jeudi 21 mars 2024

Une légende passée sous silence

 

Et le tonnerre fut !





Bien des légendes celtes furent mises au goût du jour pour les besoins de la foi catholique. Nombreux sont les personnages mythologiques qui sont devenus des saints pour rassembler le grand troupeau des fidèles. Curieusement, celle que je vais vous livrer ici a échappé à cette appropriation fort commode par les pères de l'église. À bien y regarder de près, elle ne devait pas être en odeur de sainteté …


Pourtant, je n'ai rien inventé : on retrouve le scénario de ce récit sur les rives de nos rivières mais aussi bien plus loin, en Grèce et en Mésopotamie, sans qu'il n'ait subi de grandes modifications. Pour plus de clarté, je vais m'émanciper des sources et des noms pour vous livrer cette histoire qui n'est pas à mettre dans toutes les oreilles. Je sais que certains se pinceront le nez, je ne puis leur en vouloir : notre éducation a depuis longtemps mis dans l'ombre certains aspects de notre vie quotidienne.


Il était une fois un brave homme que nous appellerons Suculos Il avait pris Bellissama pour femme. La dame était volage ; ce qui passe pour un titre de gloire quand c'est un homme qui pratique cette fantaisie et devient un monstrueux défaut quand c'est une femme qui s'accorde quelques entorses au contrat initial. Ainsi va la ségrégation de tous temps ; celui-ci ne faisait pas exception.


Suculos ignorait tout des frasques de Bellissama même si parfois quelques sourires en coin accompagnaient son passage. Les mauvaises langues sont toujours mieux informées que le principal intéressé ; c'est un fait à ne pas discuter. Le ragot va bon train dès qu'il y a coucherie malhonnête ; c'est plus la jalousie que la morale qui alimente les langues de vipère.

 



Bellissama aimait à retrouver un galant : un certain Esus, homme séduisant s'il en était et toujours prompt à caresser les dames d'un compliment enjôleur. Bellissama avait trouvé en lui un compagnon idéal pour assouvir ce que Suculos ne parvenait guère à lui offrir. Comment pourrait-on le lui reprocher ? Hélas, ce n'est pas ainsi que l'opinion publique voyait la chose …


Les frasques de Bellissama et Esus finirent pas échauffer les oreilles de Suculos. Le doute, ce terrible mal qui ronge l'esprit, s'était installé en lui. Il en avait perdu le sommeil et l'appétit ; il échafaudait bien des stratagèmes pour surprendre sa femme, même si, en ce temps lointain, le constat d'adultère n'était pas reconnu. Bellissama et son Esus étaient désormais sur leurs gardes : ils usaient de subterfuges de plus en plus adroits pour pouvoir se retrouver et Suculos faisait toujours chou blanc.


N'y tenant plus, Suculos décida d'employer des moyens que je réprouve. Il utilisa la force, prenant sa femme pour cible. Les hommes ont souvent profité de leur supériorité physique pour tirer les vers du nez de leurs épouses. Bellissama passa ce qu'on appelle pudiquement  « un sale quart d'heure » ; le lendemain elle aurait porté des lunettes de soleil si cet objet avait été inventé …


La volée de bois vert qu'elle reçut ne lui délia pas la langue. Bellissama aimait son Esus et ne voulait pas trahir leur secret. Suculos, au comble de la fureur, faisait pleuvoir les coups sur la pauvre femme ; la lâcheté s'exprime ainsi de tous temps. N'y pouvant plus, il lui demanda de jurer sa fidélité. Bellissama qui n'accordait pas assez d'importance au parjure s'exécuta. Elle leva la main droite et proclama sa bonne foi à son homme !



Pour sceller la déclaration, Suculos lui demanda de mettre cette main tendue dans une fontaine. Bellissama obéit pour son malheur. L'eau y sortait de la terre aussi bouillante que si elle venait des enfers. Elle hurla de douleur ; les dieux avaient dénoncé son mensonge ! Suculos prit un poignard et trancha la main scélérate qu'il enveloppa dans une peau de vache pour la jeter à la rivière voisine.


Bellissama, ainsi privé d'une main, goûtait désormais un peu moins aux charmes des tendresses partagées. Pourtant, elle retourna, après le temps nécessaire à la cicatrisation, auprès de son Esus. Le plaisir était pour elle supérieur au risque ; il n'était pas question pour elle de passer la main. C'est son amant qui, cette fois, craignant pour sa vie, franchit le Rubicon.


Le poignard avait mutilé celle qu'il chérissait, c'est par lui que Suculos expierait et leur laisserait place nette. Le meurtre était la seule issue en un temps où le divorce n'était pas toléré. Le crime passionnel a toujours obtenu la mansuétude des juges. L'enjeu en valait la chandelle. Esus fourbit son arme, il allait planter son braquemart dans le dos du pauvre cocu.


Une nuit, le futur criminel s'introduisit dans le domicile conjugal. Bellissama était prévenue, elle se leva pour ne pas être présente lors de ce terrible forfait. Suculos dormait, Esus s'avançait l'arme au poing. Il avait décidé d'égorger le gêneur pour masquer en crime rituel son geste. C'est juste au moment où il allait porter le coup fatal que, dans son sommeil, Suculos s'agita, alerté par un cauchemar prémonitoire.



La lame manqua sa cible mais se ficha quand même dans le dos de la victime qui hurla de douleur sous cette odieuse traîtrise. Le sang coulait à flot ; les deux amants, effrayés, s'échappèrent bien vite, désertant le lieu du drame et laissant le malheureux Suculos agonisant sur sa couche. Ils fuirent précipitamment la région ; ceux qui les virent passer se demandaient pourquoi ils avaient ainsi la courante !

 

Ils ne pensaient pas si bien dire. Les remords tortillaient l'ignominieux Esus. Ses entailles étaient en feu; se précipitant dans des latrines, il les y vida tant et si bien qu'il déféqua tripes et boyaux, laissant échapper aussi sa vie. C'est ainsi qu'il expira dans la plus honteuse des postures et que ses malheurs édifièrent longtemps les hommes de cette époque. Il fut jeté dans la fosse commune tandis que Suculos, martyr, devint un dieu et fut honoré très longtemps.


Quant à dame Bellisssama, elle resta fidèle à son Esus dans les effroyables tourments qui lui furent accordés par la colère des dieux. Elle qui avait parjuré, fut privée de la parole et hérita en contrepartie d'une expression que nul ne supporterait. Désormais la pauvre femme lâchait des pets tonitruants. Elle disparut sous les moqueries de ses contemporains, cherchant à s'isoler dans le secret des berges. Plus personne ne revit la dame aux flatulences célestes.


Depuis ce jour, il se dit que lorsque les dieux se mettent en colère, que Zeus illumine la terre de ses éclairs, Bellissama n'est jamais très loin pour accompagner la zébrure du ciel d'un grondement intime. Le Tonnerre était né : signal bruyant pour rappeler à tous qu'il ne fait pas bon trahir. Il punissait sans doute les deux amants qui avaient fauté en empruntant une voie qui se dit contre-nature pour éviter l'enfantement. L'affaire avait fait grand bruit mais la légende ne plut guère aux pères de l'Eglise qui la passèrent sous silence.


 

 


 

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