Le
dernier passage
Adam Louis-Émile
« Prends
garde à ne pas te brûler les ailes ! »
Bac
Il
s’appelait Albatros, c’est du moins sous ce sobriquet que tout le
monde le désignait. Il était de ces gens dont le nom véritable
avait été gommé à jamais par un surnom qui colle si bien à la
peau du personnage que plus rien d’autre ne compte. C’était un
vieil homme, buriné par une vie au grand air, au regard profond et à
la magnifique crinière blanche. Il était trapu, large d’épaules
et quelque peu bedonnant. De taille moyenne, il avait des bras à la
longueur disproportionnée par rapport à son corps d’où sans
aucun doute, ce nom d’Albatros.
Il
était le dernier passeur de Loire. L’âge de la retraite depuis
longtemps dépassé, il continuait de temps à autre de faire
traverser quelques nostalgiques ou bien des enfants comme moi qui
redoutaient d’emprunter le redoutable pont suspendu, dont le
trottoir s’arrêtait à chaque pile et contraignait les piétons à
descendre sur la chaussée. Albatros était devenu mon ami, mon
maître en matière de Loire.
Son
métier n’était, personne n’en était dupe, qu'un prétexte pour
naviguer en toute saison et à toute heure sur la rivière. Plus que
passeur, il était surtout braconnier dans l’âme, une sorte de
Raboliot de la rivière, un piégeur, pêcheur aux engins, tricheur,
fraudeur de la pire espèce pour les gardes. Il était si malin qu’il
ne se faisait jamais prendre sur le fait mais rien ne l’empêchait
d’accompagner sa traversée d’un paquet embaumant fort le
poisson. C’était sans doute la véritable raison qui expliquait
qu’il eut encore des clients pour effectuer la traversée. C’était
une vente sous le manteau en somme, de poissons de la rivière.
Il
n’y avait pas meilleur pêcheur que le vieil Albatros. Il savait
tout des habitudes des poissons de chez nous, connaissait les
passages des migrateurs, les manières de les saisir par surprise,
eux qui étaient tendus sur le seul but de leur voyage, en
oubliant même de manger et donc de mordre à quelques leurres
sournois. Il passait le plus clair de son temps à observer, à
regarder les mouvements sur l’onde, à chercher à comprendre cette
vie qui se dérobait à nos regards mais jamais aux siens.
Il
naviguait en tout sens sur son bassin, coincé entre la fosse de
Saint Thibault là où il prenait les gros carnassiers, jusqu’au
virage de Bouteille, ce bassin profond et poissonneux. Une dizaine de
kilomètres, son domaine, sa Loire privative que nul ne voulait lui
contester. Albatros avait d’ailleurs rendu tant de services aux uns
et aux autres, promeneurs, baigneurs imprudents, chasseurs en mal de
récupérer un gibier tombé hors de portée, pêcheurs embarqués
dans une malencontreuse manœuvre, … Pour tous, Albatros surgissait
sur son bateau de manière opportune pour venir en aide, donner un
coup de main ou bien un conseil.
Il
était apprécié de tous et nul n’aurait songé à lui faire noise
pour sa conception si particulière du règlement halieutique. Je
pense même que les gardes fermaient les yeux sur ses pratiques,
ayant eux aussi bénéficié de son savoir, de ses conseils et sans
doute de quelques délations qu’il jugeait nécessaires quand la
limite avait été outrepassée.
Ainsi
en allait-il de son immunité ligérienne. Personne ne la remettait
en cause. Le vieux personnalisait la Loire en Sullias, il faisait
partie du décor. Il était inconcevable de passer sur la rive sans
l’apercevoir sur le flot, baguenaudant, poussant sa bourde sans
avoir l’air de faire le plus petit effort. Il faut bien admettre
que ses bras, longs comme un jour sans pain, favorisaient grandement
son dessein.
Un
jour pourtant, le vieux passa de l’autre côté. Il était mort
comme il avait vécu, sur sa rivière chérie. On avait retrouvé le
bateau amarré tout près de la drague, du côté de Saint
Père-sur-Loire. Il semblait dormir sur le plancher de son futreau.
Il avait senti sa dernière heure arriver, il avait attaché sa
grande barque et s’était endormi une ultime fois en admirant le
château et sa Loire.
L’émotion
fut grande parmi tous ceux qui avaient eu recours à ses services. Le
dernier passeur n’était plus. Il fut convenu de lui octroyer un
dernier voyage digne de ce qu’avait été sa vie. Albatros était
si respecté que les autorités ne songèrent pas à interdire la
curieuse cérémonie que concoctèrent ses amis. Elle reste gravée
dans ma mémoire et jamais plus bel hommage ne fut rendu à un
amoureux de la rivière.
L’homme
était mécréant notoire, il n’avait jamais fréquenté l’office
et personnage n’avait songé à lui offrir une cérémonie
religieuse. C’est un véritable rite païen auquel eut droit
Albatros. Son cercueil fut déposé sur son dernier bateau, deux
hommes se mirent à la bourde pour lui faire regagner la rive de
Saint Germain. De chaque côté, une foule silencieuse et
respectueuse regardait ce dernier passage, chacun devinant que durant
longtemps, plus aucun bateau ne naviguerait en ce lieu.
Arrivés
sur la cale de Saint Germain, le bateau et son dernier passage,
furent hissés sur le quai à l’aide de rondins. Le cimetière de
Sully étant tout proche, le cercueil poursuivit sa route sur le même
véhicule, toujours en roulant sur le bois. Les hommes qui se
chargeaient de cet étrange cortège faisaient en sorte que le
mouvement soit lent et le plus silencieux possible.
Quelle
émotion ! Quel bel hommage. Albatros arriva ainsi devant le trou qui
lui avait été préparé à bord de son bateau, son dernier et plus
fidèle compagnon. On le mit en terre. Les amis se recueillirent une
dernière fois. Ni fleurs ni couronnes sur la tombe mais simplement
quelques trophées, des poissons naturalisés parmi les plus gros
qu’il avait attrapés et un fer de bourde planté dans un bac de
sable de Loire.
Puis,
tout le monde revint sur le quai avec la barque désormais vide. Elle
retourna à l’eau dans un silence impressionnant. Des hommes
répandirent de l’essence sur l’embarcation, une allumette y fut
lancée au moment même où elle était poussée dans le courant.
Chacun versa une larme quand les flammes s’emparèrent du bateau du
passeur qui filait vers le couchant. Dans un ultime clin d’œil du
destin, un soleil flamboyant se couchait dans la rivière tandis la
barque brûlait dans son prolongement.
Depuis,
il n’y a plus eu de bateau de bois amarré dans ce village.
Albatros avait été le dernier et le sera longtemps encore. Il reste
dans ma mémoire cette image inoubliable d’une barque se consumant
dans le coucher de soleil. La Loire avait célébré un de ses plus
grands amoureux. La devise inscrite sur son bateau, résonnait alors
dans tous les cœurs. Curieusement ce n’était pas un nom comme le
font désormais tous les marins mais une phrase chère à notre ami
Albatros : « Prends garde à ne pas te brûler les ailes ! »
Que voulait-il nous faire comprendre avec cet étrange message ? La
Loire a scellé à jamais ce mystère.
Mémoriellement
sien.
Jacques Trichet
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