Le
puissant aux pieds d'argile.
Il
était une fois un seigneur en son domaine, un être impitoyable pour
ses serviteurs et les serfs qui tentaient de survivre en exploitant
ses terres. L'homme ne se souciait guère des récoltes et
chevauchait, indifférent et hautain, foulant aux pieds de son cheval
le blé qui lève, couchant la luzerne ou bien piétinant les graines
qui germent.
Il
en avait été ainsi de tous temps. Le seigneur est maître en son
domaine et l'homme, comme ses glorieux ancêtres, ne se souciait
guère des manants, des gueux, des ladres et des pauvres gens qui
n'étaient pour lui que vermine et vermisseaux. Seul monsieur le curé
trouvait grâce à ses yeux, devant lui il boutait son chapeau,
craignant d'offusquer le maître des cieux en dédaignant son valet.
Il
fut, dans ce temps, un appel à la croisade : une belle aventure
en terre infidèle, une jolie excursion pour ceux que l'oisiveté
gagnait. Un peu de sel dans l'existence, quelques joyeux massacres et
de belles rencontres, une épopée céleste pour conquérir la vie
éternelle ; il n'y avait rien de tel pour contenter cet
important et vaniteux personnage.
Le
voilà qui se harnache, se vêt de pied en cap d'une armure lourde et
encombrante : panoplie fort peu idoine pour affronter le soleil
de l'Orient. Mais, comment se soucier de tels détails quand l'habit
fait le moine ou bien le guerrier ? Notre seigneur était paré
pour l'aventure glorieuse et voulait que chacun en son domaine le
voie avant son grand départ.
Il
enfourcha son destrier et se lança dans le tour du propriétaire,
s'appliquant à fouler aux pieds tout ce qui pouvait l'être afin de
laisser un souvenir impérissable à tous ses vilains. C'est ainsi
qu'on assoit son autorité pensait-il, alors qu'il filait au galop et
que son cheval sautait un fossé.Fut-ce inattention de sa part ?
Toujours est-il que ce cavalier émérite fut désarçonné à la
réception de sa monture et qu'il chut lamentablement devant les
paysans et les serviteurs regroupés pour profiter de sa parade.
L'homme
geignait, il était tombé lourdement, engoncé dans son armure.
Incapable de se relever, il gesticulait à l'identique de ces
vermisseaux dont il aimait souvent à se gausser. Il appelait à
l'aide et, semble-t-il, personne parmi ses sujets n'entendait ses
plaintes. Son domaine longeait le chemin de Saint Jacques ; des
pèlerins passaient par là, la démarche lente de ceux qui ont la
sagesse accrochée à leurs sandales.
L'un
d'eux s'approcha de l'homme à terre. Il avait vu toute la scène au
loin durant son approche et avait compris à qui il avait affaire.
Le sage lui souffla alors un conseil des plus pertinent : « Grand
Seigneur, maintenant que vous voilà à terre, pensez donc à prier
comme il convient notre Seigneur des cieux. Seul Lui, dans sa grande
mansuétude est capable de vous venir en aide ! »
Le
juron qui répondit à ces paroles ne mérite pas d'offenser vos
oreilles. Certains affirment qu'il était blasphématoire et que le
pèlerin se signa avant que d'aller plus loin, poursuivre sa quête
spirituelle. Pourtant le marcheur avait raison : en se mettant à
genoux, le cavalier pouvait plus facilement se relever ensuite au
prix d'un effort important. Mais l'homme était aussi sot que
puissant ; c'est bien souvent le cas du reste !
Un
jongleur qui s'en allait à la grande fête de saint Nicolas à
Moret-sur-Loing, avait, lui aussi, assisté à la farce. Il
s'approcha à son tour tout en jonglant avec quelques massues.
« Grand personnage dont j'ignore le titre, vous voilà à terre
comme ceux que vous humiliez chaque jour. Organisez donc un grand
banquet pour votre départ au lieu d'une telle mascarade. Invitez
tous vos gueux et permettez-moi d'animer la soirée, et je lâcherai
ces massues pour vous relever dans l'instant. Sinon, vous recevrez
sur la tête ces objets qui volent entre mes mains, ce sera le prix à
accepter ! »
Je
préfère taire la réponse de l'homme à terre. Il se tordait comme
un ver de terre, le dos dans la boue ; on entendait tout juste
ses grognements. Ce qui est certain c'est qu'il refusa tout net cette
proposition inacceptable à ses yeux. Il resta dans cette posture peu
glorieuse et le soleil se coucha. Chacun rentrant dans sa masure
tandis que le seigneur était toujours à terre.
Au
chant du coq, l'homme était frigorifié, mortifié, humilié. Il
écumait de rage. Un paysan allant aux champs passa tout près de
lui. L'homme était vieux, il ne craignait plus rien et se permit de
parler à son seigneur. « Mon maître, vous voilà bien puni de
votre hautaine attitude. Il est pourtant un moyen de vous sortir de
cette fâcheuse posture. Vous voyez l'âne qui m'accompagne,
accrochez-vous à sa queue et vous serez sur pied quand il avancera
! »
L'insulte
était insupportable. Le seigneur promit le fouet, la corde et
l'enfer à ce maudit cul-terreux. Se faire aider d'un âne était la
pire des solutions ; il en aurait perdu ses lettres de noblesse.
Il était inconcevable d'user de cet expédient. Il tonna, cracha,
injuria le pauvre vieux si fort que le brave animal leva la queue et
lui fit offrande odorante en guise de réponse.
La
journée passa ainsi sans que nul ne daigne lever le petit doigt pour
ce personnage exécré de tous. Même en cette terrible période de
disette, qui sème le vent récolte abondamment la tempête. Il avait
largement mérité ce qu'il lui advenait. Il n'était que temps de
vivre son chemin de croix avant d'aller délivrer le tombeau du
notre Seigneur Jésus Christ.
Le
soir enfin, un homme portant crécelle vint jusqu'à lui. « Seigneur,
votre posture est aussi fâcheuse que la mienne. Nous pouvons nous
donner la main ; rien de pire désormais ne peut nous advenir.
Je veux bien vous aider, je n'ai rien à vous demander ; mon
sort est scellé depuis si longtemps. Quittez votre gant et je vous
relèverai bien volontiers ! »
Le
seigneur,à bout de force obtempéra. Il tendit cette main que lui
réclamait ce pauvre hère. C'est ainsi que, grâce au lépreux, il
se retrouva enfin sur ses pieds. Il regagna son château ; il
avait la mine basse et venait de comprendre la terrible leçon qu'il
avait subie devant tous les siens. Il se perdit en prières pour
faire pénitence …
Ce
seigneur ne partit pas aux croisades. Il avait reçu plus que l'aide
de ce pauvre lépreux. À son tour, il fut porteur du mal terrible
mais sa vie avait changé. Il y avait dans son regard une lumière
qui, en dépit des souffrances, faisait de lui enfin un humain. Il
avait accompli sa croisade, son chemin de foi et de sagesse sans
répandre le sang et la peur.
Il
acheva sa vie après avoir gagné l'estime des siens. Il avait ouvert
les yeux et ce n'était pas du haut des tours de son château ni même
sur son fier destrier. C'est en se retrouvant à terre qu'il avait
acquis cette humanité qu'on oublie bien souvent quand on prend de la
hauteur. Que beaucoup tirent profit de cette histoire, elle se moque
du temps et des époques ! Ce n’est ni avec un glaive ou une
kalachnikov que l’ont peut évoquer le nom de Dieu.
Chevaleresquement
sien
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