant toute ma carrière d'éducateur sportif,
transmis cette volonté de faire grandir les jeunes dont j'ai eu la
charge. C'est lui qui m'avait fait découvrir que l'humanisme pouvait
aussi s'exprimer dans le sport. Je pense que l'évolution du
football qu'il aimait tant, a dû lui causer un immense chagrin …
L'autre
virus fut, vous l'avez deviné, celui de l'enseignement spécialisé.
Cet adulte que nous vénérions tous, nous ne l'avions pas eu comme
maître d'école. Lui, il déployait son énergie pour prendre en
charge des gamins en difficultés, des jeunes que nous ne croisions
guère, nous qui avions la chance d'apprendre un peu mieux. Il
m'expliqua souvent comment il travaillait, sa passion pour la
pédagogie alors que je ne savais pas encore ce que c'était
vraiment. Il m'invita dans sa classe, à l'écart des autres et dans
laquelle je n'étais jamais allé pendant mes années primaires.
Puis,
j'ai grandi encore, je suis parti au lycée avant de quitter mon
village. Je les ai croisés de -ci de -là jusqu'à ce que, il y a
une vingtaine d'année, ils prennent leur retraite vers d'autres
cieux. Je ne les ai plus jamais revus. Je ne leur ai jamais avoué le
rôle qu'ils avaient eu dans mon parcours professionnel et sportif.
J'en suis aujourd'hui désolé, chagriné même, tant j'aurais aimé
pouvoir les remercier du cadeau qu'ils me firent
J'ai
eu les larmes aux yeux en apprenant simultanément ces deux
disparitions. Je ne peux croire que ce soit un hasard. Ces hommes
remarquables me sont revenus en pleine mémoire à l'heure où je me
désespère d'un métier où je ne retrouve plus rien de ce qui me
fit vibrer alors. Ils sont partis et j'ai le sentiment que l'école
que j'ai aimée, que l'engagement et la passion pour ce métier
merveilleux quand il était compris ainsi, ne sont plus qu'un
lointain souvenir. Aujourd'hui, je suis en deuil de mes deux passeurs
et de ce rêve qu'il m'avait donné.
Éternellement
leur.
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