samedi 10 août 2019

Évariste Loizeau, calfateur de son état.

Un drôle de personnage ...



Il avait nom Loizeau avec un Z, une petite fantaisie de l’état civil sans doute qui n'empêcha nullement notre homme d’en faire une marque de fabrique dans un métier qui avouons-le, n’était pas particulièrement tranquille et sain. Évariste était calfateur, un rude labeur que celui qui consiste à rendre étanche des bateaux de bois.
Pour remplir son ouvrage, notre homme utilisait les ressources que lui avaient enseignées les anciens. Il maniait le goudron et la poix, réalisant un savant dosage de sève de pin et de distillation de sève de bouleau ; une poix qui pour lui était bien plus efficace. Le tout, chauffé dans des marmites qui empestaient les quais ; son atelier était en plein air, exhalait une odeur qui avait de quoi rebuter les curieux.
L’ingénieux larron avait apporté une touche essentielle au savoir-faire ancestral. Contrairement à l’usage de colmater les interstices avec de la mousse ramassée dans les bois ou de l’étoupe de chanvre, notre lascar, influencé par son patronyme, choisit, comme un clin d’œil au destin, d’utiliser du duvet d’oiseau de Loire. Il avait été marqué durant son enfance par une réponse que lui avait faite un aïeul à qui il avait demandé pourquoi le cormoran étendait ses ailes. Le vieux lui avait alors expliqué que c’était pour faire sécher ses ailes et mieux digérer aussi. L’oiseau contrairement à tous ses congénères n’avaient pas les plumes étanches …

La suite des explications se perdait dans les arcanes de sa mémoire. Seule était restée l’étanchéité des plumes d’oiseau. Il avait effectué de nombreux essais afin de trouver la formule la plus adéquate. Il conservait jalousement son secret, ne donnant jamais à quiconque la recette exacte de son curieux colmatage. Mais pour bien marquer son empreinte, il signait son ouvrage d’un Z bien visible et d’une plume de Pygargue, à la manière des gaulois d’autrefois.
Rebelle l’homme l’était, flanqué qu’il était d’un vocabulaire digne des charretiers, ses voisins de travail. Il jurait haut et fort tandis qu’il passait sa poisse collante sur la coque d’une embarcation en cale sèche. Malgré sa grande goule, le sacripant avait une des femmes les plus élégantes de la ville. Curieux attelage que ce personnage haut en couleur, aux mains éternellement noires allant bras dessus-bras dessous avec cette femme si délicate. La vie est ainsi faite de paradoxes qui nous laissent souvent pantois.
Le portrait grossièrement dressé de notre homme nous permettra sans doute, de mieux comprendre ce qui le mit en pleine lumière et aurait pu le rendre célèbre si son rôle avait été honoré par la postérité. Hélas, il fut de ceux à qui la renommée ne reconnaît pas l’action, même si celle-ci n’était pas tout à fait glorieuse. Toujours est-il que je me fais ici un devoir de lui rendre enfin l’hommage qu’il mérite. Prenez donc la peine de poursuivre ce récit maintenant qu’il est enfin sur de bons rails et que vous avez toutes les cartes en main pour en saisir le contexte …

Évariste donc, calfatait et pérorait sur les quais d’Orléans. C’était encore l’époque glorieuse de la Marine de Loire même si le glas avait déjà sonné sans que les mariniers n’en prennent encore conscience. Notre artisan aux mains sales avait de l’ouvrage, par-dessus la tête. Il lui fallait remettre en état chalands et toues d’autant plus que la construction de bateaux neufs connaissait curieusement un net ralentissement.
Les fins observateurs de la chose économique avaient senti venir le grand bouleversement. L’arrivée du train en gare d’Orléans le 2 mai 1843 était pour eux annonciatrice d’un déclin inévitable du transport fluvial. La suite leur donnera raison et sera vécu comme un drame par tout le petit peuple de l’eau sur nos rives de Loire. L’ouverture de la ligne d’Orléans à Nantes en août 1851 sonnant alors l’arrêt de mort de notre Marine de Loire.
Bien qu’ayant encore de l’ouvrage pour quelques années, Évariste développa alors une haine sans pareille pour les gens du chemin de fer. Malheur à qui disait travailler pour le cheval à vapeur, il risquait de recevoir un poing sur la figure de ce diable d’homme qui ne manquait jamais de voler dans les plumes des cheminots.

Au fil du temps, sa réputation arriva aux oreilles des responsables de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, la célèbre PO qui eut la malheureuse initiative d’envoyer un de ses ingénieurs mettre cartes sur table avec ce facétieux calfateur. Vous devez bien vous doutez que l’entrevue tourna au drame et restera à jamais comme le point de départ d’une déplorable pratique.
Évariste, quoique ouvrier mal embouché, avait un dada, une passion pour l’histoire et en particulier de ce qui touchait au goudron. C’est ainsi qu’il avait appris qu’une humiliation à l’époque relevant parfois de la torture avait lieu au temps des croisades. Notre bonhomme, ayant eu vent de la visite du représentant du chemin de fer, se mit en demeure de remettre à l’ordre du jour, une pratique tombée en désuétude.
Du goudron chaud issu de la sève de pin était autrefois déversé sur le torse nu d’un supplicié. Ensuite, on lui jetait des plumes sur le corps afin qu’elles adhèrent au goudron collant. La victime était ensuite exhibée dans la ville. Les plumes collaient au goudron pendant plusieurs jours, rendant évidente et durable l'infamie du malheureux. Ce supplice non létal n’avait d’autre but que l’humiliation destinée à lui faire quitter la ville.

Inconsciemment c’est ce que désirait Évariste. Que le chemin de fer s’en aille au diable et que la Marine de Loire retrouve son importance. Il prépara sa vengeance, ajoutant à ce qu’il avait appris de l’histoire, une petite facétie de son invention : le rail de chemin de fer, ce maudit symbole de ce qui allait provoquer la fin des jours heureux.
Quand l’ingénieur arriva sur le quai, il fut promptement dénudé, badigeonné sans ménagement, emplumé comme il se doit avant d’être juché sur un rail pour une procession sur les quais, sous les quolibets nourris de tout ce petit peuple de Loire qui savait désormais que son avenir se fracassait sous les roues des locomotives de ce diable d’ingénieur.
L’affaire fit grand bruit. Le malheureux reçut les excuses les plus plates de la municipalité mais exigea une punition exemplaire pour le coupable. La justice s’avoua incapable de qualifier le forfait, c’est donc par la menace que l’on contraignit Évariste à quitter le pays. Il embarqua à Saint Nazaire et choisit La Nouvelle Orléans pour y vivre le reste de son âge en compagnie de sa belle épouse.

Joueur invétéré d’Aluette, notre lascar dut changer son fusil d’épaule. Il se mit rapidement au poker, gardant cependant les habitudes de sa pratique ligérienne. L’Aluette est en effet un jeu fort prisé sur les bateaux pratiqué par quatre personnes composé de quarante-huit cartes dites espagnoles. Il suppose de se transmettre des signes codifiés, qui permettent aux coéquipiers de se communiquer des informations sur leurs cartes durant la partie. C’est cette manie de grimacer durant les parties qui firent sa renommée.



Bien vite sa réputation fit le tour de tous les endroits borgnes où l’on jouait à l’argent. Un jour, notre Évariste croisa un plus roublard que lui, un tricheur de la pire espèce. L’homme allait le ruiner sur un coup de Jarnac quand l’épouse du Calfateur s’aperçut que la canaille avait des cartes dans sa manche. Le flagrant délit avéré, le tricheur manqua de se faire lyncher. C’est alors que notre orléanais se souvint de ce qui l’avait conduit en Amérique et proposa la punition du goudron et des plumes.
Elle eut un tel succès qu’elle devint une image forte du folklore nord-américain. Rendons à Évariste ce qui lui revient. Il mérite bien ce conte qu’il faut croire sur parole. Les jeux sont faits, rien ne va plus !
Bitumement vôtre.


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